Le Serpent – Claire North

Vertigineux

Venise, début du XVIIe. Thene est mariée à un homme violent, qui la rabaisse et dilapide leur argent dans le jeu. Et ce d’autant plus volontiers qu’une Maison des jeux est récemment apparue sans que nul ne puisse se souvenir de sa construction. On y trouve deux divisions : l’inférieure est celle des activités banales d’un tel établissement, tandis que la supérieure n’est accessible que sur invitation. La Maîtresse des lieux propose à Thene une épreuve lui permettant de l’intégrer, une partie où on ne mise pas d’argent mais un peu de soi (un talent, l’acuité d’un sens aiguisé, des années de vie, etc.), où on ne joue pas avec de banals accessoires mais avec des gens. Chaque Joueur dispose d’une somme d’argent pour les pots-de-vin, d’un Roi, de Cartes / Pièces (des individus aux talents ou relations utiles, inféodés à la Maison en échange de l’effacement d’une dette), et Thene a en plus une pièce d’or dont elle n’apprendra l’origine et la puissance réelle qu’au cours de la partie. À part l’interdiction de blesser un autre Joueur et l’obligation, pour gagner, de faire couronner son Roi, tous les coups sont permis. Ici, l’enjeu est que ce dernier devienne Tribun au Sénat, un poste qui a plus de pouvoir réel que le Doge. Pour Thene, l’enjeu réel est d’être reconnue comme une personne puissante, libre, et non plus comme la femme battue et méprisée d’un bon à rien.

Ce roman, le premier d’une trilogie, chose rarissime dans la collection Une heure-lumière, normalement formée de textes indépendants, est très facile à résumer d’un unique mot : vertigineux. L’idée de base, celle d’une organisation qui jouerait avec les hommes comme des pièces sur un plateau de jeu, n’est pas inédite (on pensera évidemment à L’Échiquier du mal de Dan Simmons), mais est excellemment exploitée. Car Thene découvrira que les activités de la Maison s’étendent loin dans le Temps (au moins jusqu’à la Rome antique) et dans l’Espace, impliquant nations et religions, servant de timonier au navire Historique, esquissant une Histoire Secrète comme on en a rarement vu. Vertigineuse est l’érudition de l’autrice, qui nous immerge dans une Venise plus vraie que nature, à la fois splendide et hideuse lorsqu’il s’agit de montrer à quel point la vie humaine y a peu de valeur, à quel point on y est prêt à tout pour parvenir à ses fins. Vertigineuse est la portée philosophique de ce texte, d’une opposition entre Ordre et Chaos que ne renieraient ni Moorcock, ni Zelazny, à ceci près qu’ici la balance est bancale, car un des camps triche. Vertigineuse est la maîtrise de Claire North en matière de personnages (Thene en premier lieu) et d’intrigue (dans tous les sens du terme). Et surtout, vertigineuse est la qualité de sa plume, une prose qui ne se lit pas mais envoûte. Qualificatif souvent galvaudé… mais pas ici. Et ce d’autant plus que la fin, qui montre que les pièces restent, pourtant, des êtres humains, est magistrale.

Le Serpent est une vertigineuse ouverture de cycle, qui, via les allusions qu’elle fait à quelque chose d’infiniment plus complexe que le cadre spatio-temporel restreint qui nous est montré dans cette Venise du XVIIe, ne peut qu’aiguiser l’appétit du lecteur pour les tomes suivants. On a ici indubitablement affaire à un des meilleurs Une heure-lumière publiés depuis la fondation de la collection !

