Un An dans la Ville-Rue – Paul Di Filippo

7

Contexte original, style exquis, miroir tendu à la SF

Imaginez une ville composée de millions de pâtés de maisons (Combien exactement ? Nul ne le sait), formant une Avenue limitée d’un côté par les Voies (ferrées), de l’autre par le Fleuve, artères de transport permettant à de mystérieux bienfaiteurs d’acheminer aux différents Arrondissements, qui ne produisent rien, tout ce dont ils ont besoin. Au-delà de ces deux artères vitales, il y a l’Autre Rivage et le Mauvais côté des Voies, séjour des âmes des morts que viennent chercher les Psychopompes planant sans cesse dans les airs, où deux « soleils » éclairent cet étrange monde. Dont les habitants humains savent qu’ils n’en sont pas les bâtisseurs, ne connaissent ni le début ni la fin de ce ruban d’asphalte, peut-être infini, et sont incapables de créer la moindre technologie (niveau début du XXe siècle), seulement de la réparer ou la modifier. Lire la suite

Afterland – Lauren Beukes

11

Pas dépourvu d’intérêt, même si celui-ci se révèle relativement mince

2020. Un nouveau virus apparaît, bénin pour les femmes mais provoquant un cancer de la prostate chez les hommes de tout âge, enfants et adolescents y compris. Bilan : 3,2 milliards de morts, moins de 50 millions de survivants. Qui, du coup, acquièrent un statut très spécial : les fanatiques religieuses veulent terminer le travail entamé par leur Dieu en les tuant, les mères / sœurs / compagnes cherchent leur compagnie pour compenser la perte de l’être aimé, le gouvernement veut les protéger à tout prix afin de décoder le mécanisme de leur immunité, et certains individus sans scrupules veulent vendre leur semence, d’autant plus monnayable au marché noir que la « Reprohibition » interdit toute conception en l’absence d’un vaccin.

2023. Miles, fils ado de Cole, une sud-africaine, est ainsi sur le point d’être kidnappé et vendu par sa propre tante à une riche investisseuse, quand Cole découvre le plan de sa sœur, l’assomme, la laisse pour morte, s’enfuit de la base militaire où la famille était hébergée et cherche à traverser les USA d’une côte à l’autre pour prendre le bateau pour son pays d’origine. Mais Billie a survécu, et épaulée par deux tueuses au service de sa patronne, tente de rattraper l’enfant.

Afterland est divisé en trois parties : la première moitié décrit la phase initiale de la fuite, nous montre, via des analepses, comment les personnages et le monde en sont arrivés là, et alterne les points de vue de Billie, Cole et Miles, déguisé en fille pour sa propre sécurité et rebaptisé Mila. Un court intermède s’ensuit, essentiellement un déballage d’infos sur le virus. Dans la seconde moitié, Cole, qui, pour atteindre Miami, est entrée dans une secte axée sur la repentance, devra faire face à la crise d’adolescence de son fils et au fait que lui adhère sincèrement au credo du culte.

Afterland n’est pas un mauvais roman : l’autrice a du métier, et son style caustique fait mouche, du moins dans la première partie. La seconde, qui s’éloigne des questions sociétales intéressantes soulevées auparavant (notamment sur le fait qu’une société presque dépourvue d’hommes n’en est pas pour autant idyllique) pour tomber dans un récit rebattu de mal-être adolescent et de vulnérabilité aux promesses de salvation d’une secte, est de plus plombée par un rythme atone et une fin d’une banalité et d’une prévisibilité affligeante. Même la première partie, si elle est rythmée, voire parfois haletante (mais paradoxalement, on s’inquiète plus pour le sort de Billie que pour celui de Cole / Miles !) ne justifie pourtant pas que, comme Stephen King, nous qualifions ce livre de « thriller splendide ». Sans compter le fait que les thématiques de fond sont abordées de façon trop superficielle, et surtout que le road trip à travers les USA impliquant un adulte et un enfant dans un contexte post-apo, ou bien la société sans hommes, sont du déjà vu, en mieux (on pensera notamment à Cormac McCarthy et Joanna Russ). Bref, si ce n’est certainement pas sans intérêt, celui-ci se révèle relativement mince…

