La cité et les astres – Arthur C. Clarke

10

Surévalué

Une version modifiée de cette critique est sortie dans le numéro 102 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.

Paru en VO en 1956, La cité et les astres est une version étendue et révisée du premier roman de Clarke, Against the fall of night, publié en 1951 et qui était déjà lui-même une version allongée et retravaillée d’une novella sortie dans Startling Stories en 1948. Le but de cette ultime version était de montrer les progrès faits par Clarke dans l’art de l’écriture. C’est raté ! S’inscrivant dans le registre de la SF de la Terre Mourante, comme certaines œuvres de Vance ou de Moorcock (entre autres), ce roman nous projette plus d’un milliard d’années dans le futur. L’Homme a jadis conquis les étoiles, avant d’en être chassé par de mystérieux Envahisseurs extraterrestres et d’être confiné sur son monde d’origine, où les effets des éons ont arasé les montagnes et fait évaporer les océans. Il ne reste plus qu’une seule cité, Diaspar, capable de s’autoréparer en permanence et donc libérée de la tyrannie du Temps, tout comme ses dix millions d’habitants, stockés dans des mémoires informatiques inaltérables et qui ne sont incarnés, par petits contingents, que toutes les quelques dizaines de millénaires. Sauf que parfois, un Unique apparaît, quelqu’un qui n’a jamais vécu avant, qui n’est pas soumis à la compulsion de rester au sein des limites de Diaspar. Quelqu’un qui se pose des questions, notamment sur le fait que l’Histoire de sa race est quasiment oubliée Quelqu’un chez qui ni la curiosité, ni l’ambition qui étaient jadis le propre de l’Homme ne semblent avoir été excisées. Le jeune Alvin est l’un d’eux.

On pourrait faire, en moins sévère (quoique…) la même remarque pour ce roman que pour Le marteau de Dieu : le texte original semblait fonctionner correctement, sa version allongée et retravaillée… moins. On voit vite où Clarke veut nous conduire, et si ses réflexions sont souvent pertinentes (sur un hyper-conservatisme qui fossilise une société, sur l’ouverture nécessaire aux autres cultures et sur l’extérieur en général, sur la manipulation du récit Historique, l’élan salvateur de la jeunesse, l’importance du non-conformisme, etc.), elles auraient surtout facilement pu rester condensées dans un roman qui aurait fait un bon tiers de pages de moins que celui qui nous est proposé. Au bout d’un moment, l’auteur tourne quasiment en rond, ne surprend plus, et le ton dépassionné de l’ensemble peine à captiver. On met parfois La cité et les astres sur le même plan que les chefs-d’œuvre de Clarke, les 2001 et autre Rendez-vous avec Rama : c’est clairement une erreur. Ce roman d’apprentissage, qui ne séduira ou ne surprendra qu’un débutant ou un nostalgique de la SF de l’âge d’or, est somme toute mineur et indigne d’être placé sur un tel piédestal. Et ne parlons même pas du suspect parfum Asimovien qui plane sur un nombre non-négligeable d’éléments de construction du monde ou de l’intrigue !

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La nuit du Faune – Romain Lucazeau

77

2021 : l’Odyssée de l’espèce

Cette critique est réalisée dans le cadre d’un service de presse fourni par Albin Michel Imaginaire. Merci à l’éditeur, à Gilles Dumay et tout particulièrement à Romain Lucazeau pour sa sympathique dédicace.

Cinq ans après son premier roman, le très bon Latium (clic et clic), Romain Lucazeau revient avec un second (on l’espère plus prolifique à l’avenir, même si le fait qu’il vienne d’accéder à de prestigieuses fonctions ne rend pas l’hypothèse très probable, malheureusement), La nuit du faune, qui s’inscrit dans un univers différent. De Latium, j’avais dit : « Si Romain Lucazeau publie quoi que ce soit d’autre, j’achète sans la moindre hésitation. Parce que si pour un premier roman, on frôle le chef-d’œuvre, m’est avis qu’au deuxième, troisième au pire, on ne fera pas que le frôler ». Eh bien mon pressentiment était le bon, car La nuit du faune est bel et bien un authentique chef-d’œuvre, dépassant de très loin tout ce que la SF française a jamais pu produire, et projetant son auteur, tel un javelot tiré de la main d’un dieu, directement au panthéon de la Science-Fiction mondiale, grands-maîtres anglo-saxons y compris. Si, si. Car si l’auteur aixois s’est inspiré de ces derniers (j’y reviendrai), son roman est supérieur à la somme des parties qui le composent, et une Hard SF d’ampleur cosmique digne de Rajaniemi, Baxter, Zindell et Clarke, probablement ses principaux inspirateurs.

