Le fleuve céleste – Guy Gavriel Kay

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Le tableau amer mais extrêmement émouvant de la fin d’un monde

fleuve_celesteLe fleuve céleste est la « suite » des Chevaux célestes de Guy Gavriel Kay. Il n’en reprend pas les personnages (étant donné que l’intrigue se déroule trois siècles et demi plus tard) mais l’univers est le même. Après la Chine des Tang, c’est donc celle des Song (du Nord, puis du Sud) qui sert de modèle à l’auteur canadien. Compte tenu de ce saut dans le temps, vous pouvez théoriquement lire ce roman même sans avoir lu le précédent. Toutefois, ce faisant, vous passerez à côté de nombreuses références à la Kitai de la IXe Dynastie, à Wen Jian ou à Sima Zian : cela ne nuit pas à la compréhension, mais appauvrit l’ambiance de chute d’une civilisation jadis grandiose que l’auteur veut installer.

L’Atalante nous propose une très belle édition physique, avec une superbe couverture à rabats, un dramatis personæ et une carte esthétique et fort utile. Il faut savoir qu’aucun scan ou photo sur le net ne rend justice à l’illustration, qui est en réalité d’un vert beaucoup plus beau et intense.

Pour tout ce qui concerne les fondamentaux de l’univers commun aux deux romans et leur auteur, je vous invite à vous reporter à ma critique des Chevaux célestes si besoin.  Lire la suite

Comprendre les genres et sous-genres des littératures de l’imaginaire : partie 2 – Les trouble-fête

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ApophisBien, bien, bien… Vous avez lu le premier article de cette série, vous maîtrisez la méthode du chat, vous vous sentez capable de classifier sans souci n’importe quel roman, et vous êtes prêt à découvrir les sous-genres de la SF, de la Fantasy et du Fantastique. Sauf que tout n’est pas aussi simple, car de nombreux trouble-fête se sont invités à la célébration, et vont vous rendre la tâche de classification nettement moins aisée : entre les genres hybrides, les sous-genres qui ont un complexe de supériorité et qui veulent laisser tomber le sous- pour être un genre à part entière, les conceptions d’origine étrangère qui cassent le tableau très clair avec SF, F et F et puis c’est tout, les définitions qui sont loin de faire l’unanimité (ou pire, qui sont multiples), les écrivains qui prennent un plaisir sadique à brouiller les frontières et ceux qui vont les frôler, vous allez voir que les choses ne sont pas aussi limpides que mon premier article pouvait le laisser penser.

Au passage, j’ai classé les articles de cette nouvelle série sous un tag commun (le nuage d’étiquettes se trouve tout en bas de la colonne de droite du blog), afin que vous puissiez y accéder aisément.  Lire la suite

Comprendre les genres et sous-genres des littératures de l’imaginaire : partie 1 – SF, F et F

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ApophisA priori, on pourrait penser que n’importe quel lecteur adepte de SFFF (Science-Fiction, Fantasy et Fantastique) peut facilement faire la différence entre les trois. Pourtant, il n’y a pas un jour ou quasiment où je ne tombe pas sur une phrase, au détour d’une critique ou d’un commentaire, qui me montre qu’en réalité, un nombre surprenant de gens n’a qu’une vague idée (le plus souvent stéréotypée) de la définition, des fondamentaux, des caractéristiques distinctives et des limites de chacun de ces trois grands genres. C’est, des trois, le Fantastique qui est le plus mal loti, tant les lecteurs les moins expérimentés ont du mal à le définir précisément (ce qui n’est pas entièrement de leur faute, comme nous allons le voir).