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des chroniques suivantes : celle de Célinedanaë, celle de Just a word, de Yogo le Maki, du Nocher des livres, de Tachan, de Feydrautha, de Boudicca, de Yuyine, de Dup, de La Geekosophe, de Gromovar,

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Le Serpent – Claire North

20

Vertigineux

Venise, début du XVIIe. Thene est mariée à un homme violent, qui la rabaisse et dilapide leur argent dans le jeu. Et ce d’autant plus volontiers qu’une Maison des jeux est récemment apparue sans que nul ne puisse se souvenir de sa construction. On y trouve deux divisions : l’inférieure est celle des activités banales d’un tel établissement, tandis que la supérieure n’est accessible que sur invitation. La Maîtresse des lieux propose à Thene une épreuve lui permettant de l’intégrer, une partie où on ne mise pas d’argent mais un peu de soi (un talent, l’acuité d’un sens aiguisé, des années de vie, etc.), où on ne joue pas avec de banals accessoires mais avec des gens. Chaque Joueur dispose d’une somme d’argent pour les pots-de-vin, d’un Roi, de Cartes / Pièces (des individus aux talents ou relations utiles, inféodés à la Maison en échange de l’effacement d’une dette), et Thene a en plus une pièce d’or dont elle n’apprendra l’origine et la puissance réelle qu’au cours de la partie. À part l’interdiction de blesser un autre Joueur et l’obligation, pour gagner, de faire couronner son Roi, tous les coups sont permis. Ici, l’enjeu est que ce dernier devienne Tribun au Sénat, un poste qui a plus de pouvoir réel que le Doge. Pour Thene, l’enjeu réel est d’être reconnue comme une personne puissante, libre, et non plus comme la femme battue et méprisée d’un bon à rien.

Ce roman, le premier d’une trilogie, chose rarissime dans la collection Une heure-lumière, normalement formée de textes indépendants, est très facile à résumer d’un unique mot : vertigineux. L’idée de base, celle d’une organisation qui jouerait avec les hommes comme des pièces sur un plateau de jeu, n’est pas inédite (on pensera évidemment à L’Échiquier du mal de Dan Simmons), mais est excellemment exploitée. Car Thene découvrira que les activités de la Maison s’étendent loin dans le Temps (au moins jusqu’à la Rome antique) et dans l’Espace, impliquant nations et religions, servant de timonier au navire Historique, esquissant une Histoire Secrète comme on en a rarement vu. Vertigineuse est l’érudition de l’autrice, qui nous immerge dans une Venise plus vraie que nature, à la fois splendide et hideuse lorsqu’il s’agit de montrer à quel point la vie humaine y a peu de valeur, à quel point on y est prêt à tout pour parvenir à ses fins. Vertigineuse est la portée philosophique de ce texte, d’une opposition entre Ordre et Chaos que ne renieraient ni Moorcock, ni Zelazny, à ceci près qu’ici la balance est bancale, car un des camps triche. Vertigineuse est la maîtrise de Claire North en matière de personnages (Thene en premier lieu) et d’intrigue (dans tous les sens du terme). Et surtout, vertigineuse est la qualité de sa plume, une prose qui ne se lit pas mais envoûte. Qualificatif souvent galvaudé… mais pas ici. Et ce d’autant plus que la fin, qui montre que les pièces restent, pourtant, des êtres humains, est magistrale.

Le Serpent est une vertigineuse ouverture de cycle, qui, via les allusions qu’elle fait à quelque chose d’infiniment plus complexe que le cadre spatio-temporel restreint qui nous est montré dans cette Venise du XVIIe, ne peut qu’aiguiser l’appétit du lecteur pour les tomes suivants. On a ici indubitablement affaire à un des meilleurs Une heure-lumière publiés depuis la fondation de la collection !