Et d’ailleurs, puisqu’on en parle, beaucoup de gens, qui déclarent avoir hâte de lire ce livre, semblent n’en avoir appréhendé (et la communication de l’éditeur n’y est certainement pas étrangère) que l’aspect conte philosophique. Il est certes incontestable, mais comme chez Hannu Rajaniemi, il est étroitement mêlé à une Hard SF de haut niveau, même si monsieur Lucazeau fait de bien plus gros efforts que le finlandais pour rendre l’aspect scientifique de la chose, de plus en plus (omni)présent au fur et à mesure qu’on avance dans le roman, accessible à toutes et à tous. Même si, d’expérience (pour avoir traduit une nouvelle de Rajaniemi opérant dans un registre assez similaire et pour observer de très près toutes les critiques de Hard SF dans la blogosphère et ailleurs), je sais que ce qui me paraîtra accessible théoriquement à toutes et à tous laissera en fait sur le bord de la route un certain nombre de lectrices et de lecteurs. Tout en étant conscient, donc, que La nuit du faune n’est peut-être pas ce qu’il pensait être de prime abord, j’espère toutefois que le lecteur potentiel ne sera pas effarouché et saura faire l’effort nécessaire pour suivre (il n’y a vraiment RIEN d’insurmontable, hein). Parce que dans le cas contraire, ledit lecteur passerait vraiment à côté d’un immense roman ! D’ailleurs, dans mon panthéon personnel de la SF, je le placerai désormais en quatrième position, ex aequo avec Diaspora de Greg Egan, et après l’indétrônable HypérionVision aveugle et la médaille de bronze Inexistence (clic et clic). Lire la suite

La marche du Levant – Léafar Izen

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Je cherche encore la MOINDRE trace d’originalité là-dedans…

La_marche_du_levantCette critique a été réalisée dans le cadre d’un service de presse consenti par AMI. Un grand merci à Gilles Dumay !

Léafar Izen, obscur auteur de SFF et de poésie, contacta un beau jour l’ami Gilles Dumay pour lui proposer, à tout hasard, une trilogie de Fantasy qu’il comptait autopublier prochainement (l’anecdote est relatée ici). La trilogie initiale s’est finalement muée en un roman unique, appelé La marche du Levant, d’un peu plus de 640 pages, divisé en trois « chants » (correspondant probablement aux trois bouquins du cycle initial) de longueur approximativement égale, plus un épilogue de quelques pages mais qui est absolument capital, pour des raisons que je vais détailler dans la suite de cet article.

Ce livre, un des deux (avec Quitter les monts d’automne, dont je vous reparlerai très prochainement) qui va constituer à la fois la rentrée littéraire d’Albin Michel Imaginaire et son avant-dernière vague de publications pour 2020, est un sacré pari, dans la mesure où il place beaucoup d’espoirs non seulement dans un écrivain inconnu au bataillon, mais aussi dans une oeuvre qui, parce qu’elle est littéralement parsemée de convergences avec d’autres, plus anciennes et surtout bien plus prestigieuses, risque fort de n’impressionner que les grands débutants en SFF ou éventuellement les nostalgiques d’une littérature de l’imaginaire « à l’ancienne » (en cela, La marche du Levant ressemble à un autre titre d’AMI, Mage de bataille), et surtout parce que comme Le livre de M, autre titre du même département éditorial, il va demander au lecteur potentiel de se lancer dedans (et de dépenser son argent…) sans savoir de quel genre littéraire il relève exactement (de cela aussi, nous allons reparler, et en détails). Et il n’est pas du tout certain que ce qui semble avoir bien fonctionné pour le roman de Peng Shepherd réussisse de même ici. Seul l’attrait pour une écriture et une (des deux) protagoniste(s) éminemment Jaworskiennes pourrait constituer un atout important pour cette oeuvre, qui, à part ça, est si prévisible, blindée de tropes et calquée sur d’autres auteurs qu’elle risque fort de laisser dubitatifs tous les vieux briscards de la SFF (et les premières critiques disponibles vont assez clairement dans ce sens là).

