Cycle de la Culture – Iain M. Banks – Analyse

Un article, onze critiques, la dimension d’un livre

En avril 2020, je vous ai proposé un premier Guide de lecture du cycle de la Culture de Iain M. Banks, qui se voulait le plus pratique possible, y compris via une longueur contenue, à dessein limitée, afin de ne pas effaroucher le lecteur potentiel. Le corollaire étant que je n’entrais pas dans une analyse approfondie, me bornant à dessiner les contours des ouvrages concernés, histoire de donner aux gens l’envie de les lire… ou d’en savoir plus. Cet article a, si j’en juge par les retours positifs que j’en ai eu, rempli son office, mais il m’a toujours laissé un goût d’inachevé. Ayant, au cours des trois derniers mois, relu de fond en comble le cycle, avec 50 pages de notes manuscrites à la clé, je vous propose aujourd’hui une analyse nettement plus minutieuse de cette saga, tout spécialement axée sur ses deux points forts / saillants, son aspect politique et son worldbuilding. C’est ma manière de rendre hommage à un de mes auteurs de SF préférés, et de marquer le dixième anniversaire de sa disparition.

La quatrième de couverture de l’édition poche (initialement parue en 1997) d’Une Forme de guerre, premier roman écrit par Iain M. Banks s’inscrivant dans le cycle de la Culture mais troisième publié en France, statue :  » Voici le troisième volume de la série de la Culture, la plus grande épopée galactique depuis Fondation, Dune et Hypérion. » À l’époque, cette assertion n’était absolument pas exagérée : il y a un quart de siècle, l’aura de la saga de Banks était telle (alors qu’elle était loin d’être achevée, puisque l’ultime tome ne sortira en VO que 15 ans plus tard) qu’on pouvait effectivement la comparer à ces références. En cette fin 2023, les choses ont pourtant bien changé : si, auprès des nouvelles générations de lecteurs, le rayonnement de Fondation et Dune est intact (peut-être d’ailleurs du fait de la sortie de séries ou films qui leur ont été consacrés et, incontestablement, d’une remise en avant continuelle des romans concernés), l’aura de Dan Simmons est moindre qu’à l’époque (et il est sans doute plus connu pour Terreur que pour autre chose, désormais, du fait de la série qui en a été dérivée) alors qu’il reste, pourtant, l’auteur de ce qui est peut-être le meilleur cycle de SF jamais écrit (les Cantos d’Hypérion) et, aussi sidérant, injuste et cruel, mais néanmoins malheureusement vrai, que cela paraisse, Banks est devenu un quasi-inconnu. Il était donc temps de proposer au lectorat d’aujourd’hui une analyse aussi complète que possible sur ce qui fait l’importance de ce cycle, sans le moindre doute un des plus essentiels sortis, en New Space Opera et SF Transhumaniste du moins, ces quarante dernières années. Un cycle qui réussit le paradoxal et impossible alliage de la noirceur la plus absolue et de l’humour le plus débridé, d’une SF hautement politique qui pourrait être l’héritière de la Nouvelle Vague mais qui, pourtant, déborde de Sense of wonder comme le plus exubérant des Space Opera de l’âge d’or, d’une littérature qui a l’énergie de la Science-Fiction américaine et la finesse de celle d’origine britannique.

Sommaire

Avant de débuter l’examen approfondi de chaque livre, je vais vous résumer ce qu’est la Culture qui a donné son nom au cycle, ce que fait d’ailleurs l’auteur de façon plus ou moins détaillée (et à chaque fois très légèrement différente) dans chaque roman ou dans le recueil de nouvelles L’Essence de l’art, y compris (même si c’est fait d’une manière très détournée) dans Inversions. En effet, chacun d’eux peut, théoriquement, se lire de façon indépendante ou dans le désordre (je vous invite à parcourir mon précédent article sur le cycle pour comprendre à quel point ce postulat doit être nuancé), et il est donc nécessaire à chaque fois de rappeler certains fondamentaux de cet univers (je rassure ceux qui souhaitent lire l’ensemble du cycle, la chose est faite avec suffisamment d’habileté pour ne pas être d’une redondance insupportable quand on enchaine les tomes). Mon résumé s’appuie sur l’ensemble des ouvrages (il est donc plus complet que le tableau de la Culture qui est brossé dans chaque bouquin individuel), sur des déclarations de Banks en interview et sur un article d’une vingtaine de pages écrit par l’écossais, Quelques notes sur la Culture, que vous retrouverez dans le paratexte de Trames. Si vous connaissez déjà les fondamentaux de cet univers, vous pouvez vous rendre directement au Sommaire des critiques.

Avant d’aller plus loin, deux précisions de nature chronologique importantes sont à apporter : premièrement, par rapport à notre propre présent, en tant que lecteurs, au XXIe siècle, certains romans de la Culture se situent dans le passé (Une Forme de guerre se déroule au XIVe siècle, Excession et une partie – les flashbacks – de L’Usage des armes au XIXe), une des nouvelles du recueil L’Essence de l’art se déroule quasiment dans le présent (1977), la plupart des tomes se passent dans un futur plus ou moins lointain (XXIXe siècle pour Les Enfers virtuels, le plus avancé dans la chronologie interne de cet univers), et l’histoire de l’un a lieu à une époque non spécifiée (Inversions). La correspondance avec le calendrier terrien est explicitement donnée par l’auteur dans le paratexte d’Une Forme de guerre, qui décrit la guerre Idirane, et le reste peut le plus souvent être déduit de mentions furtives au fait que le tome X se déroule Y années après cette dernière, voire Z ans après un tome précédent (par exemple, on sait que Trames se déroule vingt ans après « la débâcle de Chel », au centre du Sens du vent). De fil en aiguille, on peut donc voir où chaque tome se situe, et constater que Banks fait des allers-retours dans le temps, la plupart du temps, tout comme il change dans l’écrasante majorité des cas de protagoniste, à quelques exceptions près (les textes étant le plus souvent complètement déconnectés entre eux ou l’apparition ultérieure dudit protagoniste étant plus anecdotique qu’une réelle continuation de ses aventures précédentes).

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La Culture : origines et fondamentaux politiques

Pour comprendre le cycle de la Culture, il faut bien saisir qu’on a ici affaire à une SF hautement politique. Évacuons immédiatement l’assertion selon laquelle toute Science-Fiction le serait : elle ne résiste pas à une connaissance même basique de l’histoire du genre ou de sa taxonomie, et n’est, le plus souvent, que le fruit d’une méconnaissance de ce qui se fait, par ailleurs, à l’étranger. D’une part, il y a, il y a toujours eu, et on ose espérer qu’il y aura toujours une SF aux fondamentaux autres, basée sur le divertissement, l’aventure, l’émerveillement, la réflexion philosophique, et ainsi de suite, et d’autre part, une œuvre de SF (et celle de Banks en est un excellent exemple) peut mêler plusieurs aspects, avoir plusieurs dimensions, et ne pas se réduire à l’une d’elles. Rassurons aussi ceux qui sont allergiques à la SFFF militante et / ou qui fait preuve d’un énorme manque de nuance : rien de tel ici. Comme nous le verrons, l’écossais confronte son utopie anarcho-communiste a ses contradictions, ses failles, ses mensonges, ses compromissions, et aussi fréquemment aux dilemmes éthiques et moraux induits par son statut de grande puissance galactique, et son propos n’est que finesse, (presque) jamais en noir et blanc mais (quasiment) invariablement en nuances de gris.

La Culture est une entité politique formée il y a plus de neuf mille ans par des éléments de 7-8 civilisations pan-humaines (voir plus loin ; ce chiffre est cité par l’auteur dans les annexes de Trames, et son imprécision peut s’expliquer soit par le fait que les détails se sont perdus au fil des millénaires, soit qu’il compte dedans les Gziltes de La Sonate Hydrogène, qui ont participé à la conférence fondant la Culture sans pour autant la rejoindre) qui avaient, dans l’espace, trouvé plus de facilités à s’affranchir de ce que Banks appelle des Hégémonies (gouvernements et corporations, au sens capitaliste et non médiéval du terme). En effet, le progrès technologique et l’accès à des ressources énergétiques et matérielles illimitées, interplanétaires, puis interstellaires, leur avaient permis de se libérer de leur domination, et de mettre en place une société post-pénurie / pratiquant une économie de l’abondance, d’essence marxiste, donc, se doublant d’une utopie ayant banni les inégalités, les discriminations (Les Enfers virtuels parlent de « L’égalitarisme obsessionnel de la Culture », page 240 du volume 1 de l’édition grand format), le racisme (mais voyez tout de même la critique de La Sonate hydrogène à ce sujet…), la pauvreté, la famine, les maladies, les oppressions, les hiérarchies, les élites, la propriété individuelle (la seule forme de propriété reconnue par la Culture est la mémoire et les pensées des individus : les violer est sans doute son plus grand, voire son seul tabou), les secrets (particulièrement ceux d’État) et autant que possible, la guerre. Les Culturiens ont abandonné la conduite quotidienne de la société (notamment les processus industriels) et une bonne partie du processus de décision à ce que l’on appelle les Mentaux, qui sont trois niveaux d’évolution au-dessus des IA les plus simples, afin, là encore comme dans la vision marxiste d’une société post-capitaliste, de pouvoir consacrer leur vie à une passion, un loisir, une recherche quelconque (le jeu sous toutes ses formes pour Jernau Gurgeh dans le bien nommé L’Homme des jeux, recouvrir 3 millions de Km² d’une des Plaques d’une Orbitale avec les pylônes d’un funiculaire à voile pour un personnage mentionné dans Le Sens du vent, etc.). Par essence, cette société est donc anarchiste, mais les contraintes, notamment technologiques et environnementales, de la vie dans l’espace font qu’un degré minimum de coopération est nécessaire : comme le dit l’écossais lui-même dans Quelques notes sur la Culture, notamment, cette dernière est anarchiste vue de l’extérieur et communiste à l’intérieur. C’est d’ailleurs sous ce dernier terme que l’oligarque Veppers, principal antagoniste des Enfers Virtuels, désignera les représentants locaux de la Culture présents dans sa propre civilisation, entre autres termes peu flatteurs dans sa bouche d’hyper-capitaliste (« Un ramassis d’efféminés et de femelles anormalement agressives »). Banks en parlera aussi dans la novella L’Essence de l’art comme d’une « utopie anarchiste libertaire ».

D’autres facteurs (la faculté de changer de genre à volonté dont est pourvue l’écrasante majorité des Culturiens, comme nous le verrons, le refus de terraformer des planètes par conviction écologiste, etc.) font que la Culture a tout 1/ d’une Utopie 2/ Progressiste. Cela n’est pas un hasard, mais plutôt le reflet à la fois des convictions de gauche de Banks et peut-être surtout de son projet littéraire et science-fictif quand il a conçu ce cycle : il part du principe que la SF est une conversation permanente entre anciens et nouveaux auteurs, et que ces derniers doivent faire plus, mieux… ou différent. Constatant que la SF écrite avant qu’il ne se lance dans le genre est majoritairement dystopique, il conçoit donc une utopie, pour se démarquer. Il a aussi pour projet de mêler le meilleur de la science-fiction américaine et anglaise, prenant le meilleur de chacune (la vitalité, le côté accrocheur de la première, la qualité littéraire de la seconde) et rejetant ce qu’elle a de moins pertinent (il perçoit une certaine naïveté politique chez ses confrères outre-Atlantique, et décide donc de faire plus profond et surtout plus nuancé).

La Culture, ayant atteint le sommet (entre autres) auquel peut aspirer une société progressiste, considère son modèle comme parfait, et veut faire profiter de ses bienfaits les sociétés, pan-humaines ou autres, moins avancées, ou plutôt moins éclairées. Outre une âme altruiste, donc, le culturien a tout du missionnaire (particulièrement celui des organisations appelées « Contact » et « Circonstances Spéciales » – CS pour les intimes -), mais il ne faudrait, pourtant, pas le prendre pour un doux rêveur : cette civilisation est, outre ledit altruisme, donc, connue pour plusieurs autres traits particulièrement saillants, dont un pragmatisme / matérialisme / utilitarisme affirmé (encore un trait marxiste), pour être rationnelle et sceptique, et pour l’adage selon lequel « on ne joue pas de tours à la Culture, sauf si on tient absolument à apprendre ce qu’impitoyable veut dire » (dans L’Usage des armes, Banks la compare à l’océan : calme, mais puissante, dangereuse). Elle est bien gentille, mais si vous essayez de lui jouer un tour pendable, elle vous le fera payer. Pas forcément par la violence (encore que, dans Le Sens du vent…), mais plutôt par des sanctions diplomatiques, économiques ou autres (certaines civilisations en sont encore à une économie capitaliste), qui peuvent parfois s’avérer bien pires.

Et même quand recours à la force il y a, il est (presque) toujours proportionné et aussi limité que possible (la fin du Sens du vent ou la conception de la classe Abominator venant nuancer cette assertion : l’auteur déclare à propos de cette dernière, dans Les Enfers virtuels, que la Culture l’a créée parce qu’elle craignait de ne pas être prise au sérieux si on la pensait trop gentille). Et appliqué avec une sidérante humanité : un dictateur génocidaire d’une planète primitive ne sera pas assassiné, mais enlevé, et passera le reste de sa vie à vivre comme un coq en pâte dans un quelconque paradis tropical artificiel. L’important est qu’il ne puisse plus nuire à son peuple, le reste n’étant, du point de vue culturien, que vengeance mesquine ou barbarie inutile. Cette bienveillance dans le traitement des fauteurs de trouble, qu’il s’agisse de potentats dont l’influence ne dépasse pas leur propre continent ou au contraire, d’une civilisation entière affectant un volume interstellaire respectable, n’est d’ailleurs pas seulement intrinsèque à la Culture : elle-même s’inscrit dans une méta-civilisation galactique où les règles existent et ne sauraient être transgressées, surtout vu la puissance des espèces Aînées qui, en pareil cas, seraient amenées à sévir (on en a un petit aperçu dans Une Forme de guerre). La Culture a une démarche empathique, se jugeant trop civilisée ou raffinée pour haïr ses ennemis. Elle cherche à les comprendre, à saisir leurs motivations, puis à les battre sur leur propre terrain, avant de les traiter de façon à ce qu’ils ne s’opposent plus jamais à elle (les Idirans, par exemple, seront désarmés ou libres de s’en aller ailleurs, mais pas anéantis, vassalisés, dominés, etc.).