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce court roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin, celle de Célinedanaë, du Maki, de Hugues sur Charybde 27, de Feydrautha, de Gromovar, de Just a word, du Nocher des livres, d’Ombrebones, de Xapur, de Zoé prend la plume (sur l’ensemble de la trilogie), de Boudicca, de Dionysos, de Lianne, de Yuyine,

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20 réflexions sur “Le Serpent – Claire North

  1. Ping : Le Serpent – Claire North – L'épaule d'Orion

  2. Salut, et merci pour ce super article ! Et merci aussi pour tous les autres, je viens si souvent ici pour m’orienter et me guider dans mes lectures.
    J’ai aussi beaucoup aimé cette novella, je suis en train de lire la 2e, Le Voleur. Comme tu dis la prose est vraiment envoutante, le voleur est encore très agréable à lire. C’est super d’avoir 3 tomes qui se suivent un peu (même si peut-être indépendants, ça je ne sais pas encore) dans cette belle collection.
    Je ne connaissais pas Claire North, je vais commander le 3e volet en suivant !
    Hâte de te lire si tu choisis de chroniquer la suite aussi 😉
    Bonne journée !

    J’aime

  3. Magnifique critique de ce livre de Claire North. Trilogie lue il y a quelques mois et qui a laissé une empreinte durable dans mon esprit : celui d’une histoire extraordinaire (dans tous les sens du terme) et d’une langue que j’ai beaucoup aimée (chapeau au traducteur)

    Aimé par 2 personnes

  4. Une de mes plus belles surprises de l’an dernier. En effet, le style est remarquable et particulièrement fluide. Cette novella fait partie des ouvrages que je recommande chaudement aux lecteurs qui lisent peu ou pas de SFFF. Les deux tomes suivants sont aussi bons avec des enjeux qui ne font que monter.

    Aimé par 2 personnes

  5. Une plume pleine de concision, sans brutalité ni fioritures. Un récit qui semble, a priori, être un labyrinthe, mais non destiné à nous perdre. Inéluctablement non. Un labyrinthe plutôt machiavéliquement agencé et implacable. Tout cela à Venise. Cette jeune femme a de la Maestria.
    Il est rare qu’un récit aussi court reste dans ma mémoire, mais il ne contient aucune redondance. J’en ai été subjuguée. Il m’évoque le côté inéluctable du roman, tout aussi concis, Le Tour du cadran de Léo Perutz qui a inspiré notamment un certain Alfred Hitchcock…

    Sinon, mes salutations au tenancier dont je me réjouis du retour, certes en pointillés, mais j’adore Seurat, donc tout va bien !

    Sidney

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  6. Ping : Le Serpent [La Maison des Jeux. 1], Claire NORTH – Le nocher des livres

  7. Excellent ce texte, que j’ai engouffré avec autant de curiosité du début à la fin.
    Ce que j’en retiens principalement, c’est le jeu entre les éléments de l’intrigue et surtout de l’univers qui sont explicités ET ceux qui ne le sont pas, ces derniers étant les plus importants (la sève même du récit en fait).
    Rien d’original me direz-vous, mais là c’est fait d’une main de maître(sse).

    C’est une vraie bonne histoire de complot, bien écrite, qui nous fait nous prendre au jeu d’échecs singulier dans lequel s’engage (et s’embourbe) Thene, et qui sature complètement l’entendement quand on se rend compte au fil des pages du gouffre béant et pourtant à peine discernable de notre ignorance à propos des entités et des forces en jeu.
    Des rapports d’échelle super bien amenés !

    Trop content de voir un article sur cette trilogie démentielle que j’ai adoré 🙂
    Elle fait partie des textes que j’ai achetés sans avoir été conseillé par un blogueur/pote, mais juste parce qu’elle fait partie de la collection UHL.

    A ceux qui aiment les histoires d’obscurs complots, foncez, c’est… vertigineux en effet ^^

    Aimé par 1 personne

  8. Ping : Le Serpent – Claire North – Albédo

    • C’est très gentil, Pierre, mais j’ai pas pu te recommander le cycle de Koli, vu que je ne l’ai pas lu. Je pense que c’est plutôt Just a word, L’épaule d’Orion ou peut-être Gromovar qui te l’ont conseillé.

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  9. Ping : Un An dans la Ville-Rue – Paul Di Filippo | Le culte d'Apophis

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