Si j’ai lu ce roman sans déplaisir (et le style y est pour beaucoup), je n’en ferai toutefois certainement pas un bouquin de référence, bien qu’il puisse à la rigueur servir à initier un débutant à certains tropes récurrents en SFF ou à certains de ses sous-genres les plus exotiques (bien que la combinaison des deux paraisse peu logique, elle décrit pourtant précisément ce que l’on trouve dans La marche du Levant). J’apprécie que Gilles Dumay laisse leur chance à des auteurs 1/ peu connus / débutants et 2/ français, j’apprécie aussi qu’il pense aux gens qui ne lisent pas de la SFF depuis des décennies, mais très honnêtement, j’attends de lui que de temps en temps, il donne aussi un os à ronger aux vieux briscards dans mon genre ! Lire la suite

Cage of souls – Adrian Tchaikovsky

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Adrian est en surchauffe…

cage_of_soulsAdrian Tchaikovsky est un auteur à la fois prolifique et très éclectique : ces quatre dernières années, il a publié aussi bien de la Sword & Sorcery plus ou moins parodique (Spiderlight) qu’une Fantasy épique plus classique (Redemption’s blade) ou une autre au parfum Young adult (le cycle Echoes of the fall), de la Flintlock (Guns of the dawn), ainsi que des romans ou novellas relevant de différents sous-genres de la SF, dont le magistral Dans la toile du temps (dont la suite, Children of ruin, sort le 16 mai en VO), le très bon Dogs of war (qui sort en français en octobre sous le titre Chiens de guerre) et le correct mais pas transcendant The expert system’s brother. On remarque donc que depuis qu’il s’est éloigné de l’univers de sa décalogie de Fantasy Shadows of the Apt, l’auteur semble se faire plaisir en explorant un à un les différents embranchements de l’arbre taxonomique de la SFF, passant d’un sous-genre et d’un genre à un autre de texte en texte. Il était donc logique que sa dernière production en date (mais plus pour longtemps, vu que deux nouvelles parutions sont prévues dès le mois prochain…) relève une fois encore de quelque chose de complètement différent, à savoir ce que j’ai appelé, dans mon essai, la SFF de la Terre mourante (nous allons en reparler plus loin), ou plutôt d’un dérivé de celle-ci.

Et justement, c’est, à mon sens, à la fois dans cette productivité (trois romans -un court, deux longs- publiés rien qu’en 2019…) et cet éclectisme que réside la source du problème de Cage of souls, qui, avec Spiderlight, est incontestablement le plus dispensable des bouquins de Tchaikovsky parus récemment. C’est simple, même The expert system’s brother est meilleur. Attention, je ne dis pas que, pris globalement, Cage of souls est mauvais (bien que certains pans de son écriture soient effectivement maladroits), mais plutôt que Tchaikovsky nous ayant habitués à bien meilleur, on ne peut qu’être déçu par ce roman bavard, à la structure biscornue et qui peine à vraiment intéresser son lecteur. Même si, sur certains plans (notamment son positionnement taxonomique), il présente aussi des éléments intéressants. Clairement, rarissimes sont, pour moi, les écrivains capables de maintenir un tel niveau de productivité ET de passer avec brio d’un genre et sous-genre à l’autre, et à mon sens, Tchaikovsky commence à montrer ses limites dans l’exercice. L’avenir nous le dira, mais peut-être aurait-il intérêt à plus resserrer son champ d’action (sur les cinq dernières années, je le trouve plus pertinent en SF qu’en Fantasy) et à publier moins mais plus constant en terme de qualité. Lire la suite

La porte de cristal – N.K. Jemisin

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Presque aussi bon que La cinquième saison

porte_cristal_jemisinLa porte de cristal est le second tome de la trilogie Les livres de la Terre fracturée, après La cinquième saison. Comme son prédécesseur, il a obtenu le prix Hugo, et deux consécutifs pour un même auteur, deux années successives et pour les bouquins d’un même cycle, ça n’arrive tout de même pas tous les quatre matins. Et quand on sait que le tome 3 est également nominé cette année… Même si ce deuxième opus, donc, a été couronné à l’égal du premier, on peut tout de même légitimement se demander s’il est du même niveau de qualité (le tome intermédiaire d’une trilogie étant rarement à la hauteur des deux autres). La réponse est, de mon point de vue, oui, ce qui est d’autant plus remarquable que cette fois, l’auteure ne bénéficie pas de l’effet de surprise, puisque nous connaissons déjà l’univers, qui, à mon sens, constituait un des points forts (mais pas le seul et peut-être pas le principal) de La cinquième saison.