Pour interagir avec l’Autre, la Culture dispose de deux moyens : premièrement, la plupart des Mentaux (les super-IA) sont logés dans des vaisseaux géants (des kilomètres, voire des dizaines ou même des centaines, de long ; j’y reviendrai) contenant toutes les connaissances de cette civilisation, capables de fabriquer tout ce qu’elle sait manufacturer, et en général porteurs d’un grand nombre (des millions, le plus souvent) de ses citoyens, humains ou drones (IA mineures au niveau d’intelligence quasi-humain ayant une taille variant entre deux mains jointes et une grosse valise) ; la Culture est donc d’essence holographique, chaque partie contenant, d’une certaine manière, le tout, et pouvant faire office d’ambassadeur (Banks ira même plus loin en disant que les vaisseaux ne représentent pas seulement la Culture, mais qu’ils sont la Culture). Deuxièmement, il existe, comme je l’ai brièvement mentionné, des institutions, Contact et CS (il faudra attendre la dernière phase du cycle – voir la section dévouée aux Enfers Virtuels – pour apprendre qu’il en existe trois autres), la première étant le service d’exploration / diplomatique / premier contact, le second étant défini de plusieurs manières très éclairantes par divers personnages ou directement par l’auteur (par les déballages d’infos dont il est coutumier, mais qui sont invariablement passionnants) tout au long du cycle. Pour l’un, Circonstances Spéciales agit dans l’équivalent moral d’un Trou Noir, quand l’éthique normale ne peut plus s’appliquer. Dans un autre cas, on décrit CS comme une organisation au service des anges, mais dont les agents ne se comportent pas pour autant gentiment. Mais la meilleure explication est donnée dans Les Enfers virtuels, où CS est définie par un lapidaire, très éclairant et Ô combien vrai « Renseignement militaire, espionnage, ingérence profonde, coups tordus ».

Les agents (humains, drones ou Mentaux) de Contact et / ou CS (voire des trois autres sections qui, comme CS à l’origine – avant de s’en émanciper -, sont des branches spécialisées de Contact) sont au centre d’une bonne partie des livres du cycle, même si l’écossais aime aussi souvent placer une partie du point de vue chez des agents non-Culturiens, chez les ennemis de la Culture, ses « victimes » (Le Sens du vent), les indigènes qui sont l’objet de ses manipulations, etc. On n’entre pas chez CS sur demande, mais sur invitation. Et ils sont très sélectifs. Ils sont l’élite de l’élite… dans une société abhorrant l’élitisme. Objet d’envie chez certains, de crainte pour d’autres, synonyme de mystère excitant avec un petit goût d’interdit pour la plupart (ce qui, comme pour l’élitisme, est profondément paradoxal : dans une société d’absolus moraux idolâtrant la transparence, CS n’est que relativisme et secrets), Circonstances Spéciales est à la fois un mal nécessaire (en temps de guerre tout particulièrement), le contraire de ce qu’est supposé être la Culture, et paradoxalement, un de ses éléments les plus emblématiques.

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L’axe central du cycle

Tout ce que je viens de vous décrire est vrai. Mais dans le même temps, pratiquement tout ce qui a été dit est faux, ou à nuancer, ou vrai la plupart du temps mais pas dans certaines circonstances, ou vrai pour certains éléments de la Culture et pas pour d’autres, ou vrai du point de vue de cette dernière mais pas de celui de ses critiques ou de ses ennemis. Une très grosse partie du cycle s’articule autour du fait de confronter cette utopie à des dilemmes éthiques ou moraux, à ses failles, à ses contradictions, et peut-être surtout à d’autres systèmes, extraterrestres ou pan-humains, qui constituent des opposés, au moins sur un plan précis, de la Culture. L’essence de la saga, et son principal intérêt (avec son worldbuilding d’une exubérance incroyable) est là.

D’ailleurs, les plus fins connaisseurs des systèmes idéologiques ou politiques parmi vous n’ont probablement pas manqué de déceler au moins trois contradictions évidentes dans ce qui précède : premièrement, si la Culture est une utopie anarchiste, comment peut-elle avoir des institutions comme Contact ou CS ? Deuxièmement si la Culture est si farouchement égalitariste, comment peut-il y avoir une élite comme CS ? Et dans le même ordre d’idées, le cycle est très clair sur le fait que les Mentaux sont hiérarchiquement supérieurs aux trois niveaux d’IA inférieurs, aux drones, et aux humains (Dans Les Enfers Virtuels, il est dit que tuer ou détruire un drone, un avatar ou un humain est un malheureux incident, tandis que détruire un vaisseau est un acte de guerre). Dans La Sonate hydrogène, QiRia, un humain qui a assisté à la formation de la Culture, déclare (page 197, édition grand format) : « Les Mentaux ont pris le contrôle il y a bien longtemps. La Culture a cessé d’être une civilisation humaine pratiquement après avoir été créée. Depuis, elle concerne essentiellement les Mentaux. » Comment peut-il y avoir une hiérarchie dans une société qui les abhorre, où elles sont supposées avoir été abolies ?

Plus encore que cela, dans cette société considérée (et surtout se considérant) comme altruiste et bienveillante, on remarquera avec intérêt que la notion de mépris n’est jamais bien loin, comme c’est exprimé à plusieurs reprises dans Une Forme de guerre : Banks déclare, par la voix de ses personnages, que la Culture a un certain mépris paternaliste envers les erreurs faites par des sociétés moins avancées qu’elle (ce qui ne rend le propos du roman Le Sens du vent que plus savoureux et intéressant, puisqu’elle y est confrontée aux conséquences explosives – dans tous les sens du terme – de ses propres erreurs passées), et surtout, la culturienne Fal, qui fait partie de l’élite de la Culture (une des rarissimes humaines capable de raisonner avec autant d’acuité qu’un Mental), déclare « […] notre mépris déguisé à l’égard des primitifs, le mépris où nous tiennent les Mentaux, ainsi que nous nous en doutons tous » (propos qui seront confirmés dans Excession, qui mentionne « le dédain aristocratique des Mentaux envers la conscience biologique »). À la fin de L’Homme des jeux, un drone parlera également à Jernau Gurgeh des « Mentaux qui nous manipulent, vous et moi », ce qui indique clairement que même si certains drones peuvent manipuler les humains, eux-mêmes ne sont que des pantins dansant au bout de fils manipulés par les « dieux » IA (c’est d’ailleurs comme cela que Yime, un personnage du roman Les Enfers virtuels, perçoit inconsciemment la hiérarchie-qui-n’en-est-pas-une de la Culture). Pour le bien commun, heureusement… la plupart du temps !

Ce qui nous conduit d’ailleurs à un axe secondaire du cycle, à savoir la question des moyens, de leur moralité : employer des moyens immoraux pour faire le Bien, maintenir l’utopie, l’étendre à d’autres races ou à d’autres sociétés pan-humaines, est-ce moral ? Faire du mal à un individu ou à un groupe relativement réduit de vaisseaux / drones / êtres pour faire un plus grand Bien ou un Bien qui touchera infiniment plus de monde, est-ce éthique ? Une utopie faisant ce genre de calculs, employant ce type de méthodes, est-elle vraiment une utopie ?

Ces apparents paradoxes ne relèvent évidemment pas d’une maladresse de la part de Banks, mais bien d’un processus qui, tout au long du cycle ou quasiment, confrontera la Culture à ses contradictions. Et outre celles précédemment évoquées, il y en aura bien d’autres : cette civilisation, supposée être le parangon, l’apogée du Progressisme, se considérant comme parfaite, fait tout pour éviter de changer, devenant dès lors et de fait… hyper-conservatrice. La Culture s’étend par la construction de vaisseaux mobiles, d’Orbitales (des stations spatiales annulaires de dix millions de kilomètres de circonférence en moyenne, formées d’un collier d’éléments appelés Plaques dont chacune est assez grande pour abriter l’équivalent de continents et d’océans, et assemblées à partir des débris, astéroïdes ou comètes, parsemant quasiment chaque système stellaire) ou l’aménagement d’astéroïdes mobiles, pas par la conquête ; de plus, on est libre, à l’échelle d’un individu ou d’une faction entière (voir plus loin), d’en partir ou de ne plus suivre à la lettre ses règles ; s’il n’y a donc pas d’impérialisme territorial / militaire ou de colonialisme, même des civilisations neutres ou relativement bien disposées à son égard reconnaîtront qu’elle mène pourtant bel et bien, via Contact (ouvertement) ou pire, CS (clandestinement), un impérialisme / une colonisation idéologique, tentant de faire progresser d’autres sociétés en direction de son propre modèle. Lorsque Banks introduit, en fin de cycle, les Au-delà en réalité simulée, certaines civilisations extraterrestres prennent la position farouchement anti-Enfers virtuels de la Culture, sa volonté d’obliger ceux qui en créent à les fermer, comme (je cite) un impérialisme moralisateur.

Cette civilisation qui se définit par son pacifisme déclenche tout de même plusieurs conflits au cours du cycle (dans Une Forme de guerre, Fal soulignera même le profond paradoxe qui consiste, pour la Culture, à faire la guerre au nom de la paix), et une fois qu’elle a mis le pied dans la porte de l’usine d’armements au cours de la guerre Idirane, elle ne cesse par la suite d’affiner son outil militaire, même si en apparence, elle désarme massivement. On notera aussi l’hypocrisie qui entoure Contact et CS : de service diplomatique / premier contact, la première de ces sections se mue en structure militaire en cas de danger, tandis que la seconde devient son service de renseignement, contre-espionnage, opération spéciales, etc. De même, une déclaration dans Excession éclaire d’un jour nouveau cette soif de nouveaux horizons, de contacts avec d’autres races ou civilisations pan-humaines : « la Culture découvre et juge les autres sociétés » : les Anciens s’étant, dans leur immense majorité, retirés de la vie galactique et les Sublimés ne se préoccupant plus guère des affaires du Réel, la Culture pense qu’il est de son devoir de s’assurer que les entités politiques moins puissantes qu’elle se conforment à sa version du Bien, à laquelle elles ne pourront de toute façon pas s’opposer en raison du fait qu’à ce stade, les pouvoirs des culturiens ne sont guère inférieurs à ceux des « dieux » sublimés. De fait, à l’échelle du cycle tout entier, la seule force que la Culture ne veut surtout pas offenser est formée par les Dra’azon (dans Une Forme de guerre), et la seule contre laquelle elle se révèle complètement impuissante est l’Excession qui donne son nom au roman éponyme. Toute la question étant évidemment de savoir si la conception du Bien de la Culture est la bonne, si elle est en droit de l’imposer même si c’est en effet le cas, et si, comme nous l’avons déjà évoqué, les moyens dont elle use pour ce faire si les deux premières réponses sont positives sont moraux, éthiques… ou pas. Des romans comme L’Usage des armes et Le Sens du vent tentent de répondre à cette troisième interrogation.

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La Culture : une structure (paradoxalement) dynamique

On l’a vu, le paradoxe avec la Culture est qu’elle a atteint le sommet du progressisme, et donc, considérant son modèle de société comme parfait, elle résiste aux tentatives de changement venues de l’extérieur, devenant, de fait… conservatrice. Cette civilisation est aussi très loin des empires très fréquents en Space Opera ou en New Space Opera, colonisateurs, s’étendant par la conquête, et réprimant férocement toute tentative de sécession. Elle est en bonne partie d’essence mobile (les Rocs – astéroïdes aménagés – et les vaisseaux le sont par essence, mais même les gigantesques Orbitales peuvent être déplacées), ce qui fait que la notion de frontière physique n’a pas de sens pour elle. La Culture pourrait toutefois maintenir une emprise idéologique ou politique sur ses composantes, mais elle ne le fait pas… bien au contraire. Qu’il s’agisse d’un humain ou d’un vaisseau faisant des dizaines de kilomètres de long, les individus peuvent peu à peu prendre de la distance avec le courant principal de leur civilisation mère, les astronefs gagnant, selon le degré d’indépendance qu’ils prennent, le statut d’Erratique, d’Excentrique, de Sabbatique ou rejoignent une des autres composantes de l’Ultériorité de la Culture.

Mais la chose va bien au-delà de cela : une fraction significative peut se détacher de la Culture, comme la Faction Pacifiste (qui a refusé l’entrée en guerre contre les Idirans, et dont une partie n’a jamais réintégré la maison-mère même après la fin des hostilités. Et on parle là de millions de vaisseaux, de centaines d’Orbitales et de systèmes stellaires entiers !), la Tendance Bof-laisse-tomber, qui, malgré le fait que la Culture (qu’elle appelle « le continent », ce qui vient donc en contradiction avec l’hypothèse de ceux qui font un parallèle – vrai mais limité – entre la création de Banks et l’Empire Britannique) soit une civilisation profondément hédoniste, trouve qu’elle est encore trop sérieuse (!), ou bien les Elenchs Zététiques, qui, refusant le conservatisme de la Culture et son refus de changer au contact d’autres civilisations, cherchent précisément le contraire, c’est-à-dire à se modifier, s’enrichir, en interagissant avec elles. On considère que la Culture est une des civilisations les plus dynamiques de la galaxie, mais sur ce plan, elle est largement dépassée par les Elenchs. Cette tendance à se scinder en sociétés filles peut bien sûr être expliquée par la nature de la Culture (non hiérarchique, non territoriale, non impérialiste, anarchiste, etc.), mais un passage de La Sonate hydrogène (page 133, édition grand format) démontre qu’une autre explication peut être avancée : on y apprend qu’elle n’était à l’origine qu’un agrégat de civilisations « incroyablement disparates », dont certaines acceptaient à peine de se parler. On peut dès lors penser que certaines lignes de fracture existaient dès sa fondation, et que certaines crises ou le refus du courant principal de changer sur certains plans n’aient fait que les élargir, menant à une scission qui était donc inévitable dès l’origine, inscrite dans l’ADN même de la Culture. On peut ainsi parfaitement imaginer qu’une de ces sociétés, plus pacifiste encore que les autres, soit à l’origine de la formation de la faction du même nom au déclenchement de la Guerre Idirane.

Et d’ailleurs, puisque nous évoquons le sujet du « sérieux », entre autres traits d’humour (nous y reviendrons) Banks entretient, au fil des romans, un comique de répétition avec le terme Gravitas, mot latin désignant une des vertus romaines cardinales, et dénotant le sérieux, la dignité, la retenue, la rigueur morale et la responsabilité (au passage, entre autres anomalies de la traduction – là aussi, on y reviendra -, ledit running gag a parfois été ignoré, mal compris ou mal rendu dans certains tomes, notamment en employant le terme gravité qui peut aisément se confondre avec la Pesanteur). Interrogé sur cette blague récurrente, Banks prétendra qu’un manque de Gravitas a été reproché à la Culture par une autre civilisation ne supportant pas les noms loufoques de ses vaisseaux, même si on est en droit de penser que ladite remarque venait plutôt d’un critique rabat-joie. Et bien entendu, les Mentaux / Banks étant ce qu’ils sont, des noms de vaisseaux encore plus désopilants contenant « Gravitas » ont fleuri à chaque tome ou quasiment.

Un individu, humain ou vaisseau, qui ne se reconnait plus dans la Culture (et c’est un thème récurrent dans le cycle : comme nous allons le voir, de nombreux culturiens ne supportent pas son manque de vitalité civilisationnelle – un signe de plus de son conservatisme -, qu’ils cherchent donc ailleurs) et s’en va visiter des planètes plus primitives est (presque) systématiquement surveillé, par un drone de Contact pour un humain, par un autre vaisseau dans le cas d’un astronef. Il s’agit de vérifier que les premiers ne vont pas se transformer en prophète / dieu, despote ou savant fou sur quelque monde arriéré, et que les seconds ne vont pas faire n’importe quoi avec la considérable puissance dont ils disposent (par exemple interférer avec les plans de Contact ou CS).