Vous le savez peut-être si vous lisez les commentaires de tous les articles publiés ici, mais une des raisons qui est à l’origine de la création du Culte d’Apophis est justement de faire de la pédagogie dans le domaine des littératures de l’imaginaire, d’aider des lecteurs moins anciens ou expérimentés que je ne le suis (même si je suis très loin d’être une référence dans ces deux domaines) à mieux appréhender ce qu’ils lisent, à leur donner les clés qui leur font défaut. Je vais donc vous proposer une série d’articles « de fond » ayant pour ambition de vous aider à mieux comprendre les critères qui permettent de classer un roman dans tel ou tel sous-genre. Lire la suite

La dame au linceul – Bram Stoker

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C’est Draculette à la plage, aouh cha cha cha

dame_linceul_stokerInutile de vous présenter Bram Stoker, si vous vous intéressez au Fantastique vous avez forcément entendu parler de l’auteur de Dracula. Mais avez-vous pour autant lu le reste de l’oeuvre de l’écrivain britannique ? Après tout, elle se compose d’une douzaine de romans supplémentaires, de nouvelles et d’essais. Je vous propose donc de découvrir un livre tardif (1909) du créateur du seigneur des Vampires, La dame au linceul.

Roman gothique, épistolaire, mettant en scène une vampiresse (la dame au linceul du titre), on croit être dans les codes que Bram Stoker a contribué à créer ou du moins populariser et qui, dans l’esprit du public, caractérisent son oeuvre. Et on se trompe… car l’auteur nous réserve une surprise pour le moins inattendue en fin de roman. Fin qui, au passage, est tronquée dans l’édition française, qui omet plusieurs chapitres pour mieux la centrer sur la romance entre le protagoniste et sa dame aux yeux noirs si fascinants.  Lire la suite

La dame pâle – Alexandre Dumas

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Le vampire, vu par… Alexandre Dumas ! 

dame_paleLa dame pâle est une nouvelle relevant de la littérature vampirique, écrite en 1849 par… Alexandre Dumas. Si, si, le légendaire auteur des Trois Mousquetaires, du Comte de Monte-Cristo et de La Reine Margot. Dumas qui fait du vampire, ça ne se refuse pas, d’autant plus quand la date de rédaction du texte, si elle n’en fait pas tout à fait un précurseur, le place tout de même dans une période où la créature n’a pas encore été sublimée par certains des romans qu’on cite aujourd’hui en référence, comme Carmilla (1872) ou Dracula (1897).

Précision importante : cette nouvelle ne forme en fait qu’une partie d’un texte beaucoup plus gros, appelé Les Mille et un fantômes. Ce dernier met en scène un dîner, au cours duquel les convives racontent tour à tour d’étranges histoires, dont ils ont été les héros (ou les victimes…). La dame pâle qui donne son titre à cette nouvelle est une des participantes. Le souci est que si vous ne connaissez pas ce contexte, vous allez avoir du mal à pleinement saisir l’introduction et l’épilogue. Merci qui ? Merci Apophis !  Lire la suite

Au-delà du gouffre – Peter Watts

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Pas besoin de champ magnétique pour croire en Watts, dieu de la Hard SF

gouffre_wattsAu-delà du gouffre est un recueil de 16 nouvelles, écrites entre 1990 et 2014 par Peter Watts. Onze d’entre elles sont totalement inédites en français, tandis qu’une autre (Nimbus) est proposée dans une nouvelle traduction. L’auteur canadien, biologiste de formation, spécialiste des fonds marins et de leur faune, est un des écrivains de (Hard) SF les plus éblouissants apparus ces trois dernières décennies. J’ai personnellement un énorme respect pour sa démarche, qui consiste à ne jamais sous-estimer, et encore moins insulter, l’intelligence de son lecteur en lui offrant du pré-mâché. Son oeuvre est riche, complexe, mais si vous faites l’effort de tenter d’y entrer, vous serez récompensé par des textes d’une rare inventivité, basés sur les théories les plus pointues de notre bien réelle science du XXIe siècle (à la Greg Egan, mais en -un peu- plus accessible au commun des mortels). Inutile, donc, de dire à quel point j’attendais la sortie de ce livre avec impatience, en immense fan de Hard-SF que je suis.