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce court roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin, celle de Célinedanaë, du Maki, de Hugues sur Charybde 27, de Feydrautha, de Gromovar, de Just a word, du Nocher des livres, d’Ombrebones, de Xapur, de Zoé prend la plume (sur l’ensemble de la trilogie), de Boudicca, de Dionysos, de Lianne, de Yuyine,

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Olangar – Le Combat des ombres – Clément Bouhélier

5

Un point final remarquable, nuancé et d’une grande intensité dramatique, à la trilogie Olangar

À la fin d’Olangar – Une Cité en flammes, la cité éponyme tombait aux mains de ses soi-disant alliés, les Duchés, aidés par le Groendal, un parti politique xénophobe local. Le Combat des ombres, ultime volet de la trilogie Olangar, montre les horreurs de l’occupation et à quel point l’inévitable libération laissera un goût amer à des héros vieillissants et parfois au bout du rouleau, contraints à des compromis, voire des compromissions, qui auraient été inacceptables pour leurs versions plus jeunes et idéalistes. L’auteur n’a pas choisi la voie de la facilité pour son dispositif narratif , celui-ci étant le récit, fait des décennies après, des événements les plus marquants de cette année fatidique, rédigé par une personne dont l’identité ne se dévoilera que sur la fin. Ce récit fait des allers-retours dans le temps, utilisant à la fois quelques prolepses et de nombreuses analepses. Si l’ensemble se suit sans peine, il donne aussi le sentiment d’être parfois inutilement convoluté. Il est toutefois plutôt rythmé et traversé par une intensité dramatique souvent considérable. On signalera d’ailleurs que ce troisième tome est nettement plus noir que les précédents, et que sa fin est tout spécialement amère. Ce qui participe d’ailleurs à sa puissance.

Si Bans et barricades n’était pas dépourvu de manichéisme ou de naïveté politico-idéologique (peut-être un reflet, d’ailleurs, de l’idéalisme de certains de ses protagonistes), Bouhélier a proposé, dans les volumes suivants, un tableau de plus en plus nuancé, et si la description de l’occupation de la ville, très convenue (ghetto, camp de travail, rationnement, arrestations et exécutions sommaires, journalistes muselés, etc.) et sujet central de ce troisième volet (comme la lutte sociale était celui du premier et l’écologie / les méfaits du capitalisme débridé ceux du deuxième), ne fait pas l’impasse sur des stéréotypes quand sont décrites les exactions des nervis d’extrême droite du Groendal, elle s’accompagne surtout de nuances dans le camp d’en face. Qu’il s’agisse de la résistance intérieure, menée par les Nains et divisée sur la marche à suivre, ou d’éléments extérieurs comme Evyna et ses compagnons d’armes, le tableau brossé n’a, cette fois, pas grand-chose d’idéalisé et encore moins de manichéen. Car pour gagner, des exactions (notamment un massacre dans un manoir), des trahisons devront aussi être commises par le camp des justes, et ceux-ci devront nouer des alliances politiques et commerciales et parfois les cacher au peuple pour que celui-ci survive aux pénuries. Lucide, l’auteur conclut que le vrai et éternel vainqueur reste le capitalisme et les élites bourgeoises et nobiliaires.

Par sa puissance dramatique et sa clairvoyance dans la description de la façon dont un mouvement de Résistance devra parfois renier ses propres valeurs pour assurer une certaine forme de victoire, Le Combat des ombres est un remarquable point final à la trilogie Olangar, sans conteste une référence, désormais, en Fantasy industrielle et politique.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des chroniques suivantes : celle de Célinedanaë, celle du Nocher des livres, du Chien critique, de Boudicca, de Dionysos, de Dup,

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L’Empire des abysses – Adrien Tomas

0

Une fin de toute beauté pour le diptyque Vaisseau d’Arcane

L’Empire des abysses est la seconde partie du diptyque Vaisseau d’Arcane, après Les Hurleuses. Il est difficile de résumer les fondamentaux de ce deuxième roman sans gâcher au lecteur les retournements de situation de son prédécesseur, mais essayons tout de même (chose assez rare pour être signalée, l’auteur rappelle les événements précédents en introduction du livre, et ce sous la forme habile d’extraits de journaux) : aidée par la traîtrise d’un des personnages, une puissance étrangère a conquis le Grimmark. Seule une Rébellion, qui a enregistré quelques beaux succès mais aussi de sanglants revers, s’oppose à l’Occupant, ainsi qu’un port qui, en accueillant une escadre de la Flotte avant la capitulation, a pu préserver son indépendance. Simple bourgade de province, Skemma est ainsi devenue une épine dans le pied de la nouvelle administration, mobilisant la moitié de l’armée, ravitaillée en armes, nourriture et volontaires par la moitié du monde connu (une situation rappelant celle de l’Ukraine). Un an après les péripéties narrées dans Les Hurleuses, les protagonistes vont tenter de libérer leur pays, tout en empêchant le conquérant de s’emparer de ce qu’il est réellement venu chercher, ce qui aurait des conséquences désastreuses.