À l’inverse, une espèce pan-humaine moins avancée ou une race extraterrestre peut vouloir rejoindre la Culture : cela peut ne concerner qu’un individu, une société entière, une seule planète ou un unique vaisseau / Mental. Par exemple, dans La Sonate Hydrogène, ultime tome du cycle (on rappellera que Iain M. Banks étant décédé en 2013, celui-ci est achevé), un Mental de la Culture s’est en quelque sorte « hybridé » avec celui d’une race alien, adoptant une partie de ses substrats ou protocoles de calcul. L’occasion pour le lecteur de constater que si le racisme est évidemment absent de cette utopie progressiste, certains Mentaux réagissent de façon violente à ce genre nouveau de métissage, employant même quelques termes bien au-delà des limites acceptables, comme abomination ou perversion. Ce qui entre d’ailleurs en collision frontale avec la politique professée par la Culture en matière de mélange des espèces, comme le résume un personnage secondaire de L’Usage des armes, Tsoldrin Beychaé : « La Culture semble parfois beaucoup insister pour que la mixité interraciale soit non seulement permise, mais également souhaitable. Presque un devoir. » Ce qui est valable pour les humains ne l’est donc pas pour leurs dirigeants IA ? Les règles pour l’élite seraient-elles différentes de celles appliquées au citoyen de base ? Où est l’utopie anarchiste, dans ce cas ?

Voilà donc une preuve de plus des contradictions injectées par Banks dans sa création (et de la nuance qu’il a pu lui apporter, loin des édifices monolithiques, absolus, créés par d’autres auteurs de SF) et des illusions entretenues par les Mentaux, qu’ils tentent de les imposer aux autres ou qu’ils en soient eux-mêmes les victimes : si Excession démontre une chose, c’est que malgré leur prétendue sagesse et supériorité intellectuelle, ils sont aussi susceptibles que le dernier des seigneurs de guerre, des rois barbares, de succomber à l’attrait de l’éclat des joyaux, fussent-ils la promesse de progrès technologiques inédits catalysés par l’apparition mystérieuse d’une anomalie spatiale, un artefact venu d’un Ailleurs aussi extrême qu’inimaginable.

Le fait de rapprocher une société non-culturienne, pan-humaine ou alien, des valeurs de la Culture est un objectif récurrent des agents de Contact / CS dépeints dans le cycle. C’est même le but ultime et avoué de cette civilisation : étendre l’utopie à la galaxie entière, dans la paix, la concorde, le vivre-ensemble, etc. Même si le discours officiel est plus mesuré : Contact est supposé éviter de transformer d’autres sociétés en mini-Cultures, tout en les aidant à réaliser leur potentiel.

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La Culture – Qui, où, quoi ?

Nous avons déjà évacué la question du « quand », donc passons à la contrepartie spatiale de ce questionnement. La Culture est principalement située dans la Voie Lactée, notre galaxie. Elle a d’ailleurs, du fait de son essence essentiellement mobile, une répartition spatiale inhabituellement vaste, presque de façon indécente, selon les espèces les plus territoriales et les plus rigides. Et les choses empirent quand on s’aperçoit, au fil des tomes, qu’elle s’étend encore au-delà : L’Homme des jeux se déroule en bonne partie dans le Petit Nuage de Magellan (galaxie satellite de la nôtre), la fin d’Une Forme de guerre mentionne une culturienne qui revient de vacances dans le Grand, celle d’Excession précise qu’un vaisseau se dirige vers Leo II (trois fois et demi plus distante que le Petit Nuage, excusez du peu !), et plusieurs tomes évoquent une expédition en route pour Andromède ! Toutes ces précisions galactographiques pourraient n’être qu’anecdotiques si à elles seules, elles ne signaient pas déjà une singularité par rapport à la SF récente, et n’étaient pas un marqueur de l’ambition et de la qualité du worldbuilding du cycle.

La majeure partie des culturiens est formée par des (pan-)humains : Banks part en effet du principe qu’avec quelques variations morphologiques ou physiologiques, le « type humain est le plus communément répétitif » (Les Enfers Virtuels page 100, édition grand format) dans la galaxie, y apparaissant à intervalles réguliers un peu partout (page 133 de La Sonate hydrogène, il parle de « l’immense métaespèce humanoïde »). Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’humanoïdes d’un type différent, ou de races aliens adoptant d’autres plans corporels ou d’autres biochimies (il en donne d’ailleurs de nombreux exemples), mais dans la Culture, les humains sont majoritaires. Un corollaire intéressant est que ceux de la Terre ne sont qu’une espèce pan-humaine parmi d’autres et qu’ils ne sont pas à l’origine de la Culture, qu’ils finiront pourtant par rejoindre au début des années 2100 (la plus grosse des deux nouvelles de L’Essence de l’art montrant la première mission d’observation culturienne à la fin des années 1970). Les drones, des IA au niveau d’intelligence humaine et à l’échelle métrique (un Mental, lui, fait 15 m de long et 10 000 tonnes, tout cela sans compter le vaisseau dans lequel il est typiquement enchâssé), forment l’écrasante partie du reste de la population. 95% des culturiens naissent et vivent sur une Orbitale (voire un Roc) : il est très rare de naître sur un vaisseau, et encore plus sur une planète (du simple fait que la Culture n’en occupe qu’extrêmement peu). Malgré tout, chaque gros vaisseau transporte des millions, voire parfois des milliards (pour la classe Système) de citoyens.

Les vaisseaux sont un point capital du cycle, et ce pour trois raisons : d’abord parce qu’ils sont un élément essentiel de son worldbuilding, ensuite parce que c’est l’endroit le plus visible où se manifeste l’humour de Banks (il leur donne souvent des noms désopilants, qui ont tant marqué certaines personnes qu’ils ont ensuite été employés pour de vrais engins de pointe : le premier sous-marin piloté ayant plongé au point le plus profond de chacun des cinq océans est appelé DSV Limiting Factor, du nom du vaisseau de guerre démilitarisé qui transporte Gurgeh dans L’Homme des jeux, et Elon Musk, très grand fan du cycle, a repris des noms qui en sont issus pour les barges de récupération utilisées par SpaceX : Just read the instructions, Of course i still love you et A shortfall Of Gravitas), et enfin parce qu’ils constituent de véritables personnages et pas seulement des véhicules (c’est tout particulièrement visible dans Excession et La Sonate Hydrogène où, dans les deux cas, des groupes de Mentaux de vaisseaux se constituent pour faire face à une crise, ainsi que dans Les Enfers virtuels, où Demeisen, l’avatar de l’astronef de classe Abominator En dehors des contraintes morales habituelles, est un des antihéros les plus mémorables d’un cycle qui n’en manque pourtant pas). Si l’on adhère à l’idée qu’au moins sur certains plans, la Culture est une allégorie de / est modelée sur l’Empire Britannique, l’importance des vaisseaux dans cet univers n’a rien d’étonnant : après tout, ce sont ses flottes, militaires comme commerciales, qui ont donné à la couronne anglaise son importance sur l’échiquier politique mondial.

Banks emploie un acronyme de trois lettres avant le nom de chaque astronef qui permet, de façon astucieuse, de combiner son allégeance / sa fonction et de donner une idée de sa taille approximative (sachant qu’au sein d’une taille donnée, il existe différentes classes affinant la mesure : les plus petits des vaisseaux de plein droit – par opposition aux navettes et autres modules -, la classe Éboulis, font environ 80 mètres de long, tandis que les plus grands, la classe Système – à ne surtout pas confondre avec la désignation de « Véhicule Système » -, atteignent les 200 kilomètres). L’acronyme de trois lettres finit par « L » (pour « Limité ») pour les plus petits, « M » pour les moyens (dans Excession, est aussi employé le terme Intermédiaire, mais l’harmonisation des traductions au sein du cycle étant ce qu’elle est…) et « G » pour les plus vastes (plus « R », pour « Rapide », pour certains astronefs de combat). Il commence par « UO » pour un vaisseau de guerre (« Unité Offensive »), par UC (« Unité de Contact ») ou par VS (« Véhicule Système ») pour les autres, selon la taille : d’après un passage dans Trames, les UCG seraient les plus petits des vaisseaux majeurs et les VSG les plus gros (puisque Banks parle d’une nouvelle classe, les VCG -pour « Véhicule de Contact Général »- qui serait entre la grosse UCG et le petit VSG) . Il y a parfois quelques lettres supplémentaires, pour certains types de vaisseaux particuliers : un « e » minuscule peut notamment être ajouté dans le cas d’un Excentrique (le N’allez Pas Confondre… dans La Sonate Hydrogène, par exemple).

Ce sont les VSG et les UOR qui se taillent la part du lion dans l’ensemble du cycle, mais des tas d’autres types sont abordés au fil des tomes (UCG, UOG, etc.), y compris certains que je n’ai pas mentionnés (Super-Tracteurs, SR, etc.). À part pour certains vaisseaux militaires ou particulièrement Excentriques (au sens donné plus haut), il y a quasiment toujours des humains ou au moins des drones à bord.

Je ne vais pas entrer dans le détail des capacités des vaisseaux de la Culture, sinon pour dire qu’elles sont considérables : que ce soit en termes de vitesse (qui peut frôler un quart de million de fois celle de la lumière !), d’armement (ils peuvent littéralement détruire des Orbitales entières si besoin), de défenses (au début d’Une Forme de guerre, l’un d’eux se cache dans les couches externes d’une étoile), de capacités de guerre électronique (dans L’Usage des armes, l’un d’eux paralyse tout un spatioport à une année-lumière de distance) ou de capacités industrielles (un gros VSG peut fabriquer des vaisseaux plus petits que lui, y compris d’autres VSG de classes inférieures – c’est sa manière de se « reproduire », puisqu’à au moins une reprise, un vaisseau-parent s’adresse à un des astronefs qu’il a forgés en le nommant « mon enfant ») ou autres. Détail amusant, le roman Les Enfers virtuels précise que chacun des millions de vaisseaux de la Culture possède son blog personnel et son fan club !

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Quelques mots sur la biologie des humains de la Culture et sur leur fin de vie

Il faut préciser qu’à part quelques excentriques ou « traditionnalistes », l’écrasante majorité des (pan-)humains de la Culture possède des altérations génétiques héréditaires. Leur étendue varie, mais typiquement, ils sont immunisés aux infections, peuvent vivre jusqu’à 350-400 ans, sont dépourvus de malformations, maladies héréditaires, etc., peuvent faire repousser des membres perdus, et peuvent changer de sexe (le processus étant réversible et prenant un an) rien qu’en y pensant (ce qui active des gènes et virus dormants intégrés à leur ADN), voire même adopter un état Neutre (comme Yime dans Les Enfers Virtuels). D’ailleurs, la langue de la Culture, le Marain, est non-genrée. Leur corps s’adapte aussi automatiquement aux environnements à gravité élevée. Nombre de culturiens possèdent des toxiglandes, un organe leur permettant de sécréter à volonté environ 300 drogues, favorisant le calme, l’euphorie, la concentration, etc., selon les besoins du moment. Beaucoup ont aussi un ensemble de gènes supplémentaires permettant la reproduction avec les membres d’espèces pan-humaines un peu trop éloignées de leur propre type. Et tous ont un système nerveux amélioré traitant la douleur comme une simple alarme, sans en ressentir les effets, car pour une telle civilisation centrée sur la notion d’hédonisme, elle est devenue insupportable, inacceptable, anathème.

Les femmes ont aussi un ensemble de modifications spécifiques à leur sexualité (elles peuvent avoir des orgasmes longs de plusieurs minutes) ou à la reproduction : elles ont une sorte de mode « contraceptif » par défaut (comme pour le changement de sexe, elles doivent désirer consciemment être enceintes pour déclencher les gènes ou les changements physiologiques adéquats), peuvent décider de mettre fin à une grossesse par elles-mêmes si elles changent d’avis, voire de geler le développement d’un embryon, de le mettre en stase, pendant des durées pouvant être conséquentes (c’est un point clé de l’intrigue secondaire d’Excession).

Le corollaire de ce contrôle de la Culture sur la biologie de ses citoyens est que leur évolution naturelle est figée (à part pour les rarissimes individus qui ont gardé le génotype de base), remplacée par des options dans un catalogue de procédures d’ingénierie génétique. Certains culturiens (Byr dans Excession, par exemple) trouvent que c’est une mauvaise chose, et que l’évolution humaine devrait pouvoir se poursuivre sans interférence. C’est d’ailleurs une thématique qui a été quelque peu développée dans un contexte « culturien » mais pas écrit par Banks, à savoir le vaste cycle Polity de Neal Asher. Mais nous en reparlerons à la fin de cette monographie.

Beaucoup de culturiens ont en outre des modifications que l’on qualifiera de « cybernétiques » : elles se limitent à un « Lacis Neural » chez la plupart (une résille intra-cérébrale leur permettant de sauvegarder leur « état mental » – leur personnalité, leur mémoire – si leur corps est détruit), mais peuvent être BEAUCOUP plus conséquentes chez certains agents d’élite de CS (nous en avons un aperçu dans Trames). Certains culturiens, voire pan-humains extra-Culturiens (comme deux des Gziltes de La Sonate Hydrogène, par exemple), ont aussi des modifications morphologiques (de nature biologique et pas cybernétique) considérablement plus étendues que la normale : bras ou pénis supplémentaires, voire abandon complet, au moins transitoire, de la forme humaine, pour transférer leur état mental dans un corps extraterrestre, artificiel ou animal. Quand la modification est définitive ou de longue durée, ces personnes peuvent être qualifiées d’ex-Humains.

Le devenir d’un citoyen de la Culture une fois qu’il a atteint son espérance de vie (et parfois avant) est principalement évoqué dans Excession, Le Sens du vent, Les Enfers Virtuels (c’est même le point central de ce roman) et La Sonate Hydrogène : il peut décider de devenir physiologiquement immortel (c’est rare, pour des raisons expliquées dans Les Enfers Virtuels), choisir d’être Stocké (son état mental ou son corps inactifs étant conservé dans une mémoire informatique ou un vaisseau spécialisé comme le bien nommé Service Couchettes dans Excession), de rejoindre un des Paradis en réalité virtuelle à titre définitif, ou bien opter pour terminer pour de bon son existence, auquel cas son corps est expédié, en guise de rite funéraire, dans le soleil du système où il réside / le plus proche dans le cas d’un habitant de vaisseau.