Ajoutons que la co-édition concoctée par le Belial’ et Quarante-deux (qui signe la préface, qui comprend une allusion à Orson Scott Card et à la polémique qui l’entoure que j’ai beaucoup appréciée) est superbe, avec sa couverture à rabats signée Manchu.  Lire la suite

Une affaire de famille – Charles Stross

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Une Cendrillon 2.0 atterrit chez des Medicis vikings portant le costume à rayures, l’épée et le fusil d’assaut

affaire_famille_strossUne affaire de famille est un roman de Charles Stross, sorti en France en 2006. C’est le premier volume d’un cycle qui en compte actuellement six, bientôt sept, et à terme (janvier 2019, en VO), neuf (divisés en trois sous-trilogies). Seuls les quatre premiers ont été traduits. Il s’agit d’une histoire qui met en scène des gens qui ont le pouvoir de passer de leur monde (parallèle), qui est resté bloqué au stade du début de la Renaissance, au nôtre, ce qui leur permet de faire de… hum… l’import / export  transdimensionnel.

Un mot sur l’auteur : Charles Stross, écrivain anglais truculent et doté d’un solide sens de l’humour, est capable de tout écrire ou quasiment, la plupart du temps avec succès et talent (il est titulaire de trois Hugo et de trois prix Locus) : Hard-SF  transhumaniste (Accelerando), Horreur + espionnage + Fantastique Lovecraftien (cycle de la Laverie), Space-Opera (Crépuscule d’acier et Aube d’acier), anticipation + polar (Halting State), modifications temporelles et post-apocalyptique (Palimpseste), c’est un touche-à-tout de génie.

A noter, une curiosité : initialement, le roman de Stross comprenait ce qui a fini par devenir le tome 1 ET le tome 2, mais son éditeur a décidé de le publier en deux fois (ce qui explique d’ailleurs la fin abrupte de ce livre). Autre particularité : je le possède depuis… dix ans (en édition grand format Ailleurs & Demain), je pense qu’il était donc plus que temps de le lire ! Lire la suite

Descendance – Graham Masterton

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Un anti-Twilight sympathique mais un peu plat par moments et surtout prévisible

descendance_mastertonGraham Masterton est un auteur écossais de Fantastique et surtout d’Horreur, genre dont il est considéré comme un des plus grands maîtres, à l’égal d’un Stephen King ou d’un Dean Koontz (il écrit aussi des romans historiques, policiers et des thrillers). Il a comme particularité de souvent introduire une généreuse dose de sexe dans ses livres. Sans doute le fait qu’il ait été, dans sa jeunesse (il a, au moment où je rédige ces lignes, 70 ans), rédacteur en chef de magazines érotiques (dont la version anglaise du légendaire Penthouse), et qu’il ait rédigé une trentaine de manuels d’instruction sexuelle (vendus à… trois millions d’exemplaires !) n’est-il pas étranger à cette habitude.

Mr Masterton est un auteur très prolifique, aussi bien en terme de romans que de nouvelles. En plus des histoires issues de sa propre imagination, il est également connu pour ses réinterprétations de grands classiques du Fantastique et / ou de l’Horreur, comme Le portrait du mal, qui est une variante de celui de Dorian Gray, ou Apparition, qui reprend le Brown Jenkin de la formidable nouvelle La maison de la sorcière de Lovecraft.

Le livre que je vous présente aujourd’hui est une variante de l’uchronie de fantasy (voir plus loin) et / ou de la Fantasy Historique, où, lors de la Seconde Guerre Mondiale, les vampires roumains  (les strigoï) servent « d’arme biologique » aux Nazis afin de décimer la Résistance européenne. James Falcon junior, un anthropologue spécialiste de ces créatures et capitaine dans le Contre-espionnage US, va les traquer, mais le sort de leur chef, Duca, va rester incertain (peut-être tué dans une explosion, peut-être pas). En 1957, James est de nouveau sur la trace des vampires, à Londres cette fois, la ville étant sous le choc d’une vague de meurtres commis par ces créatures. Inutile donc de dire que l’aspect Horreur est bel et bien présent… Lire la suite

Latium – Tome 2 – Romain Lucazeau

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La Chute d’Hypérion

latium_2Ce roman est donc la suite et la fin de Latium – tome 1. Il présente, avec ce dernier, des différences assez substantielles : comme le soulignait FeydRautha dans son excellente critique, il existe plusieurs grilles, ou strates, de lecture pour Latium-1 ; roman de SF, tragédie grecque, livre de philosophie, les angles d’analyse ou de vision sont multiples. C’est d’ailleurs ce qui participait à l’intérêt considérable de cette oeuvre. Latium-2 est, à mon sens, différent : si l’aspect tragédie / théâtre est encore fort, l’aspect philosophique est moins présent, et par contre l’aspect SF est (du moins, c’est mon ressenti) nettement plus mis en avant. Ce qui a une conséquence immédiate et tout à fait concrète : une plus grande facilité de lecture (non pas que le tome 1 ait été difficile à lire, c’est juste que son successeur est plus direct, dirons-nous).