Adrien Tomas, comme de nombreux auteurs français, est ulcéré par la corruption gouvernementale, le contrôle policier, le capitalisme débridé, et il ressent le besoin de l’exprimer dans un livre. Ce qui le démarque de la plupart de ses camarades est qu’il est capable de nuance et de subtilité (l’antagoniste principal a certes fait beaucoup de mal, mais ses motivations étaient, à la base, tout ce qu’il a de nobles : diminuer les inégalités dans son pays, avoir un gouvernement moins corrompu, une énergie propre et abondante, etc.), de ne pas mettre toute une corporation dans le même sac, et peut-être surtout le fait qu’il n’oublie jamais qu’il écrit un roman et pas un manifeste politique. Il ne néglige, bien au contraire, ni l’intrigue, ni les personnages et encore moins le monde. Ce second volet confirme toutes les qualités du premier et les accentue encore, notamment en décrivant d’une façon remarquable l’origine de la magie. Le récit fait par l’Arcane qui donne son nom au cycle est magistral, générateur d’un véritable sense of wonder comme on n’en voit, d’habitude, que dans la meilleure… SF, celle des plus grands maîtres. On soulignera aussi la fascinante évolution, psychologique ou autre, de certains personnages, Sof en premier lieu. Le seul point qui pourra potentiellement gêner certains lecteurs sera le nombre très élevé de points de vue (une douzaine), surtout pour un roman d’à peine 300 pages.

L’Empire des abysses achève en beauté le splendide diptyque Vaisseau d’Arcane, prouvant une fois de plus qu’en matière de Fantasy Industrielle / Arcanepunk, les français n’ont de leçon à recevoir de personne.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des chroniques suivantes : celle de Célinedanaë, celle des Fantasy d’Amanda

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Le Chant des géants – David Bry

8

Un très bon roman, une édition grand format d’une qualité exceptionnelle

En 1985, Denis Gerfaud publie le Jeu de rôle Rêve de dragon, dans lequel le monde est issu du songe des mythiques reptiles. En 2022, ce rôliste chevronné qu’est David Bry crée Oestant, une île qui, à quelques touches nordiques près, doit tout à la (Grande-) Bretagne du Haut Moyen Âge, et est issue des rêves de trois géants. Vu que certaines analogies sont transparentes (on retrouve un roi Arthus, un Lancelin, un Caradec, un Bohort, etc.), que le personnage de Morfessa évoque très fortement Merlin (prophéties, capacité à faire franchir à des armées des centaines de kilomètres en un temps surnaturellement court, comme l’a fait l’Enchanteur avec celle se rendant à Bedegraine), et qu’il y a plus que de vagues analogies avec l’histoire de Tristan et Iseut (particulièrement la version écrite en 1226 par le Frère Robert, comprenant elle-même des éléments de mythologie scandinave en plus de celle des Celtes), il serait tentant de ne voir dans Le Chant des Géants qu’un roman inspiré par la Matière de Bretagne. Ce serait toutefois négliger le fait que l’Iliade est une grille de lecture au moins aussi valable (Sile équivalant alors à Hélène, Bran à Pâris et Ianto à Ménélas), d’autant plus que le récit a la dimension d’une épopée, à la puissante dramaturgie digne d’une tragédie grecque, jusqu’à l’utilisation habile, sur la fin, de la péripétie, ou « twist » comme on le dit aujourd’hui.

À ces inspirations ou ces convergences issues de la littérature classique, il faut en ajouter d’autres venant de la Fantasy moderne : le récit est fait par un mystérieux conteur dans une auberge, ainsi que par un flûtiste sur une colline, et leurs interventions forment le fil rouge du roman, le rapprochant du Nom du vent de Patrick Rothfuss ; l’atmosphère est certes dramatique et épique, mais elle a aussi une puissante dimension mélancolique, voire onirique, rappelant l’Ursula Le Guin de Terremer, référence revendiquée par Bry, tout comme Marion Zimmer Bradley, dont le cycle d’ Avalon a peut-être inspiré ses très beaux personnages féminins ; l’économie de mots de Le Guin, et sa capacité à créer, malgré tout, une puissante atmosphère, se retrouvent aussi chez David Gemmell, et l’écriture ciselée de Bry, où le gras est quasiment absent des os, tout comme la dimension guerrière et l’empathie ressentie pour des protagonistes très humains, semble venir tout droit de chez le britannique (le côté nerveux en moins).