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La Culture au sein de la méta-civilisation galactique

Dès le début du cycle, il y a des allusions au fait que la Culture est membre d’une vaste communauté ou méta-civilisation à l’échelle de la Voie Lactée, avec notamment la mention d’un Conseil Général Galactique apparemment similaire au Conseil de Sécurité de l’ONU. On sait aussi qu’outre les entités politiques interstellaires « normales », il y a des espèces dites Aînées (qui se sont retirées sur leurs planètes d’origine et n’interagissent plus de façon régulière avec les affaires politiques interstellaires, mais demeurent puissantes et respectées), ainsi que les civilisations Sublimées. La Sublimation est tout simplement le passage à un état ou domaine postphysique, un peu comme les bâtisseurs de Monolithes chez Arthur C. Clarke. La place exacte de la Culture dans le tableau d’ensemble, tout comme la nature de la Sublimation, sont floues pendant une bonne partie du cycle, avant que Banks ne se donne pour mission spécifique (comme il l’a déclaré en interview) d’enrichir / compléter le worldbuilding dans les derniers tomes (Trames, Les Enfers Virtuels, La Sonate hydrogène). De plus, comme tout auteur, il est influencé, parfois inconsciemment, par les évolutions du monde (réel) qui l’entoure : d’autres, comme Gérard Klein dans la préface de L’Homme des jeux, ont fait des parallèles entre la Culture et l’Empire Britannique, ou sur le fait que le système post-capitaliste de la Culture vienne en contrepoint du Thatchérisme, mais je ne peux m’empêcher de remarquer que Une Forme de guerre l’oppose à une puissance militaire au moins équivalente (au début du conflit) mais idéologiquement très différente, qu’elle finit par vaincre (tout comme l’Ouest a vaincu l’URSS) avant de sembler être / devenir, aux yeux du lecteur du moins (avec les informations sur la géopolitique galactique que l’auteur lui donne), la seule Hyperpuissance de la Voie Lactée (hors Aînés et Sublimés) dans Excession et Le Sens du vent, avec le côté « gendarme de la galaxie / on fait ce qu’on veut » que cela implique, puis de ne redevenir qu’une grande puissance parmi d’autres dans les trois ultimes tomes, sortis à partir de 2008 dans un monde réel soudain redevenu multipolaire, notamment du fait de l’émergence fracassante de la Chine. Même si tout cela est à nuancer, vu que, par exemple, les Idirans sont, à la base, plus une allégorie de l’Islam que de l’URSS (nous y reviendrons).

Sachez pour terminer que la Culture n’est pas la seule société dans son genre (altruiste, bienveillante, utopiste, etc.) dans le paysage galactique : outre ses « boutures » déjà évoquées (la Tendance, la Faction Pacifiste, les Elenchs, l’Ultériorité), elle a des cousins pan-humains (les Gziltes), sur lesquels vous apprendrez tout ce qu’il y a à savoir (et bien plus encore) dans La Sonate hydrogène, un mélange d’admirateurs / critiques / imitateurs en la « personne » de la FCGF (Fédératie Culturelle Géseptienne-Fardésile) dans Les Enfers Virtuels, et même une espèce complètement extraterrestre et de puissance équivalente, les Morthanveldes, sur le point de devenir une « deuxième Culture » dans Trames.

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Les phases du cycle de la Culture

Il faut bien comprendre, et ce pour de multiples raisons, que le cycle de la Culture n’est pas monolithique : les romans étant largement indépendants les uns des autres (voyez tout de même mon autre guide sur le sujet pour nuancer…), ils constituent moins des tomes qui se suivent que différentes itérations du même concept dans un cadre commun, même s’ils partagent parfois des personnages (c’est rare et relativement anecdotique) et font éventuellement référence à des événements survenus dans d’autres romans (ce qui ne gène jamais la compréhension d’un lecteur qui n’aurait pas eu l’occasion de les lire). On ajoutera que le fait que Banks n’ait rien publié relatif à la Culture entre 2000 et 2008 (en VO) ET qu’il y soit revenu avec l’intention revendiquée d’en élargir / préciser le worldbulding fait que les trois derniers livres se démarquent franchement des autres, souvent (très) flous en comparaison. Ledit worldbuilding est, par ailleurs, lui aussi séquentiel d’une deuxième manière, différente : si l’écossais peut évidemment avoir une idée inédite au cours de l’écriture d’un roman donné, on s’aperçoit qu’en fait, souvent, il commence par évoquer un concept, parfois très vaguement, dans un livre donné, avant de le développer significativement, voire d’en faire le sujet central, dans un des romans ultérieurs. La Sublimation a un rôle dans le premier volume du cycle de la Culture (Une Forme de guerre), mais le concept ne sera vraiment expliqué et développé que dans Le Sens du vent et, plus encore, dans La Sonate Hydrogène ; les sauvegardes d’état mental via un Lacis Neural ou un Garde-âme ont un rôle non négligeable dans Le Sens du vent, mais elles sont par la suite centrales dans Les Enfers Virtuels ; les Essaims d’Hégémonisation agressive sont évoqués très brièvement dans Excession, ont un rôle certain dans Les Enfers Virtuels, mais plus négligeable dans La Sonate Hydrogène, et ainsi de suite. Par contre, il est beaucoup plus probable que les trois autres sous-sections de Contact que Circonstances Spéciales soient une idée neuve, vu que l’auteur ne les a jamais évoquées, même furtivement, dans ses livres précédents.

Mais parmi ces axes structurant le cycle, le divisant en différentes « phases », un se détache nettement : le degré d’inclusion d’humour. Si celui-ci est présent dès le début, il est noyé, dans les trois premiers tomes, par une noirceur / un côté lugubre parfois extrême (L’Usage des armes étant, sur ce plan, très paradoxal : c’est le plus sombre des livres de la Culture, et de très loin, mais en même temps, c’est le premier où l’écossais introduit une dose significative d’humour, en tout cas bien plus que dans L’Homme des jeux ou pire, dans Une Forme de guerre, dont le sujet central est, après tout, rien moins que… la mort). L’Essence de l’art constitue une première phase de transition (si deux de ses trois nouvelles s’inscrivant dans le cycle de la Culture sont aussi sombres, dans leur genre, que L’Usage des armes, l’autre est nettement plus amusante), et Excession et Le Sens du vent une seconde. La saga n’adoptera son dosage définitif humour / sérieux ou noirceur que dans les trois derniers tomes qui, donc, se détachent encore nettement des autres sur ce plan là également.

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Ces généralités et explications étant terminées, je vais maintenant analyser en détail chacun des dix ouvrages composant le cycle de la Culture, en suivant globalement l’ordre de publication anglo-saxon (on rappellera que l’ordre français est légèrement différent : voir mon Guide de lecture pratique), à deux exceptions près : je vais parler de L’Essence de l’art en premier, et d’Inversions en dernier. Ces critiques sont certes lisibles de façon isolée, mais elles ont aussi (surtout…) été conçues pour favoriser l’intertextualité entre elles et / ou avec les romans qu’elles analysent. Si un élément venu du roman B (ou d’une autre critique présente dans le présent article) vient à l’appui d’une analyse développée dans le roman A, il sera cité, même si ledit élément n’est en fait pas présent dans le roman A. De même, chacune de ces critiques, outre une analyse du roman spécifique qu’elles concernent, a aussi pour but de contribuer à construire plus globalement une analyse de la Culture et du cycle dans son ensemble.

Sachez qu’il existe une autre nouvelle s’inscrivant dans l’univers de la Culture, appelée The Secret courtyard, un texte qui était présent dans le manuscrit de Trames mais qui est resté sur le sol de la salle de montage éditoriale et ne se retrouve donc pas dans la version commerciale du roman, mais qui n’a pourtant pas été perdu pour tout le monde : il a été réuni avec le premier chapitre, lui aussi retiré, de Transition (roman SF écrit par Banks mais ne relevant pas de la Culture) pour former un livret appelé The Spheres, publié à 500 exemplaires seulement dans le cadre de Novacon 40, une convention britannique de SF, en 2010. Je n’ai donc pas pu m’en procurer un exemplaire. D’après un résumé disponible sur Goodreads, je sais toutefois que cette nouvelle parle d’un prince (très probablement Oramen) qui découvre que son père assassiné gardait, dans une cour connue seulement de lui et de ses plus loyaux serviteurs, un harem « exotique ». Le prince développe pour une de ses occupantes, une femme horriblement défigurée, une étrange attirance.

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L’Essence de l’art (VO : The State of the Art) : Culture et dilemme

Publié en VO en 1991, L’Essence de l’art est le quatrième ouvrage s’inscrivant dans le cycle de la Culture, après Une Forme de guerre (1987 en VO), L’Homme des jeux (1988) et L’Usage des armes (1990). Et je dis bien ouvrage et pas roman, vu qu’il s’agit en fait d’un recueil de huit nouvelles, dont trois seulement relèvent de la saga qui est le sujet de cet article.

L’Essence de l’art a ceci de particulier que la plus courte des trois nouvelles est un bon reflet de l’ambiance très noire de la première phase (telle que définie plus haut) du cycle, tandis que la plus longue illustre un de ses axes récurrents, à savoir les dilemmes éthiques et moraux posés à la Culture dans son interaction avec des sociétés moins avancées qu’elle. S’il fallait résumer la thématique centrale de chaque ouvrage s’inscrivant dans le cycle de la Culture, on choisirait « dilemme » pour ce recueil : il est personnel pour la première nouvelle, à l’échelle de la Culture pour la seconde. Seul le texte de taille intermédiaire (32 pages), Descente, relève d’une autre thématique, même si lui aussi illustre très bien toute la noirceur des textes les plus précoces s’inscrivant dans l’univers de Banks.

Le premier texte, Un Cadeau de la Culture, fait une petite vingtaine de pages seulement, mais se révèle aussi haletant que puissant et surtout glaçant (on en vient d’ailleurs à regretter amèrement que Banks n’ait pas plus exercé dans la forme courte). Un ancien membre de la section Contact, Wrobik, s’est volontairement exilé sur une planète moins avancée, mais disposant tout de même de vaisseaux spatiaux et d’une technologie relativement développée. Contrairement à ce que Banks instituera plus tard (peut-être d’ailleurs en réaction à l’incident décrit dans cette nouvelle), il n’est pas surveillé par un drone culturien. Comme il l’explique, il a quitté un « Paradis morne » pour un système certes cruel et avide, mais aussi bouillonnant de vie et d’événements (l’auteur adoptera d’ailleurs le même genre de raisonnement pour expliquer la motivation de Byr à se rendre chez les Affronteurs dans Excession). De plus, il en avait assez de l’hypocrisie de Contact, dont la « morale prosélyte », interventionniste, implique parfois de commettre précisément ce qu’on est supposé empêcher chez les autres (guerres, assassinats, etc.) ; le narrateur déclare d’ailleurs explicitement : « J’avais refusé cette monstrueuse hypocrisie au profit d’une société ouvertement égoïste et intéressée, qui ne prétend pas à la vertu et affiche son ambition ». Une preuve parmi d’autres, s’il en fallait une, que Banks n’a minutieusement construit le concept idéologique, politique, civilisationnel, de la Culture que pour mieux en souligner les failles, les contradictions, les mensonges, les échecs, que pour mieux opposer la théorie idéologique aux actes concrets sur le terrain. Ou pour mieux démontrer, comme il le dira dans un autre tome, que pour que la plupart des citoyens des Orbitales s’endorment paisiblement dans leur Paradis, leur petit cocon d’hédonisme, d’autres doivent se salir les mains.

Des membres de l’espèce locale se sont procurés une arme de poing de la Culture, complètement obsolète par rapport à son équipement actuel, n’ayant que l’intelligence d’un animal domestique, mais néanmoins infiniment supérieure à ce dont ils disposent. Ils veulent l’utiliser pour abattre l’astronef d’un amiral qui doit bientôt visiter la ville, car elle seule est capable de percer ses défenses. Le problème est que comme toute arme culturienne, elle ne s’activera que si elle reconnait les marqueurs génétiques propres au génome standard de ses citoyens (tel que défini dans les généralités sur la biologie des humains de la Culture) : ayant appris l’identité réelle, culturienne, de Wrobik, ils tentent de le forcer à commettre l’attentat, mais initialement, il refuse, voulant rester fidèle à ses valeurs. Femme ayant opéré le changement de sexe permis aux culturiens mais toujours attirée par les hommes, Wrobik préfère, dans cette société pourtant homophobe, être considéré comme un homosexuel plutôt que de vivre la vie d’une des femelles de cette espèce, ce qui en dit long sur la place de la femme dans la société locale. Quand la vie de son compagnon est menacée par ses commanditaires, son dilemme moral n’en devient que plus grand…

Le deuxième texte, qui donne son nom au recueil, a, du haut de ses 116 pages, la dimension d’une novella (ou roman court, dans la terminologie française) : il met en scène deux protagonistes de L’Usage des armes, l’humaine Diziet Sma (agent de CS) et le drone Skaffen-Amtiskaw. Près de 115 ans après, elle fait le récit, à un étudiant voulant étudier cette planète, de son séjour sur Terre, au printemps 1977, alors que l’UCG (Unité de Contact Générale) Arbitraire évaluait ce monde (qualifié de « phase 3 avancée » : un prélude aux Niveaux Civilisationnels explicitement introduits dans Les Enfers Virtuels) depuis six mois, insérant du personnel chirurgicalement altéré pour passer pour les pan-humains locaux afin de décider si la Culture allait prendre ouvertement contact avec eux et mettre fin, ainsi, aux guerres, à la famine, aux inégalités, etc. (le texte illustre d’ailleurs la différence essentielle entre terriens et culturiens : les premiers vivent comme ils doivent vivre, tandis que le modèle de société et les pouvoirs technologiques des seconds leur permettent de mener leur existence comme ils le veulent ; la civilisation terrestre est basée sur la privation, celle de la Culture sur une « plénitude savamment équilibrée », toujours au bord de l’excès, le culturien vivant « dans un luxe inouï » sans rien avoir à accomplir en échange). Ou si ce monde va rester sous observation d’une machine de la Culture pendant… dix mille ans, servant de « groupe témoin » aux manipulations de Contact / CS sur d’autres mondes dans toute la galaxie (je vous rassure, d’autres textes du cycle nous apprennent que la Terre rejoindra la Culture bien avant un délai aussi énorme). Certains membres de l’expédition sont pour, d’autres pas, mais, quelle « surprise », la décision finale reviendra au Mental de l’UCG.

Les dilemmes moraux, éthiques, développés lors de cette évaluation sont le sujet central de ce texte, comme ils le sont d’ailleurs d’une bonne partie du cycle pris dans son ensemble. En cela, je rejoins ceux qui pensent que L’Essence de l’art est un bon moyen de décoder les intentions de Banks pour celui-ci, bien que je sois en relatif désaccord sur sa place de porte d’entrée possible dans l’optique de lire les ouvrages du cycle dans un ordre différent de celui de publication (je suis toujours persuadé que L’Homme des jeux est bien plus didactique).

Un passage mineur bien qu’intéressant du texte est celui où l’UCG explique aimer le désordre terrien, pensant que la Culture « infecte la galaxie de stérilité » (il ne parle pas au sens propre, mais d’une vie si parfaite, conservatrice, ordonnée, qu’elle en devient insipide), ce qui rejoint les réflexions de Wrobik dans la nouvelle précédente ou de Byr, par exemple, dans Excession, ainsi que celles d’un des humains de l’expédition, Linter, qui veut rester sur Terre même après l’éventuel départ du vaisseau parce qu’il s’y sent « vivant ». Banks explique que la Culture a expurgé de son environnement quasiment tout ce qui déplaisait, mais n’a en revanche pas su y conserver tout ce qui lui plaisait, ce qui fait que d’autres environnements (la Terre, l’Affront, etc.) peuvent s’avérer plus stimulants pour certains de ses citoyens ou Mentaux.