Etant donné que chez J’ai lu, on a décidé que l’édition électronique de ce roman serait vendue 19.99 euros, soit 87 % (!) des 23 demandés pour la version physique (on doit être sur un record, là…), que je ne suis pas une vache à lait Lactalis, que je boycotte toute maison pratiquant un tarif supérieur à 60%, que je lis l’anglais et que la version dématérialisée en VO est vendue… 6.49 euros, j’ai lu ce livre dans la langue de Shakespeare. Je ne peux donc pas me prononcer sur la qualité de la traduction, de la relecture, etc. Et je précise, pour ceux qui voudraient faire de substantielles économies tout en incitant l’éditeur à un peu plus de réalisme en matière de tarification, que le niveau d’anglais de ce bouquin est tout à fait abordable et que passer de la VF à la VO ne pose absolument aucun problème. Lire la suite

Zothique – Clark Ashton Smith

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Un style incomparable, un des joyaux de la Sword & Sorcery et, par extension, de la Fantasy dans son ensemble

zothiqueClark Ashton Smith (1893-1961) était un écrivain et poète (et pas nécessairement dans cet ordre, d’ailleurs) américain, un des piliers du légendaire Weird Tales avec Robert E. Howard et H.P. Lovecraft, grand admirateur de son oeuvre qui a essayé sans relâche de la faire connaître, de 1922 à sa mort, en 1937. Avec le premier, Smith partage un mépris pour la civilisation et la modernité, ainsi qu’une fascination pour la « barbarie », tandis qu’il est en accord avec le second sur le fait que l’homme n’a aucune place ou importance spéciale dans l’ordre cosmique, qu’il est insignifiant à l’échelle de l’univers. Smith est connu pour son écriture particulièrement riche et raffinée, qui, pourtant, était taillée pour la Fantasy « populaire » publiée par les pulps comme Weird Tales et qui, donc, n’est pas pédante ou convolutée, mais au contraire puissamment évocatrice et musicale.

Mnemos s’est lancé dans la tâche colossale et hautement nécessaire de proposer une édition et une traduction dignes de ce nom de l’auteur en France, un projet qui a été impulsé par une campagne de financement participatif à succès. Le volume de cette Intégrale que je vous présente aujourd’hui, Zothique, montre une des facettes de l’univers de Smith, et d’autres tomes, déjà disponibles pour les contributeurs ou qui le seront au commun des mortels à partir de 2018, en présenteront d’autres, comme la France fantasmée d’Averoigne par exemple.  Lire la suite

La cinquième saison – N.K Jemisin

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Tout simplement brillant

cinquieme_saisonLa cinquième saison est le premier roman de la trilogie Les livres de la terre fracturée, par Nora K. Jemisin (vous trouverez un point biographique succinct dans cette autre critique). Ce cycle est exceptionnel car les tomes 1 et 2 ont obtenu les prix Hugo 2016 et 2017, une succession qui ne s’était pas produite depuis longtemps. D’ailleurs, les networks américains ne s’y sont pas trompés, puisque cet univers va faire l’objet d’une adaptation télévisée.

Je n’avais jusqu’ici lu qu’un seul roman de l’auteure, qui ne m’avait pas vraiment convaincu, notamment à cause de son incapacité à me faire vivre l’émotion ressentie ou générée par ses personnages. De plus, j’ai souvent répété que les prix Hugo récents (post-2010, à l’exception de celui attribué à Liu Cixin) ne me semblent pas relever du même niveau de qualité que ceux attribués avant cette date (ce qui fait qu’ils me rendent méfiant), et je dois avouer ne pas être très en phase avec les choix de publication du directeur de collection de Nouveaux Millénaires (je parle ici des inédits, pas des rééditions). Bref, je suis allé vers La cinquième saison un peu à reculons… et j’ai adoré. Je l’ai dévoré. Et plus je le lisais, plus je trouvais ça brillant, et ce sur de multiples plans. Alors, prix Hugo mérité, un vrai chef-d’oeuvre, cette fois ? Carrément. Si vous n’avez qu’un roman de SFFF à lire en cette rentrée littéraire, que ce soit celui-là !   Lire la suite