Avec de telles inspirations et le talent de Bry, on est bien proche du chef-d’œuvre, même si quelques éléments peuvent tempérer l’enthousiasme : cette histoire de deux princes se disputant une femme et le pouvoir, l’un par amour et sens de l’Honneur, l’autre rongé par un complexe d’infériorité et des passions (comme on disait dans le Jeu de rôle Pendragon) dévorantes, est tout de même bien (trop) classique ; l’immersion dans les sentiments de Bran en fait certes un personnage attachant et de ce roman une lecture vivante, prenante, mais son histoire d’amour (proche de celle de Tristan, donc ne relevant pas du fin’amor) est parfois horripilante quand il s’interdit d’y céder, et un poil guimauve quand il finit par le faire, sans compter sa foi mal placée en son frère ; l’auteur adopte pour certaines scènes un staccato de phrases courtes avec retour à la ligne à la James Ellroy (écrivain avec lequel il a aussi en commun la thématique de la rédemption) en rupture avec le reste du style du livre, qui oblige à une gymnastique mentale d’autant plus agaçante que la description des combats est assez répétitive ; certains lecteurs seront frustrés par la place modeste (bien que capitale) prise par les Géants ; la fin, si elle est très réussie, tranche tout de même avec la couleur émotionnelle générale du texte ; enfin, Bry ne se renouvelle guère, ce nouvel opus étant tout de même bien proche de certains des précédents.

Mais en fin de compte, Le Chant des Géants est indubitablement un très bon roman, surtout pour qui aime ses sources d’inspiration, et d’autant plus recommandable que le contenu est sublimé par une édition grand format d’une qualité exceptionnelle pour son prix assez modeste (signalons aussi que la version poche est sortie il y a quelques semaines).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Célinedanaë, celle de Boudicca, de Tachan, de Ma Lecturothèque, des Fantasy d’Amanda, de Yuyine, de Zoé prend la plume, de Fourbis et Têtologie, de l’Ours Inculte,

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Les Menhirs de glace – Kim Stanley Robinson

7

Un roman fort pertinent et intéressant, malgré ses presque quarante ans d’âge

Une version modifiée de cette critique est sortie dans le numéro 106 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.

Deuxième livre publié par Kim Stanley Robinson (KSR), Les Menhirs de glace est en fait un fix-up composé de deux novella antérieures, To leave a mark (qui correspond à la première de ses trois parties) publiée en 1982 dans The magazine of Fantasy & Science Fiction, et On the North Pole of Pluto (qui forme la troisième partie), sortie en 1980 dans l’anthologie Orbit 18, seule la section centrale étant inédite. On peut remarquer que cette œuvre précoce de KSR préfigure nettement certains des joyaux de sa bibliographie : la partie centrale ressemble beaucoup à ce qui sera bien plus développé dans la « Trilogie martienne » dix ans plus tard, tandis que la première s’interroge sur les équilibres chimiques et écologiques que devra atteindre un vaisseau interstellaire pour réussir son voyage, thématique qui sera abordée avec d’amples détails dans Aurora, trente ans après Les Menhirs de glace.

KSR part du principe que l’Homme a développé un traitement lui permettant de vivre mille ans (une thématique que l’on retrouve dans la « Trilogie Martienne »), mais que le cerveau ne suit pas : ne sont accessibles que les souvenirs correspondant à l’espérance de vie naturelle, ceux du dernier siècle, en gros. Les autres sont soit effacés, soit enfouis, et ne ressurgissent qu’occasionnellement et involontairement. Les gens rédigent donc des autobiographies, s’adressant à leur « Moi » futur qui a en fait tout d’une autre personne. L’ouvrage nous présente trois de ces récits : le premier concerne Emma Weil, spécialiste en systèmes de support de vie, à qui deux anciens amis demandent son aide pour les aider à rendre leur astronef interstellaire (le premier de son genre) secret viable. Réticente, elle finit par les aider puis rentre sur Mars, où une Révolution éclate contre les Corporations et l’état policier inféodé à la Terre qui les chapeaute. Avant son départ de la nef interstellaire, elle aperçoit les plans d’une structure circulaire. Étrangement, bien qu’écrite après la troisième partie, cette ouverture a un style bien moins abouti.