Si Un cadeau de la Culture illustre bien la phase la plus sombre du cycle, en revanche la novella L’Essence de l’art montre, tout au contraire, l’aspect humoristique qui y prendra de plus en plus d’importance (tout en traitant tout de même en parallèle de sujets hautement sérieux : nous ne sommes pas dans de la SF complètement loufoque non plus) : le recueil a aussi ceci d’intéressant qu’il permet de se frotter aux deux aspects du cycle à la fois, car chacun dans leur genre, ils peuvent effaroucher certains profils de lecteurs. En cela aussi, il constitue donc une bonne façon de mettre un orteil dans l’eau du bain pour voir si elle est à votre convenance.

Niveau worldbuilding, Banks résume efficacement (compte tenu de la place bien plus réduite dans une novella que dans l’un de ses romans) les fondamentaux de la Culture, et outre des éléments récurrents ou bien connus, il distille aussi quelques infos plus rares ou confidentielles, qu’il est intéressant de noter : que la Culture peut construire des Anneaux-Mondes à la Larry Niven (qui, contrairement à une Orbitale, ne font pas « simplement » 3 à 4 millions de kilomètres de diamètre mais 300), traverser toute la Voie Lactée en un an, construire des bombes destructrices de planète… de taille microscopique ou que l’engagement dans la section Contact dure en moyenne trente ans (moins d’un dixième de la vie d’un Culturien typique, donc).

Enfin, la troisième nouvelle, Descente, met en scène un homme dont le vaisseau a été abattu et dont le scaphandre intelligent a réussi à le faire atterrir sur la planète voisine. Le seul espoir de survie de l’humain et de la machine, endommagés / blessés tous les deux, est de rejoindre une base amie située à des dizaines de jours de voyage (la radio et les systèmes antigravité du scaphandre ont été endommagés), le tout dans un environnement hostile (l’atmosphère est irrespirable) et alors que le scaphandre n’a plus qu’une maigre source d’énergie solaire. C’est leur odyssée que Banks va conter, avec toute la noirceur dont cet auteur est parfois capable. Car il s’agit là, à n’en pas douter, d’un texte parmi les plus sombres de sa bibliographie SF, avec le magistral L’Usage des armes, loin de l’humour jovial qu’on trouve dans la majorité des autres romans plus postérieurs du cycle. Descente est cependant loin de se réduire à une simple lutte pour la survie, puisque cette nouvelle aborde les convergences entre divers types d’intelligences, ainsi que l’absurdité de la guerre. Sa puissance dramatique, la qualité de son écriture, notamment dans la description de la relation entre l’IA et l’humain, celle de l’ambiance ainsi que son côté particulièrement prenant font de ce texte une lecture marquante, et même si sa chute (si j’ose dire) se voit venir, elle n’en garde pas moins un incontestable impact. Bref, une nouvelle de très grande qualité, un des joyaux noirs du cycle avec L’Usage des armes.

En fin de compte, chacun des trois textes se révèle intéressant, sur le plan de l’intrigue, du dilemme moral personnel et de la puissance dramatique pour Un cadeau de la Culture, sur ce dernier plan pour Descente, et sur celui des dilemmes éthiques civilisationnels pour la novella donnant son nom au recueil, même si son intrigue proprement dite n’est pas franchement surprenante ou d’un intérêt majeur. On recommandera avant tout l’ouvrage à ceux qui hésitent à se lancer dans les romans et veulent prendre la température de l’eau du bain d’abord.

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Une Forme de guerre (VO : Consider Phlebas) : Culture et Mort

une_forme_de_guerrePremier sorti en VO mais troisième en VF (après L’Usage des armes et L’Homme des jeux), Une Forme de guerre décrit un événement marquant survenu au cours de la Guerre Idirane, à laquelle tous les autres romans (sauf Inversions) feront plus ou moins référence (particulièrement dans Le Sens du vent), ne serait-ce que comme repère temporel, histoire que le lecteur sache combien de temps après cette conflagration majeure l’action du livre qu’il lit se déroule (un demi-millénaire dans Excession, un et demi dans Les Enfers virtuels, etc.), ce qui permet souvent de situer ces différents ouvrages les uns par rapport aux autres dans l’histoire et l’évolution de la Culture. L’auteur décrit d’ailleurs le conflit de deux façons : dans la narration elle-même, et surtout dans le paratexte, qui en offre un résumé presque complet (causes, déroulement, pertes, conséquences, etc.). Du point de vue de l’importance de cette guerre à l’échelle du cycle entier, Une Forme de guerre est un roman qui aurait donc tout de la lecture indispensable.

Vous devez vous demander pourquoi la VF a choisi de le reléguer après deux autres romans pourtant sortis après lui dans l’édition anglo-saxonne ; la réponse est probablement de deux ordres différents : premièrement, c’est sans doute le moins bon des romans du cycle (la prose de Banks est d’une telle qualité et son imagination si extraordinaire qu’on pourra difficilement qualifier un des livres de la Culture de mauvais, toute subjectivité mise à part, du moins ; il n’en reste pas moins que relativement aux autres tomes de la Culture, celui-ci est nettement moins bon), car si le début, la dernière partie et les intermèdes (j’y reviendrai) appelés « Bilan » (suivi d’un chiffre) sont souvent très intéressants, le milieu (et on parle là de plusieurs centaines de pages) est poussif, pas toujours très intéressant, et, peut-être surtout, donne parfois plus le sentiment de lire un New Space Opera banal plutôt que celui qui fera, dans les autres « tomes », toute la singularité de Banks. Impression de classicisme, voire de déjà-vu, accentuée dans la dernière partie par une certaine ressemblance avec une œuvre antérieure (même si pas franchement connue). La deuxième raison qui fait de ce roman le moins bon du cycle de la Culture est le fait que, justement, l’action ne soit pas vue par les yeux de celle-ci (pas majoritairement, du moins), mais du point de vue de ses ennemis. Ce qui est d’autant plus paradoxal, quand on y réfléchit, que le point de vue de non-Culturiens, pan-humains ou autres, est récurrent dans le cycle, et surtout du fait que ce qui peut être perçu, sous un certain angle, comme une faiblesse, est aussi une des forces d’Une Forme de guerre : il y a une forme d’autoglorification / enjolivement (pour ne pas dire propagande…) dans la façon dont la Culture veut que le reste de la galaxie la perçoive, et Banks remet, en quelque sorte, les pendules à l’heure, en montrant un point de vue violemment contradictoire, un modèle de civilisation autre. Tout en mettant parfois carrément l’idéologie de la Culture devant ses paradoxes… pour ne pas dire ses mensonges. Tout ceci aurait été fort pertinent si, comme dans la VF, ce roman était paru après que la Culture ait été introduite au lecteur de façon plus didactique, plus naturelle, comme cela a été fait dans L’Homme des jeux, et qu’ensuite, Banks ait mis en place sa contradiction. Mais commencer par cette dernière, en revanche, n’était en fin de compte pas si pertinent que ça, ce qui tendrait fortement à donner raison à l’ordre de parution en VF.

Commençons par dire un mot de la Guerre Idirane, avant de voir comment l’intrigue du roman s’y inscrit plus spécifiquement : les Idirans sont une espèce extraterrestre tripode et à trois bras, liée à une autre race du même type, mais plus avancée, les Homondas (notez qu’une deuxième orthographe est employée dans la VF du roman postérieur Le Sens du vent, Homomdans, qui correspond, elle, à la VO, Homomda ; ce n’est qu’un des nombreux exemples illustrant le manque d’harmonisation entre les traductions des différents tomes), qui vont leur apporter une certaine aide (limitée) avant de se désengager du conflit (deux autres livres ultérieurs mettront en scène des vaisseaux ou des individus Homondas ayant d’excellentes relations avec la Culture, respectivement Excession et Le Sens du vent). En effet, les Homondas pensent qu’un certain équilibre doit être maintenu entre les puissances majeures de la Voie Lactée (ce que Banks appellera dans des volumes plus tardifs du cycle les Impliqués, les Joueurs, les Optimae ou les civilisations de Niveau 5-8), et que l’émergence de la Culture sur la scène interstellaire, sa politique diplomatique interventionniste constante et de plus en plus étendue, n’est pas de nature à maintenir cette harmonie. L’écossais précise qu’ils ne sont pas la seule puissance à penser ainsi, mais que pourtant, ils sont les seuls à apporter une aide militaire aux Idirans. De plus, les Homondas ont pour politique d’empêcher toute civilisation qui serait leur égale sur le plan technologique de prendre trop d’importance dans la politique galactique, et la Culture approche justement de ce niveau… au début du conflit. Et il est fortement suggéré qu’elle le dépasse lorsqu’il prend fin : après tout, la guerre est un accélérateur de développement technologique bien connu dans l’Histoire réelle.

Les Idirans mènent une politique militariste, prosélyte (ils veulent convertir tous les êtres à leur religion, ce qui paraît évidemment anachronique dans un cadre basé avant tout sur la science et la Raison, et encore plus pour la Culture que pour les autres, vu son matérialisme bien connu) et expansionniste (via la conquête ou la conversion « à la pointe de l’épée »), qui n’a cependant pas qu’un moteur idéologique : Banks explique qu’à un stade précoce de leur développement, leur planète-mère, Idir, a été envahie, et que leur politique d’expansion incessante n’est qu’un moyen parmi d’autres d’étendre sa sphère défensive toujours plus loin. On ajoutera que la faune de leur monde natal peut expliquer leurs tendances guerrières et agressives. L’auteur se garde pourtant, avec le sens de la nuance qu’on lui connaît, de faire de tous les Idirans des fanatiques religieux doublés de conquérants sanglants : comme partout (Culture y compris, comme Excession le démontre de façon magistrale), certains sont plus (Xoralundra, par exemple) ou moins (l’expédition qui parvient sur le Monde de Schar) modérés que d’autres. Enfin, la description de la société Idirane ne serait pas complète sans quelques précisions importantes : d’abord, la religion de ce peuple interdit les Mentaux, n’autorisant que des IA « limitées » ; ensuite, si les ressemblances n’étaient pas assez évidentes, le roman s’ouvre sur une citation du Coran (et le terme de Jihad Idiran est explicitement employé dans le paratexte) ; enfin, ce dernier montre une certaine synchronicité entre, d’une part, le début des tensions puis des opérations militaires entre Idir et la Culture, et d’autre part l’époque des dernières croisades sur Terre.  On se gardera, toutefois, de ne faire des Idirans qu’une allégorie de l’Islam conquérant : entraînant une course aux armements qui fera de la Culture une puissance militaire majeure dans la Voie Lactée (un comble pour une civilisation qui se définit elle-même comme farouchement pacifiste !), et, du moins tel que Banks le laisse à penser au lecteur à ce stade du cycle (ce qui sera carrément remis en perspective dans Trames vingt ans plus tard), non plus une superpuissance parmi d’autres, mais LA seule hyperpuissance. Une sorte d’anticipation de la chute du bloc soviétique, qui se produira quelques années à peine après la parution d’Une Forme de guerre. Même si, comme nous le verrons, sur le plan des tactiques militaires, la Culture tient autant de l’URSS que du bloc occidental.

Le point capital à retenir est que, comme vous l’avez probablement constaté, la civilisation Idirane est un négatif photographique, sur bien des plans, de la Culture. Banks ne va d’ailleurs cesser, au cours du cycle, de confronter cette dernière à des sociétés qui en sont l’antithèse, au moins sur un plan bien précis, comme nous le verrons. Pourtant, souvent, on va retrouver un point commun entre ces deux cultures (avec un petit « c ») qu’à priori tout oppose : ici, c’est le prosélytisme, religieux dans un cas, idéologique dans un autre, certains disant que les opérations clandestines de CS pour exporter le modèle progressiste de la Culture ne sont pas plus nobles que les conquêtes ou les conversions forcées des Idirans. Mais à part ça, la Culture et l’empire Idiran sont diamétralement opposés : la première est fondamentalement dirigée par les Mentaux, tandis que le second place des limites sur le potentiel de ses IA pour qu’elles n’atteignent pas le niveau de complexité des Mentaux ; la Culture ne vit pratiquement pas sur des planètes, et, au cours de la guerre, n’hésite pas à abandonner, voire à faire sauter, ses installations (les Orbitales, principalement) si c’est nécessaire, tandis que la religion et la doctrine militaire des Idirans (ce qui revient souvent au même) fait que les planètes ont une importance capitale et qu’une fois un monde capturé ou converti, il est hors de question de l’abandonner ; les Idirans sont connus pour être une puissance militaire de tout premier ordre (le lecteur est parfaitement fondé à penser qu’il s’agit même de la plus puissante force armée de la Voie Lactée) alors qu’en comparaison, non seulement la Culture est hautement pacifiste, mais pire que ça, au début des hostilités elle ne possède aucun vaisseau de combat proprement dit et ne sait pas (ou plus précisément elle ne sait plus) faire la guerre ; les Culturiens ont une vision de l’existence profondément matérialiste et utilitariste, les Idirans sont hautement religieux ; une planète attaquée par les Idirans verra ses villes frappées par des bombes à fusion (comme dans la longue scène d’ouverture du roman), tandis que côté Culture, on utilisera des Effecteurs qui, comme l’expliquera Banks, sont les très lointains descendants de nos systèmes de contre-mesures électroniques, c’est-à-dire des « armes » électromagnétiques conçues pour éteindre, subvertir ou pirater les systèmes informatiques (ou ce qui en tient lieu au niveau de technologie impliqué) adverses (les Idirans sont un peu le chevalier en armure équipé d’un marteau de guerre à deux mains, tandis que la Culture est D’Artagnan ou Zorro, qui va faire sauter son arme des mains de l’adversaire) ; chez les Idirans, l’art de nommer un vaisseau est chose sérieuse, tandis que dans la Culture, c’est, tout au contraire, un très fréquent sujet de plaisanterie ; les Idirans ont aussi foi en l’Ordre, et leur dieu veut qu’ils combattent les forces du désordre, alors que la Culture est une utopie anarchiste (on remarquera cependant qu’Horza la qualifie plutôt d’utopie communiste), donc incarne en quelque sorte le chaos, l’absence d’ordre ; la douleur est une hantise pour la Culture (et elle a d’ailleurs doté ses citoyens de circuits neuraux supplémentaires pour qu’elle soit traitée comme une simple alarme, une information, et pas un ressenti incapacitant), alors que les Idirans la considèrent avec un fier dédain (on remarquera d’ailleurs avec intérêt que l’approche face à la douleur servira à définir en partie une autre civilisation antithétique à la Culture, à savoir celle des Affronteurs d’Excession, qui, eux, se délectent en l’infligeant) ; les Idirans ne sont pas génétiquement modifiés, se considérant comme parfaits tels qu’ils sont, alors qu’au contraire, l’écrasante majorité des pan-humains de la Culture sont plus ou moins modifiés, par le biais de l’ingénierie génétique et / ou d’une cybernétique de pointe, comme nous l’avons vu dans les généralités ; et ainsi de suite.