Mais là n’est pas l’essentiel, qui est que Latium-2 ne concrétise pas tout à fait les considérables espoirs nés à la lecture de son prédécesseur : si je prends en compte l’ensemble du roman (tome 1 + 2), je me retrouve devant un très bon livre (de SF, mais pas que, comme nous l’avons vu), un premier roman par bien des côtés impressionnant, mais cependant affligé de défauts trop importants pour que je le qualifie de chef-d’oeuvre. En fait, il me fait penser à La Chute d’Hypérion de Dan Simmons (l’influence principale de ce tome 2, et de très loin) par rapport à Hypérion : tout en étant un très bon livre, le premier ne parvenait pas à se hisser aux hauteurs stratosphériques du second, et, quelque part, décevait. Pour Latium-2, c’est la même chose : cette seconde partie met du temps à trouver son (ou plutôt un) rythme, elle use et abuse des cliffhangers faciles et d’une quantité effroyable de Deus ex Machina, se révèle extrêmement prévisible et beaucoup, mais alors beaucoup trop marquée par l’influence écrasante de Simmons, Banks et quelques autres. Lire la suite

Un peu de ton sang – Theodore Sturgeon

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Un recueil de deux textes d’Horreur (et de Fantastique pour l’un d’eux) caractérisés… par leur grande humanité !

sturgeon_sangTheodore Sturgeon (1918-1985) est un écrivain de SF, de Fantastique et d’Horreur caractérisé par ses thèmes humanistes, un univers avec une atmosphère très personnelle (à tel point que, s’il a influencé d’autres auteurs éminents, comme Ray Bradbury, Harlan Ellison ou Samuel Delany, on ne peut pas parler d’écrivains « faisant du Sturgeon »), souvent poétique, et la façon très cathartique dont il a utilisé des événements survenus dans sa vie au sein de ses textes, imbriquant la première dans les seconds. Il a également officié sur quelques épisodes de Star Trek, et est l’inventeur du célèbre Pon Farr, du salut vulcain, de la phrase « longue vie et prospérité », ainsi que (selon certaines sources)… de la Directive Première ! Malgré une grande reconnaissance de ses qualités d’écrivain par la critique, malgré sa productivité (200 textes, surtout des nouvelles, mais aussi des romans marquants, comme Les plus qu’humains et Cristal qui songe), malgré le fait qu’il ait été, dans les années 50, l’auteur le plus représenté dans les anthologies, il a peu été récompensé par des prix littéraires et demeure beaucoup moins connu du grand public, en 2016, que certains de ses contemporains.

Le livre que je vous présente aujourd’hui comprend en fait deux textes : la novella Un peu de ton sang (146 pages) et la nouvelle Je répare tout (46 pages). Les deux relèvent de l’Horreur, « physique » et qui tâche pour le premier, plus subtile et psychologique pour le second. Le premier peut aussi relever, selon un certain angle de vue, du Fantastique, même si je ne suis pas tout à fait d’accord, mais fait par contre incontestablement partie d’un thématique majeure de ce dernier, que je vais taire pour ne pas spoiler mais qui n’est pas spécialement difficile à deviner vu le nom du recueil (et si vous êtes vraiment curieux / curieuse, jetez un coup d’œil au tag de l’article…). Les deux partagent aussi une thématique commune (en plus de protagonistes sortis du même moule typiquement Sturgeonien) : les secrets liés à la sexualité (ou à une forme affective, psychologique de sexualité, en tout cas) des protagonistes et les horribles situations qu’ils génèrent. Un aspect sexuel, transgressif, qu’on retrouve d’ailleurs dans le sous-genre du Fantastique dans lequel on classe souvent Un peu de ton sang.

Nous allons maintenant examiner chacun des deux textes.  Lire la suite