Le deuxième récit, trois siècles plus tard, met en scène Hjalmar Nederland, archéologue martien qui vient enfin d’obtenir l’autorisation gouvernementale de fouiller les sites des villes rasées pendant la Sédition. Sauf que ses découvertes contredisent le narratif officiel selon lequel ces cités auraient été détruites par les rebelles. Lors de ses fouilles, il exhume le journal d’Emma, et quand un cercle de « menhirs » de glace, surnommé Icehenge, est découvert au pôle nord de Pluton, il fait le lien avec la structure circulaire mentionnée dans l’autobiographie. Cette partie présente de nombreux points communs avec la « Trilogie Martienne », à tel point qu’on peut presque la considérer comme un brouillon du cycle.

Le troisième récit est celui d’Edmond Doya, arrière-petit-fils de Hjalmar, qui remet en cause non seulement certaines des découvertes et théories de son ancêtre, mais qui jette aussi le doute sur le caractère fiable des narrateurs ou des événements relatés dans les deux parties précédentes, pensant qu’il s’agit en fait d’une mystification. Tout comme le récit de Hjalmar, celui d’Edmond s’interroge sur la manipulation et la réécriture de l’Histoire, que ce soit par des gouvernements ou de riches individus, et sur notre tendance à ne voir que les « faits » que nous désirons voir.

En cette époque d’infox et de narratif plaqué artificiellement sur la réalité objective, Les Menhirs de glace reste un roman fort pertinent et intéressant, malgré ses presque quarante ans d’âge.

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Le Ministère du futur – Kim Stanley Robinson

35

Un chef-d’œuvre, oui, mais certainement pas destiné à tous les publics !

Une version modifiée de cette critique est sortie dans le numéro 106 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag. Cette chronique concernait la VO (The Ministry for the future), mais l’analyse qui en est faite s’applique tout aussi bien à la VF, qui paraîtra dans deux semaines au moment où je rédige ces lignes.

Alors que Kim Stanley Robinson (KSR) était déjà considéré comme le roi de la Climate Fiction (Cli-Fi), il manquait à sa couronne un joyau, l’équivalent de ce qu’est la « Trilogie Martienne » en Planet Opera. Puis vint The ministry for the future (en VF : Le Ministère du futur) qui est au changement climatique et aux façons d’y faire face ce que sont ses livres sur Mars en matière de colonisation de cette planète et d’émergence d’une culture indigène : l’œuvre ultime, indépassable. Parfaite ? Pas si sûr !

Le roman s’ouvre au début des années 2020, alors qu’une vague de chaleur hors-normes fait 20 millions de morts en Inde, soit autant que la Première Guerre mondiale, mais en à peine une semaine. Frank, un humanitaire US, n’y survit que de justesse, et en ressort traumatisé et radicalisé, plus du tout décidé à accepter l’inaction des instances internationales. Et justement, alors que l’Accord de Paris a produit beaucoup d’incantation mais peu d’action, on décide d’en créer une branche « exécutive », surnommée le Ministère du Futur, dirigé par Mary, qui doit tout mettre en œuvre pour inverser le changement climatique et une extinction de masse comme on n’en a plus vu depuis le Permien. Sur le plan légal et diplomatique, mais pas seulement. Il y a un ministère à l’intérieur du ministère, et il n’hésite pas à recourir aux attentats sous faux pavillon, aux assassinats ciblés et à l’écoterrorisme s’il le faut.

Alors que la majorité de la Cli-Fi est post-apocalyptique, KSR part du futur très proche et montre les efforts faits pour stabiliser puis inverser le changement climatique. Son approche est réaliste sur le plan scientifique, plus contestable sur le plan sociétal : si Robinson se prénomme Kim et pas Greta, et qu’il comprend donc bien que l’industrie ou les banques centrales ne peuvent être écartées d’un revers de la main, même avec le recours massif à l’écoterrorisme et une juteuse carotte (une monnaie carbone garantie cent ans, donc dans laquelle il est pertinent d’investir), il faut avouer que sa lecture des trente années à venir frôle parfois l’utopie, tant certains changements s’opèrent avec une rapidité et une absence de résistance (notamment dans une société aussi rigide que celle de l’Inde) nécessitant une certaine suspension d’incrédulité, les convictions idéologiques de l’auteur, voire les deux à la fois.