Au passage, remarquons aussi que la religion et tout ce qui y est rattaché est un des sujets centraux, saillants ou principaux de la phase médiane et de la fin du cycle : Le Sens du vent parle de la mise en place d’un Au-delà artificiel par les Chelgrien-Puen dans le Sublime, Les Enfers Virtuels de ce qui arrive aux états mentaux (aux « âmes ») des morts dans les Virtualités mises en place par les diverses races de la galaxie pour leur donner une certaine forme d’immortalité sans excéder les ressources forcément limitées du Réel, et La Sonate hydrogène est consacrée à la Sublimation, donc à une forme de Transcendance.

Un point précis est capital à retenir, et Banks le met d’ailleurs spécifiquement en exergue : c’est la Culture, pourtant réputée pour son pacifisme, qui déclenche les hostilités, alors que les Idirans n’avaient aucune intention de s’en prendre à elle (c’est du moins ce que pense Horza : vu l’équilibre délicat des pouvoirs galactiques constamment décrit dans le cycle, c’est une hypothèse plausible, à ceci près que parallèlement, les règles de conduite des grandes puissances, précisées / affinées par Banks dans les phases ultérieures dudit cycle ne devraient sans doute pas permettre aux Idirans leur campagne de conversion forcée). L’impérialisme Idiran étant en contradiction avec ses valeurs, la Culture entre en guerre, ce qui lui coûte d’ailleurs cher, puisqu’une partie non majoritaire mais néanmoins numériquement significative de sa population / de ses Mentaux / Orbitales / vaisseaux fait sécession, formant ce que l’on appelle la Faction Pacifiste, refusant le concept même d’entrée en guerre pour une société qui a fait du pacifisme une de ses valeurs cardinales. La Faction Pacifiste ne réintègrera jamais en entier le courant principal de la Culture même après la fin du conflit, et restera une entité semi-indépendante. On croisera d’ailleurs un de ses membres dans Trames (on remarquera par ailleurs que le paratexte d’Une Forme de guerre évoque la sécession de plusieurs factions de la Culture lors de l’entrée en guerre, sans préciser lesquelles, mais que par la suite, Banks ne mentionnera plus que la Faction Pacifiste). Mais le paradoxe n’est pas qu’à ce niveau : comme le synthétise un des personnages, « Nous voilà prêts à massacrer des immortels (les Idirans ne peuvent mourir de mort naturelle) et à interférer avec des dieux. » (les Dra’azon sont ce qui est le plus proche du niveau de puissance d’une « divinité » dans le contexte de SF assez réaliste créé par Banks). On peut d’ailleurs reformuler un des axes centraux de ce roman comme la description de la façon dont une société pacifiste est obligée d’adopter, au moins temporairement, le militarisme de son adversaire pour protéger des civilisations plus vulnérables de sa rapacité, y compris si cela vient en contradiction avec ses idéaux.

Si la Culture sent qu’il est de sa responsabilité morale de mettre un terme à l’expansionnisme idéologique / religieux et territorial Idiran, elle est très mal armée (dans tous les sens du terme) pour ce faire : au début de la guerre, elle ne dispose d’aucun vaisseau militaire à proprement parler, sans compter qu’elle a « oublié » comment on menait une guerre. Sachant qu’en face, les Idirans sont surarmés, des « guerriers-nés » dont la société tout entière est articulée autour d’un conflit permanent et bénéficiant, au contraire des culturiens, d’une immense expérience dans le domaine martial, on peut se demander comment les Mentaux (à qui, comme pour tout le reste de la gestion quotidienne et concrète de la Culture, revient la responsabilité de la conduite des opérations militaires) espèrent triompher. La réponse est : en employant une combinaison des doctrines militaro-industrielles américaines et soviétiques lors de la Seconde guerre mondiale (ce n’est jamais présenté explicitement ainsi par l’auteur, pourtant, pour qui connait son histoire militaire, le parallèle, peut-être inconscient de la part de l’écossais, est limpide). Au début, les combats (d’arrière-garde, pour retarder l’avancée ennemie et permettre à d’autres unités / habitats d’évacuer en bon ordre, puisque la Culture ne fait que reculer, dans un premier temps) sont essentiellement menés par les UCG et les Super-Tracteurs de la Culture, les premières se révélant en fait assez bien armées et défendues pour tenir tête aux machines de guerre idiranes (ce qui relativise la disparité entre les deux sociétés), d’autant plus que dans le domaine capital de la maîtrise des champs (de force et hyperspatiaux), la Culture est sans égal. Les usines fabriquant les premiers modèles de vaisseaux de combat qui ne peuvent être défendues face à l’avancée idirane sont déménagées ou, si cela est impossible, abandonnées et sabordées, tout comme les… Orbitales (et leur surface colossale, leurs milliards d’habitants) qui ne peuvent être déplacées. C’est là que l’on voit l’importance de l’essence mobile et non territoriale de la Culture (les Idirans qualifieront d’ailleurs les unités de cette dernière de « désespérément insaisissables »), et le parallèle avec les soviétiques qui, face à l’avancée nazie, démontent les usines pour les réassembler de l’autre côté de l’Oural, ou bien pratiquent une politique de terre brûlée pour ne rien laisser d’utile à l’ennemi (d’où la destruction de certaines Orbitales à coups d’incursion Réseau et de bombardements antimatière). Dans une deuxième phase du conflit, la balance penche de plus en plus nettement au fil du temps en faveur de la Culture, notamment du fait de sa puissance industrielle (et c’est là que l’on peut faire un parallèle avec les américains lors de la Seconde Guerre mondiale) et de la supériorité dans le domaine stratégique des Mentaux (sans compter le désengagement progressif des Homondas et le fait que les UOR – Unités Offensives Rapides – de la Culture, très supérieures en matière de capacités offensives aux UCG, font passer un sale quart d’heure aux vaisseaux Idirans). Nul spoiler ici, Banks fait clairement sentir au lecteur que la guerre ne peut avoir qu’une seule issue, qu’il décrit dans le paratexte.

L’amorce de l’intrigue tourne d’ailleurs autour du Mental d’un prototype de vaisseau de guerre, IA qui vient d’être fabriquée par une unité-usine sur le point d’être débordée par l’avant-garde Idirane. Assemblant un astronef de bric et de broc pour sauver sa précieuse création, et empêcher que cette ressource stratégique ne tombe aux mains de l’ennemi, l’unité-usine finit par être détruite (se saborder ?), tandis que fuyant, le Mental, lui aussi sur le point d’être pris, effectue une manœuvre doublement audacieuse : employant un procédé de déplacement hyperspatial que l’on croyait impossible (ou du moins hors de portée des capacités de la Culture), il se transfère dans les tunnels du Complexe de Commandement du Monde de Schar (j’y reviendrai amplement), qui se trouve être une Planète des Morts des Dra’azon, une espèce Aînée et en partie Sublimée (Postphysique) redoutée pour sa puissance. Il émet dans le même temps un signal de détresse. Il pense que nul autre ne prendra le risque d’encourir l’ire des Dra’azon : il se trompe. Une unité Idirane, flanquée d’auxiliaires Medjels (une espèce reptilienne asservie), tente de franchir la Barrière de la Sérénité qui entoure la planète en question, mais son équipement est grillé et la majeure partie des troupes est tuée (dans le crash ou le voyage vers le Complexe de Commandement dans un environnement glacé hostile). Seule une poignée d’Idirans et de Medjels y parviendront.

Horza est un mercenaire au service des Idirans (C’est, toutes proportions gardées, un équivalent de ce qu’est Zakalwe pour la Culture dans L’Usage des armes). Non pas par adhésion à leur religion ou leur empire, mais bel et bien par rejet et mépris de la Culture : d’après lui, quels que soient les défauts, bien réels, qu’on puisse trouver aux Idirans, ceux-ci, au moins, sont une vie organique qui a explicitement rejeté l’asservissement aux machines intelligentes, tandis que tout au contraire, la Culture n’est pas seulement incarnée ou conduite par ses Mentaux, mais représente, à ses yeux (et à ceux de certaines autres races de la galaxie, voire de certains culturiens comme QiRia dans La Sonate hydrogène), une civilisation machinique. Pour le résumer de façon simpliste, Horza a choisi le camp de la vie face à celui des machines, sans pour autant adhérer aux destructions et conversions forcées infligées par ceux qu’il sert : il est plus contre la Culture que pour les Idirans. Ce qui prouve qu’une guerre est plus qu’une question de « gentils » et de « méchants » : comme le disait Glen Cook, le Bien et le Mal sont affaire de point de vue, et Banks est trop fin analyste politique pour tomber dans le piège d’absolus puérils ou totalitaires.

Horza est un Métamorphe, une espèce pan-humaine en voie de disparition et ayant bénéficié d’améliorations génétiques du même calibre que celles des Culturiens, même si d’une nature très différente : si un culturien peut changer de sexe simplement en modifiant l’image intérieure qu’il a de lui-même, le processus étant réversible et prenant un an, un Métamorphe peut, de la même façon, modifier son apparence, mais en quelques jours seulement. De même, si un culturien a des toxiglandes capable de lui fournir l’équivalent de drogues, de stimulants, de médicaments apaisants, etc., les canines ou les ongles d’un Métamorphe produisent des poisons pouvant ralentir, neutraliser ou tuer un adversaire. La combinaison de ces facultés faisant d’eux des agents secrets capables de s’infiltrer presque n’importe où et bien entendu de redoutables assassins, on ne s’étonnera donc pas que le fait d’être identifié / démasqué comme Métamorphe soit quasiment synonyme d’une sentence de mort !

Or, il se trouve que le Monde de Schar abrite une minuscule colonie Métamorphe, ces êtres ayant été acceptés comme « gardiens des lieux » par les Dra’azon. Vu qu’il y a vécu, Horza reçoit l’ordre de ses supérieurs Idirans de s’y rendre et de s’emparer à tout prix du Mental de la Culture, qui a la forme d’un cylindre de 15 m de long pesant 10 000 tonnes. Malheureusement pour lui, avant que son expédition ne puisse être lancée, le croiseur léger sur lequel il se trouve est attaqué par une UCG de la Culture, et il se retrouve à la dérive dans l’espace, dans un scaphandre avancé. Il est recueilli par un vaisseau pirate, la Turbulence Atmosphérique Claire, et va accomplir une tortueuse odyssée (qui le mènera notamment sur une Orbitale sur le point d’être sabordée par la Culture) avant de parvenir à sa destination. Le récit est essentiellement centré sur lui, à part, donc, plusieurs intermèdes appelés « Bilan » suivis d’un chiffre, où la situation est, cette fois, vue côté Culture. Le problème étant que si le début, les intermèdes, et la très longue partie finale sur le Monde de Schar proprement dit sont très intéressants, ladite odyssée spatiale est mollement rythmée, pas toujours passionnante, et dépourvue, souvent, de la « touche Banks », ce qui fait qu’on a presque l’impression, occasionnellement, de lire un Space Opera « générique », impression qu’on ne retrouvera plus jamais dans toute la suite du cycle. C’est pour cela qu’on aurait tendance à conseiller au lecteur néophyte de commencer par un autre livre (typiquement L’Homme des jeux, voire L’Essence de l’art), et à ne lire, dans un premier temps du moins, que l’annexe consacrée, dans le paratexte, à la Guerre Idirane, avant de revenir à la partie roman proprement dite une fois les ouvrages de la Culture plus intéressants lus.

Parlons maintenant du Monde de Schar, qui est une des Planètes des Morts Dra’azon (un concept qui sera brièvement évoqué une deuxième fois dans Trames) : cette espèce Aînée, en partie postphysique et en tout cas toute puissante a l’habitude de déclarer siennes les planètes (ou les mégastructures de taille planétaire comme certains Mondes-gigognes de Trames) où soit les autochtones se sont éliminés eux-mêmes, soit, dans le cas de Trames, ceux où ils sont morts en masse (mais alors VRAIMENT en masse) pour une raison ou une autre. Ils préservent alors scrupuleusement l’endroit en l’état et contrôlent étroitement qui peut accéder, pour un temps presque invariablement très court (les Métamorphes étant une exception), à ces tombeaux, qu’on pourrait même presque qualifier de temples dédiés à la Mort. Qui est d’ailleurs, comme le synthétise très bien Gérard Klein dans sa préface écrite pour ce roman, le thème central, omniprésent, de L’Usage des armes : mort de la race d’Horza, planète entière conçue comme un mausolée à la gloire d’une espèce qui s’est auto-détruite (voir plus loin), mort de la Culture si elle perd la guerre (et quelque part, la création de la Faction Pacifiste et l’énorme montée en puissance vers d’impressionnants sommets de puissance martiale marquent cependant clairement la fin de l’illusion de la conception pacifiste, antimilitariste, de la Culture, même si elle va ensuite tenter de démontrer le contraire en démilitarisant massivement – même si c’est parfois faussement le cas – dans tous les tomes suivants), mort de la raison d’être des Idirans si ce sont eux qui sont vaincus. On s’en doute, donc, l’ambiance qui se dégage de ce tome est lugubre : moins sombre que celle de L’Usage des armes, certes, mais tout de même noire, surtout en cas de relecture de ce roman après avoir lu certains autres livres du cycle, plus marqués par l’humour qu’autre chose, ou en cas de lecture dans un ordre différent de celui des publications VO, voire VF. Il est très intéressant de constater que dans un livre si marqué par la Mort, la volonté farouche du Mental nouveau-né et anonyme de vivre n’en est, par comparaison, que plus remarquable, dans tous les sens du terme.

Sur le Monde de Schar, des nations fortement antagonistes disposant d’un niveau de technologie grossièrement équivalent à celui de la Guerre Froide (un peu plus avancé sur certains points) cohabitaient difficilement, le doigt toujours proche du bouton de l’apocalypse nucléaire. Pour se protéger, les dirigeants et les hauts gradés d’une de ces nations ont fait bâtir le Complexe de Commandement, un réseau de tunnels ferroviaires de centaines de kilomètres de long se trouvant à cinq kilomètres de profondeur, donc invulnérables à toute frappe atomique, même la plus massive, et leur permettant de survivre à une telle attaque et de conduire la riposte, avant de ressortir à l’air libre pour régner sur les ruines ennemies. Le souci étant que la première frappe a en fait été de nature bactériologique, et que toute la population humanoïde de la planète a péri. La base Métamorphe est installée dans une des stations de surface permettant d’accéder aux tunnels du Complexe, où le Mental se trouve, et que les Idirans et les Medjels ratissent. Jusqu’à l’arrivée de Horza, qui emporte dans ses bagages un agent de CS, Balvéda, à qui il a souvent eu affaire au cours de la guerre, tissant une relation complexe amitié-opposition. Ce sont leurs conversations, les réflexions d’Horza, ainsi que celles d’une autre culturienne (Fal) apparaissant dans les intermèdes qui dessinent un portrait finalement plus en creux qu’autre chose de la Culture, plus en comparaison avec le système Idiran que défini en lui-même.

Si l’Orbitale mise en scène n’est qu’une version miniaturisée de l’Anneau-Monde de Larry Niven, et n’est donc pas franchement originale (sans compter que la vie sur l’une d’elles sera plus développée dans L’Homme des jeux et surtout dans Le Sens du vent), le concept du Complexe de Commandement est plus intéressant et semble bien plus inédit, de prime abord. En réalité, il présente un certain nombre de convergences avec le roman de SF apocalyptique Niveau 7 de l’auteur israélien Mordecai Roshwald, paru en 1959. Il n’en reste pas moins incontestable qu’avec les Dra’azon et les Planètes des Morts, la description et le concept même du Complexe de Commandement restent le gros point fort du worldbuilding de ce roman, même si dans ce domaine, Banks ne cessera pratiquement jamais de faire mieux, et en tout cas plus original, moins inspiré par d’autres (ou en tout cas présentant moins de convergences avec les créations d’autres auteurs), par la suite. On retiendra aussi l’excellence du paratexte décrivant de A à Z tous les aspects de la Guerre Idirane, là aussi un très beau morceau de worldbuilding, tout comme le fait que Banks décrive, certes à des degrés divers, autant d’espèces extraterrestres et de sociétés ou sociologies pan-humaines (celle de la scène d’ouverture, les Mangeurs sur l’Orbitale, etc.) en un seul roman. On est encore loin de ce qu’il accomplira dans Trames ou La Sonate Hydrogène, notamment, mais le lecteur habitué à des Space Opera plus fades en prendra déjà plein les yeux !

La fin, bien qu’amère et, quelque part, prévisible vu l’ambiance générale, reste puissante. On appréciera particulièrement les deux formes d’épilogue, d’abord celle où le Mental finira par dévoiler le nom qu’il s’est choisi (il n’en avait pas reçu de la part de l’unité-usine, et est donc resté anonyme tout le long du livre), ce qui, au passage, permet de constater que les culturiens peuvent aller passer des vacances dans le Grand Nuage de Magellan (qui ne sera plus jamais évoqué dans la suite du cycle) et que, donc, l’influence ou le « territoire » de la Culture s’y étend (comprendre : certains de ses vaisseaux y vont ou elle y a bâti des Orbitales) ; il y a aussi une deuxième forme d’épilogue, doublée d’un dramatis personae, qui nous apprend le sort futur des protagonistes et personnages secondaires (les survivants, du moins…). Une initiative qui reste rare en SFF, mais est fort agréable.

Mais ce que l’on retiendra, c’est le futur de la Culture dessiné non par la fin du roman, mais par celle de la guerre, cette guerre anachronique, cette guerre de religion qui ne devrait plus exister en cet âge de science et de Raison, telle qu’elle est décrite dans les annexes. Comparé aux grandes conflagrations légendaires du lointain passé de la galaxie, ce conflit est certes mineur, notamment par son ampleur spatiale finalement « limitée » ; néanmoins, les civilisations Aînées s’accordent pour dire que c’est tout de même la guerre la plus importante survenue au cours des 50 000 dernières années, ce qui, au vu du cycle de « vie » des civilisations galactiques (la plupart Subliment ou se retirent de la politique interstellaire, devenant des Aînés, au bout de quelques millénaires en moyenne, une grosse dizaine tout au plus, laissant sans cesse la place à d’autres races ou sociétés émergentes), est tout de même loin d’être négligeable. Dans un autre tome du cycle, Banks mentionnera très furtivement un autre conflit d’une importance très relativement comparable ayant eu lieu ensuite, mais sans jamais entrer dans les détails. Il décrira d’autres actions militaires, mais considérablement moins longues, intenses, étendues et aux conséquences moins capitales.

Car capitales, celles de la guerre Idirane le sont : tout d’abord, la Culture triomphe contre la plus grande puissance militaire de la galaxie (ou du moins, à ce stade de développement du méta-worldbuilding à l’échelle du cycle, c’est comme cela que le lecteur est parfaitement en droit de le percevoir), prenant donc sa place, ce qui signifie qu’en termes de nombre d’unités, de leur niveau technologique, de capacité de production industrielle desdites unités, de maîtrise tactique, opérationnelle et stratégique, la Culture est passée d’un amateur désarmé et pacifiste existant dans un monde (sur le plan martial du moins) multipolaire à une Hyperpuissance sans rival. Sans compter que l’accélération technologique plus globale impulsée par la guerre lui a probablement fait monter au moins un cran dans l’échelle des Impliqués ou celle des Niveaux Civilisationnels, même si, Banks n’ayant, dans ce premier roman, pas encore inventé, cité ou formalisé ces concepts, et l’écossais étant décédé, nous ne le saurons probablement jamais.

L’autre conséquence de la guerre, à savoir une accumulation colossale d’armements côté Culture, se percevra tout au long de la suite du cycle, dès L’Homme des jeux et sans doute tout particulièrement dans Excession. La Culture, après tout supposée pacifiste et n’ayant, de fait, plus d’adversaire nécessitant le maintien de pareil arsenal, va démilitariser, et massivement, qui plus est… du moins officiellement. Certains vaisseaux vont être complètement désassemblés, leurs Mentaux transférés ailleurs, par exemple pour servir dans le Moyeu des Orbitales (on en verra un exemple dans Le Sens du vent). D’autres vont être désarmés et transformés, du fait de leur vitesse, en coursiers (Piquets ultra-rapides) ou en Sentinelles (SR : Sentinelles Rapides) ; d’autres encore vont être désarmés sur le papier alors qu’en fait… Et puis bien entendu, vu la technologie de nano-fabrication et autre impression 3D de la Culture, un réarmement complet est évidemment faisable, parfois en quelques jours seulement ! Sans compter que quelque part, dans des coins perdus, des hangars obscurs et ultra-secrets, les dieux de la guerre peuvent dormir, mais comme le disait Lovecraft, « N’est pas mort ce qui à jamais dort, et au fil des éons, peut mourir même la mort ».

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L’Homme des jeux (VO : The Player of games) : Culture et Soft Power

player_of_gamesDeuxième roman du cycle de la Culture publié en VO (en 1988) et deuxième paru en VF (en Août 1992), pour des raisons expliquées en introduction de la critique précédente, L’Homme des jeux marque deux différences saillantes avec son prédécesseur : tout d’abord, l’action est vue par les yeux d’un culturien et pas par ceux d’un mercenaire détracteur de la Culture et au service de ses ennemis, et ensuite, sur un plan littéraire, le livre est beaucoup plus homogène, d’un intérêt constant, cette fois, du début à la fin. Malgré tout, s’il s’agit d’un « tome » de la saga et d’un roman de SF franchement intéressant, on en est encore assez loin de ce que Banks proposera par la suite, tout spécialement dans L’Usage des armes, Excession ou Trames. Il n’en reste pas moins qu’une description cette fois directe de la Culture (et pas « en creux » comme dans Une Forme de guerre) combinée à une qualité plus constante du début à la fin de l’ouvrage en font sans doute une meilleure porte d’entrée que ce dernier roman, validant donc vraisemblablement le choix fait pour la VF de publier les trois premiers bouquins dans le désordre.

L’Homme des jeux se déroule sept siècles après la Guerre Idirane et met en scène Jernau Gurgeh, un habitant d’une des Orbitales de la Culture. La partie introductive, relativement courte, permettra d’ailleurs d’en savoir plus sur la vie sur l’une d’elles (plus que ce qui est montré dans Une Forme de guerre, en tout cas, où la seule Orbitale concernée est en cours d’évacuation et sur le point d’être détruite), un sujet qui sera d’ailleurs (très) amplement abordé à nouveau dans Le Sens du vent. Les romans du cycle étant aussi holographiques que les vaisseaux de la Culture par rapport à leur civilisation (et pouvant être lus dans le désordre ou de façon isolée), Banks y détaillera également, de façon plus directe et didactique que dans Une Forme de guerre, les fondamentaux de cette civilisation.

On l’a vu, dans cette société d’essence hédoniste qu’est la Culture, la technologie avancée, le système économique post-pénurie et la gestion par les Mentaux rendent libre un citoyen de consacrer toute son existence à la pratique d’un hobby ou d’une passion. Et comme le titre du roman le suggère, celle de Gurgeh, c’est le jeu. Tous les jeux. Il connaît les règles, astuces, tactiques, coups pendables de tous ceux recensés dans la galaxie, mais ne se contente pas d’un savoir académique à leur sujet : il en est un pratiquant obsessionnel, un maître reconnu, sans doute un des meilleurs « Joueur de jeux » de la Culture. Jusqu’au jour où, rencontrant une jeune prodige sur le point de le battre, il commet l’impensable : il triche. Certes, même si cela venait à être connu, cela ne signifierait pas la fin de sa carrière de joueur : la Culture est une utopie, après tout, connue pour sa bienveillance. On se doute bien que si le pire des dictateurs génocidaires d’un monde étranger se voit simplement retiré de la conduite des affaires et gardé à résidence à vie dans quelque paradis tropical artificiel de la Culture, une simple triche lors d’une partie d’un quelconque jeu ne va pas expédier son auteur au cachot (d’ailleurs inexistant). En revanche, commettre un acte immoral (bien que bénin) dans une société non seulement basée sur une haute valeur morale, mais qui, pire que ça, est connue pour être moralisatrice, constituerait un stigmate social qui serait pire qu’une punition. Il ne serait pas frappé d’ostracisme, mais (de son point de vue) de bien pire : on ne lui pardonnerait pas, mais on ferait preuve envers lui de compassion, de compréhension, de tolérance. Et cette idée, il ne peut l’accepter.

C’est alors que Contact / CS lui fait une proposition : ils ont besoin de son expertise pour mener une de leurs missions à bien. Une mission qui implique un jeu si complexe qu’il ne ressemble à aucun de ceux que Gurgeh connait. Et pourtant, il connaît tous ceux de la galaxie. Sauf que justement, l’endroit où il faut se rendre et y jouer n’est pas situé dans la Voie Lactée mais dans une de ses galaxies satellites, à savoir le Petit Nuage de Magellan. Sauf que celui-ci se trouve à près de 100 000 années-lumière de l’Orbitale où notre héros vit, et que même aux vitesses supraluminiques colossales que peuvent atteindre certains vaisseaux culturiens, le voyage va prendre… deux ans. Aller. Autant pour le retour. Sans compter le séjour sur place, qui va durer des mois. Même avec la durée de vie d’un culturien, on lui demande donc un sacrifice assez colossal. Gurgeh, sentant le besoin de changer d’air après sa triche, accepte, et ce d’autant plus volontiers que sa curiosité a été piquée par les mentions à dessein limitées que lui en ont fait les agents de Contact / CS. Pensez donc, un jeu d’une telle importance au sein d’une société qu’il lui a donné son nom  : Azad. L’empire d’Azad, dont la capitale est située sur la planète Eä, habitée par les Azadiens.

En réalité, les règles de l’Azad sont si complexes, le jeu si subtil, que les deux ans de voyage ne seront pas de trop à Gurgeh pour les apprendre, puis pour mener des parties contre le Mental du vaisseau (une UOR démilitarisée) qui lui a été attribué (ce dernier étant transporté dans un astronef plus gros qui fait le trajet galaxie principale – Nuages ; ne pas oublier que, de façon contre-intuitive, dans l’univers de la Culture, plus un vaisseau est gros, plus il est susceptible d’être rapide, car plus il peut accumuler de moteurs). Même un expert parmi les experts comme lui, un maître du Jeu sous toutes ses formes, a énormément de mal à appréhender l’ensemble de l’Azad, d’autant plus que les joueurs locaux auxquels il va être opposé le pratiquent depuis leur plus tendre enfance. Il va même connaître de tels moments de découragement, y compris une fois arrivé à destination et les parties commencées, que les représentants culturiens locaux ou le vaisseau vont devoir trouver des moyens de le remotiver à chaque fois. Des moyens d’ailleurs pas toujours très… reluisants. On signalera que le degré élevé d’immersion dans la tête de Gurgeh (on ressent ses doutes et ses triomphes comme si on y était) est un point fort du livre.

Une fois de plus, l’écossais va confronter sa création, la Culture, a une antithèse, d’une nature encore différente de celle que constituaient les Idirans : l’empire d’Azad. Après avoir fait remarquer que les empires sont rares car il est très fréquent qu’ils s’effondrent bien avant d’atteindre une ampleur interstellaire, Banks va en détailler les caractéristiques, essentiellement par la voix de l’UOR, qui briefe Gurgeh avant son arrivée (et il en découvrira encore plus – et plus sinistre – une fois sur place). Les particularités essentielles de l’empire tournent autour de l’Azad (le jeu) d’une part, des spécificités biologiques / sexuelles des Azadiens (la race humanoïde) d’autre part. En effet, la reproduction de cette espèce implique non pas deux, mais trois sexes : le mâle insère son pénis dans l’organe sexuel du sexe intermédiaire, dit « Apical », qui ressemble à un vagin mais peut se retourner comme un gant, devenant un pseudo-pénis pouvant à son tour pénétrer le vrai vagin, cette fois, d’une femelle, qui assure la gestation de l’ovule fertilisé. Comme on pouvait s’en douter, cela fait donc de ce sexe « intermédiaire » le genre dominant, suivi par les mâles, les femelles étant tout en bas de l’échelle sociale. Échelle toutefois supposée être établie de façon méritocratique par les résultats au jeu d’Azad, qui déterminent tout dans la société impériale : postes, grades militaires, et jusqu’à l’attribution de la dignité d’empereur (on considère que les qualités dont il faut faire preuve dans le jeu se reflètent dans la vie et carrière du joueur). Qui est en fait plus honorifique que synonyme de pouvoir absolu (et de toute façon limité par la courte périodicité des tournois concernés) mais permet cependant de déterminer les grandes orientations de la politique azadienne (religieuse, économique, etc.) pour les six années à venir.

C’est toutefois là qu’on s’aperçoit des limites du système : étant donné que les femelles peuvent difficilement participer aux parties les plus importantes, et que plus largement, il y a une discrimination non-officielle mais systémique envers les deux sexes inférieurs (non-Apicaux), les dés sont pipés, et le système soi-disant « méritocratique » ne l’est en fait que si vous avez le « bon » sexe. On le voit, la Culture n’est pas la seule à avoir ses contradictions. Bien entendu, ces discriminations ne sont que le reflet de celles qui existent ou ont pu exister sur notre bonne vieille Terre. Si confronter le modèle de la Culture à celui des Idirans était un moyen de dénoncer militarisme et fanatisme religieux, confronter sa société à celle de l’empire est celui de dénoncer discrimination, inégalités, sexisme, le tout de façon systémique. Mais avec nuance, finesse, habileté, ce qui démarque Banks de la très grande majorité de la SF (et de plus en plus, de la Fantasy) à message politique écrite aujourd’hui. Voilà un auteur à lire, à faire lire, pour enseigner qu’un message politique délivré de façon subtile et nuancée a plus d’impact qu’un pamphlet asséné de façon binaire, agressive et balourde.