Et le fond n’est pas le seul à poser un problème potentiel : si le récit est en partie un roman classique suivant Mary et Frank, il est aussi éclaté en une multitude de points de vue ponctuels (anonymes, à la première personne, et pour la plupart non-récurrents) donnant une vision internationale et à hauteur d’homme des problèmes et de leurs solutions. Et certains points de vue, d’un photon ou d’un atome de carbone, sont vraiment très… particuliers. Ajoutez à cela une variété disons sauvage de styles (du poème au compte-rendu de réunion en style télégraphique), un déballage d’infos massif sur l’Histoire et la théorie de l’Économie, un rythme / intérêt très fluctuant, et une alternance de passages très arides avec ce qui est sans doute à ce jour le roman de l’auteur générant le plus d’empathie pour ses personnages, et vous en déduirez qu’alors que l’érudition de l’ensemble est, comme toujours chez KSR, admirable, on peut très clairement dire que oui, Le Ministère du futur est le roman Cli-Fi ultime, que oui, c’est un chef-d’œuvre, mais que ce ne sera certainement pas un livre apte à plaire à tous les publics.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Vive la SFFF !, celle du Blog Constellations,

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L’Empire s’effondre – Sébastien Coville

11

Peut mieux faire

Une version modifiée de cette critique est sortie dans le numéro 104 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.

J’attire votre attention sur le fait que les défauts, de communication ou d’écriture, que je pointe dans cette chronique ont été en grande partie corrigés dans le tome 2 (que j’ai également lu pour Bifrost), et que si ils restent valables pour la version grand format du tome 1, ils doivent être relativisés à l’échelle du cycle.

Ce qui frappe avant tout avec L’Empire s’effondre, premier tome d’une trilogie éponyme, est la communication de son éditeur, notamment sur la quatrième de couverture et sur les sites marchands : on y voit passer des comparaisons avec Frank Herbert, Isaac Asimov, Jean-Philippe Jaworski, Eugène Sue et Alexandre Dumas. Excusez du peu ! Outre le fait que pour un premier roman, ce genre de parallèles a bien peu de chances de se révéler fondé (et évacuons tout suspense, ils ne le sont pas), ils ont aussi le grand tort d’établir des attentes qui, si elles ne sont pas remplies, vont forcément générer de la frustration. Sans parler du fait que la comparaison avec Herbert est fort limitée (la religion en tant qu’outil de contrôle) et paraît plus opportuniste (mais c’est de bonne guerre), alors que la sortie du film Dune est proche, qu’autre chose.

Dans un empire imaginaire où la technologie (essentiellement centrée sur la vapeur) cohabite avec un système, reposant sur l’asservissement, de castes professionnelles très rigide car établi par des dieux tutélaires donnant un pouvoir absolu aux Princes qui les dirigent, un attentat menace de faire s’effondrer tout l’édifice quand il catalyse de violentes émeutes, qui servent elles-mêmes à justifier une révolution de palais dans laquelle trois princes prennent le pouvoir au détriment des autres, tandis qu’un quatrième entre en guerre pour rétablir le régime théocratique.

On sent clairement, à tous les niveaux, le potentiel de l’auteur, mais à chaque fois, quelque chose cloche : son écriture est souvent fluide et agréable, mais ne fait pas l’impasse sur des effets de  manche stylistiques dont il aurait pu se passer (tout comme des quatre scènes de viol en 100 pages !), sans parler de passages d’une emphase excessive et très clairement, de longueurs (l’ouvrage ne se serait pas plus mal porté dégraissé d’un bon quart) ; les personnages sont intéressants, mais le nombre de points de vue (une dizaine !) est effroyablement trop élevé, d’autant plus que certaines sous-intrigues sont achevées hors-champ et réglées d’un trait de plume (le conseil basique d’écriture « Montrer plutôt que raconter » est pourtant censé être connu de tous), quand ce n’est pas le personnage lui-même dont on se débarrasse sommairement sans qu’on comprenne l’intérêt de lui avoir consacré tant de pages ; le worldbuilding est travaillé et évocateur, mais montre aussi des détails peu crédibles, comme ces armes à feu à vapeur ou ces quartiers à étages s’accrochant au flanc des collines où se trouvent les palais des puissants ; enfin, l’aspect roman social fait lever les yeux au ciel tant il est du cent fois vu en Fantasy (si tant est que ce livre en relève, certains indices incitant au doute) politique française récente, avec sa stratification sociale se doublant d’une stratification spatiale, sa charge anticapitaliste, anti-élites, anti-religion, anti-journalistes, sa révolte prolétarienne, etc.

L’Empire s’effondre n’est en aucun cas un mauvais roman (surtout pour une première œuvre), mais il n’est certainement pas non plus à la hauteur des comparaisons auxquelles se livre son éditeur. Coville a clairement du potentiel, et avec peu d’ajustements (et une communication plus sobre), le tome suivant pourrait être une spectaculaire réussite (PS : il n’est en effet pas loin de l’être  😉 ).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Boudicca, celle du Nocher des livres, celle d’Elbakin, de Sometimes a book,

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L’Invincible – Stanislas Lem

4

Précurseur, mais manquant de saveur

Une version modifiée de cette critique est sortie dans le numéro 104 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.

Le croiseur Condor a brusquement cessé de donner signe de vie alors qu’il était en mission sur Régis III, et ce malgré le fait qu’il est équipé de champs de force infranchissables et d’un armement suffisant pour raser des montagnes ou assécher un océan. Un vaisseau du même type, l’Invincible, arrive sur place pour enquêter. Il découvre un monde étrange, où la vie existe dans les océans mais est totalement absente sur les continents, des déserts stériles parsemés d’étranges ruines formées d’entrelacs de câbles noirs. Le Condor est presque intact, mais tout son équipage est mort (de cause inconnue), à part un homme plongé en hibernation dont, une fois éveillé, on s’aperçoit que ses centres cérébraux de la parole sont effacés. C’est alors qu’un étrange nuage de « mouches » noires va se mettre en branle…

Rédigé en 1962-63, L’Invincible est une application très précoce d’une thématique / technologie SF dont il n’existe que trois ancêtres antérieurs (dont un également rédigé par Lem, dans Eden) et qui ne deviendra courante dans le genre que plusieurs décennies plus tard. Sur ce point et sur d’autres, c’est un roman de Hard SF tout à fait remarquable, du Peter Watts bien avant l’heure, montrant que ce n’est pas l’être le plus évolué, le plus conscient ou le plus intelligent qui prend l’avantage sur ses concurrents… bien au contraire. Mais ce roman est aussi un anti-Space Opera, montrant que la soi-disant toute puissante technologie humaine ne peut pas tout résoudre et que notre espèce n’est peut-être pas destinée à occuper ou transformer chaque monde, ni à détruire toute espèce qui menace un homme. L’Invincible ressemble à Solaris dans la futilité des tentatives de communication avec l’Autre, mais s’en démarque radicalement dans le fait que si la planète Solaris est le triomphe de l’évolution d’une biosphère, qui finit par être intelligente à l’échelle d’un monde entier, la Nécrosphère de Régis III relève de principes totalement opposés.

Sur le papier, voilà donc, a priori, un roman de SF de tout premier plan. Oui mais voilà, si le fond est suprêmement intéressant, surtout pour un texte aussi ancien, la forme ne suit pas du tout. La narration est extrêmement froide, tenant presque plus du rapport que d’un récit vivant, et les personnages, même les deux principaux, sont des spectres sans âme ou presque. De plus, une fois l’explication sur la nature et les origines de la Nécrosphère donnée, le reste du livre n’a plus guère d’utilité, et vous pourriez en arrêter la lecture sans rien manquer d’essentiel. On ajoutera que le propos (la traduction?) fait vieillot, avec ses moteurs atomiques, ses robots très Pulps et ses rayons d’antimatière de la mort-qui-tue (même si ces derniers catalysent une scène de combat ultra-spectaculaire). On conseillera donc plus sa lecture à l’historien de la (Hard) SF qu’au lecteur moyen.

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