Rien qu’avec ce que nous venons de voir, on voit déjà bien les différences entre la Culture et l’empire. Mais cela va bien plus loin encore que cela ! Résumons, donc, en un jeu de dichotomies comme nous l’avons fait dans la critique d’Une Forme de guerre pour les Idirans : la Culture est une utopie anarchiste sans hiérarchies (même si comme nous l’avons vu, la vérité est plus complexe que cela) et égalitaire, entre les sexes du moins (entre humains / drones et Mentaux, c’est une autre histoire)  tandis que l’empire, lui, a tout d’une dystopie fortement hiérarchisée et complètement inégalitaire, entre sexes ou classes ; l’empire est militariste, génocidaire, expansionniste, impérialiste, xénophobe, oppressif, et occupe des planètes aliens (les races non-Azadiennes sont présentées comme incapables d’atteindre le degré de « civilisation » impérial, et sont donc conquises), tandis que la Culture est pacifiste, altruiste et bienveillante, et n’occupe pas de planètes dans un souci écologique, pour ne pas avoir à les terraformer ; l’Azad est eugéniste (les bébés à peau sombre sont éliminés, certains peuples extra-Azadiens vaincus exterminés), la Culture inclut tous ceux, pan-humains ou aliens, qui veulent la rejoindre, et laisse, de plus, le soin à chacun de ses citoyens de choisir (ou pas) les améliorations génétiques qui leur conviennent ; la société impériale est fondée sur la propriété, alors que la Culture ne reconnait pas le droit de propriété (là aussi, Banks fera preuve de sa nuance coutumière, en montrant une scène où Gurgeh, découvrant que sa résidence sur son Orbitale d’origine est temporairement occupée par des gens de passage, en concevra de la contrariété, ce qui va tout de même un peu à l’encontre de la théorie), à part celle des pensées et des souvenirs ; l’empire est une société où nul n’est libre d’agir selon ses choix, tandis que la Culture est le triomphe de l’anarchisme ; et ainsi de suite.

La différence la plus grande (qui est toutefois, sous un autre angle, une certaine forme de convergence) étant que dans la Culture, le jeu est un loisir, un plaisir, et que l’hédonisme est au centre de sa société ; à l’inverse, dans l’empire, le jeu est l’aspect le plus important de votre vie, pas parce que sa société est hédoniste, que le jeu est un plaisir, et que le plaisir serait au cœur de la vie des citoyens impériaux, mais tout au contraire parce que le jeu est une affaire si sérieuse qu’il détermine votre statut social, pour ne pas dire votre vie. Dans la Culture, le système économique post-pénurie / post-capitaliste fait que le loisir est, comme tout le reste, gratuit, tandis que dans l’empire, l’évasion, le loisir, sont des biens de consommation comme les autres, c’est à dire qu’il faut payer pour en bénéficier. Et on ne parlera même pas de la conception du « loisir » des azadiens : outre les émissions de télévision cryptées que le vaisseau va montrer à Gurgeh, il est de notoriété publique qu’il y a des ventes de billets pour des exécutions, des séances de torture et des viols publics !

Bien entendu, en montrant à quel point l’Azad est horrible (et quand Gurgeh concevra un peu trop de sympathie pour les Azadiens, le vaisseau se chargera de l’instruire sur leur nature réelle sans prendre de gants), en opposant la dystopie azadienne à l’utopie Culturienne, Banks semble donner le beau rôle à cette dernière… jusqu’à ce que la fin, particulièrement les derniers mots, se chargent de démontrer à quel point son sens de la nuance est admirable. On signalera d’ailleurs qu’une révélation finale percutante et / ou inattendue est la marque de fabrique de la majorité des tomes ultérieurs du cycle.

La découverte de la société impériale par Gurgeh est aussi l’occasion de mesurer, en creux cette fois et de façon subtile, toute la singularité de la Culture, et à quel point ses citoyens « normaux » (c’est à dire ceux qui ne font partie ni de Contact, ni de CS, et qui ne sont donc pas habitués à s’immerger dans d’autres modèles civilisationnels ; encore que, même cela doive être relativisé : après tout, dans L’Usage des armes, Diziet Sma, pourtant agent de CS, est ignorante du concept – économique, pas cosmologique – d’inflation), comme Gurgeh, peuvent vivre dans une ignorance béate de certains concepts pourtant basiques de beaucoup de sociétés inCulturées (le terme est explicitement employé par l’auteur) : Gurgeh est ignorant du concept de hiérarchie, ne connaît pas le sens du mot « dominant » lorsqu’il est employé au sujet des Apicaux, n’a jamais vu d’uniforme, de prison, de drapeau ou entendu d’hymne national (vu que la Culture n’a ni l’un, ni l’autre), n’a aucune idée du concept de police secrète, etc.

Il faut remarquer que la Culture cache l’étendue exacte de son ampleur spatiale et de sa puissance, se faisant passer pour une civilisation plus locale et moins avancée qu’elle ne l’est (on remarquera d’ailleurs que les vaisseaux de la Culture ont une grande habitude de déguiser leurs capacités exactes : on le voit aussi bien dans Excession que dans Les Enfers Virtuels ou La Sonate Hydrogène). Si, d’un côté, les Mentaux manient ainsi la tromperie dans l’intérêt de l’Empire, « de peur qu’il ne s’effondre » s’il découvrait qu’il n’est pas le prédateur le plus redoutable du coin comme il en est persuadé, d’un autre côté ils n’ont aucune pudeur à avouer, par la voix du vaisseau ou de leurs représentants locaux, qu’ils veulent transformer l’empire via le soft power (aligner les sociétés étrangères sur le modèle de la Culture étant de toute façon au cœur même de son interventionnisme incessant et intense, la mission civilisatrice, missionnaire, le credo auquel elle a voué son existence), ce que la participation de Gurgeh à leurs jeux les plus cruciaux doit permettre. Même si Gurgeh comprend très vite que se mesurer à des gens connaissant le jeu bien mieux que lui va relever de la mission de plus en plus impossible au fur et à mesure que le tournoi progresse. Et de toute façon, quand il va, contre toute attente, y parvenir, les impériaux, jugeant l’affront inacceptable, vont manipuler le narratif propagé par leurs médias afin d’éviter de montrer que littéralement, cet étranger bat les azadiens à leur propre jeu. Manipulation médiatique, narratif gouvernemental qui est d’ailleurs une convergence de plus entre les thèmes abordés dans L’Homme des jeux et notre bon vieux monde réel et présent.

Mais Gurgeh finira par comprendre à quel point cette compétition va bien plus loin qu’un jeu, bien plus loin que l’exercice d’un soft power par une hyperpuissance transgalactique face à une comparativement bien insignifiante puissance très mineure, très reculée sur le plan technologique, et très locale : comme je l’ai moi-même démontré point par point plus haut, ce sont deux modèles de société, de civilisation, qui s’affrontent. Et le lecteur finira par comprendre que le pouvoir exercé en réalité par la Culture n’a, dans cette affaire, de soft que l’apparence, et à quel point Gurgeh a été pressé comme un citron. La fin, à cet égard, est particulièrement frappante. Ce qui rendra plus sympathique, après coup, ce Gurgeh fier comme un paon, ayant mis ses scrupules moraux de côté simplement pour ne pas être dépassé dans son statut de maître joueur par une prodige de la jeune génération, qui a pris en sympathie des êtres qui n’en méritaient pas, et qui, de manière générale, a montré, surtout pour un culturien, un visage assez peu avenant. Même si, d’un autre côté, il est justement intéressant que même en laissant de côté les barbouzes de CS, leurs drones sanguinaires et leurs vaisseaux aux Mentaux quasiment psychopathes (voyez Les Enfers Virtuels et leur Abominator !), certains citoyens de la Culture ne soient pas des anges.

Si L’Homme des jeux démontre quelque chose, c’est que la Culture peut aussi bien écraser sous sa puissance industrielle et militaire un empire comme celui des idirans que se servir d’un seul homme, d’un simple jeu, pour neutraliser un autre modèle de société qui ne correspond pas à ses propres valeurs. Le roman suivant, L’Usage des armes, ira encore plus loin dans ce processus, montrant toute l’ampleur des sales petites manigances de CS et de ses mercenaires sur des mondes encore plus primitifs qu’Eä.

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L’Usage des armes (VO : Use of weapons) : Culture et interventionnisme

usage_armesPublié en VO en 1990 et en VF en février 1992 (soit trois mois après l’Hypérion de Dan Simmons : quelle époque extraordinaire !), étant, donc, le premier livre de la Culture paru dans la langue de Molière (ce qui se justifiait sans nul doute par sa qualité mais a, temporairement du moins, refroidi certaines personnes, dont votre serviteur, de poursuivre la lecture du cycle en raison de son insondable noirceur ; il aurait sans doute été plus pertinent de faire paraître L’Homme des jeux d’abord), L’Usage des armes est un jalon décisif dans l’évolution de cette saga, tout d’abord parce qu’il marque un saut quantique en matière de qualité stylistique (dont le sommet sera atteint, de mon point de vue, dans Excession) et d’ambition littéraire, avec une structure nettement plus complexe que celle, essentiellement linéaire (aux intermèdes d’Une Forme de guerre près), de ses prédécesseurs. De plus, alors qu’Une Forme de guerre était caractérisé par son côté lugubre et L’Homme des jeux par une tension permanente, Banks introduit dans L’Usage des armes une dose significative d’humour, une tendance qui ne fera que se renforcer par la suite. Ce qui ne rend d’ailleurs, quelque part, que plus paradoxal le fait que (et de très loin), L’Usage des armes soit le plus noir des romans de la Culture.

Ce qui deviendra L’Usage des armes a été rédigé par Banks en 1974, bien avant qu’il ne parvienne à publier un de ses livres. Le manuscrit était encore plus long et la structure encore plus complexe que dans la version finale, et c’est l’auteur de SF Ken MacLeod qui a suggéré les modifications qui lui ont donné sa forme définitive. On remarquera avec intérêt que pour un livre rédigé à cette époque, l’écossais apporte à son protagoniste une nuance, une complexité, un côté antihéros, bien plus proche d’un New Space Opera qui n’en est même pas encore à ses balbutiements (qui n’arriveront que l’année suivante) que des personnages très manichéens, très… héroïques, justement, du Space Opera classique, celui de l’Age d’or. D’ailleurs, Zakalwe déclare explicitement abhorrer les héros, leur préférant des « pros sans éclat », ceux qui « ne gagnent pas des médailles, mais des guerres. »

La base de l’intrigue est simple, la façon dont elle est narrée BEAUCOUP moins : quarante ans plus tôt, la Culture est intervenue pour assurer la paix dans un amas d’étoiles, Voerenhutz, faisant appel à un politicien nommé Tsoldrin Beychaé. Aujourd’hui, cette paix est menacée (pour des divergences sur les questions de la terraformation et des IA, ce qui, on s’en doute, concerne au premier plan les Mentaux) et la guerre à l’échelle de l’amas entier est imminente, et seul ce même Beychaé aurait assez de crédit auprès des deux camps pour les convaincre d’y renoncer. Sauf que le vieil homme s’est retiré des affaires politiques, et que seul un « mercenaire » (voir plus loin) au service de CS, Chéradénine Zakalwe, pourrait le convaincre de conduire cette ultime médiation. Le problème étant que Zakalwe a claqué la porte de CS, s’est débarrassé du missile-couteau (redoutable type de petit drone de combat de la Culture) affecté à sa surveillance, s’est mis à faire « n’importe quoi » (j’y reviendrai également) selon ses anciens commanditaires, et pire que ça, est introuvable, pouvant se trouver dans un autre amas, Crastalier, comptant… un demi-million d’étoiles ! Pire que ça, le temps presse, et l’agent Diziet Sma et le drone Skaffen-Amtiskaw (que nous recroiserons dans la novella L’Esssence de l’art) ne sont même pas certains que ce pan-humain non-Culturien acceptera d’accomplir sa mission… et surtout à quel prix. Celui-ci sera finalement bien mince : retrouver une de ses deux sœurs, à qui il veut absolument parler, ou plutôt de laquelle il veut obtenir le pardon, pour un acte qui restera mystérieux quasiment jusqu’à la fin du roman (on remarquera que cette notion de prix attaché à l’accomplissement d’une mission capitale pour CS sera à nouveau employée dans Excession).

Bien plus tard dans le récit, une conversation entre Beychaé et son ami Zakalwe verra le premier émettre une analyse bien plus nuancée de la doctrine culturienne telle que celle-ci la professe, et surtout sur sa façon prosélyte de vouloir l’imposer aux autres, demandant au mercenaire s’il a déjà réfléchi au fait que la Culture n’était peut-être pas aussi désintéressée qu’il le croyait ou qu’elle-même le prétendait (page 268 de l’édition grand format, au tout début de la partie 3, « Réminiscence ») : « Elle veut que tout le monde soit comme elle, Chéradénine. Puisqu’elle ne terraforme pas, elle essaie d’en empêcher les autres. Il existe des arguments en faveur de la terraformation, tu sais […] Puisque la Culture est profondément convaincue que les machines sont des créatures conscientes, elle pense que ce devrait être le cas de tout le monde ; mais à mon avis, elle juge également que toute civilisation doit être gouvernée par ses machines. Beaucoup plus rares sont les gens qui souhaitent cela. »

La structure narrative se décompose de la façon suivante : il y a, d’une part, un prologue et un épilogue, qui se déroulent peu après les événements de l’arc narratif principal, comme nous l’apprend un indice subtil (le crâne rasé de Zakalwe) ; ensuite, deux lignes narratives sont entrelacées, alternant lors des chapitres successifs : la première est l’arc principal, dont les chapitres sont numérotés avec des chiffres arabes, qui se déroule dans l’ordre chronologique banal, et racontent l’intrigue dont je vous ai donné la base dans le paragraphe précédent ; la seconde ligne narrative est détaillée dans des chapitres numérotés en chiffres romains, et se déroule dans un ordre antichronologique : de chapitre en chapitre, on remonte ainsi dans le passé de Zakalwe, ce qui forme une sorte d’infernal compte à rebours avant les deux révélations vertigineuses du dernier chapitre avant l’épilogue ; les choses se compliquent encore quand on sait qu’il y a aussi des flashbacks racontant l’enfance de Zakalwe. En exagérant à peine, on peut dire que d’une certaine façon, cet ouvrage renferme deux livres en un. Si cette structure est relativement exigeante, elle paraît plus compliquée, froidement décrite, qu’elle ne l’est à la lecture, et celle-ci ne devrait pas poser de problème insurmontable à un lecteur de bonne volonté.

Zakalwe est un agent de CS originaire d’une planète primitive (très grossièrement niveau Seconde Guerre mondiale, mais ayant accès à l’espace). Comme ses collègues, il a été recruté avec la promesse de bénéficier de traitements de rajeunissement et d’extension de son espérance de vie, traitements qui servent d’ailleurs à CS à influencer les élites et les dirigeants des nations qu’elle veut manipuler pour faire progresser les gouvernements locaux vers son propre modèle de société (ses agents deviennent les médecins particuliers de ces potentats, distribuant, selon le discours officiel, « la vie et pas la mort » : Banks en montrera un exemple huit ans plus tard lorsqu’il publiera Inversions). Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la Culture ne traite pas qu’avec les régimes les plus progressistes… bien au contraire. Elle a plus tendance à faire miroiter ses trésors en matière d’ingénierie génétique à des dictateurs génocidaires vieillissants qu’à des gens qui, de toute façon, sont sur le « bonne » voie. Le plus intéressant étant quand ces potentats ne respectent pas le contrat : CS ne les assassine pas, mais les enlève et les assigne à résidence quelque part dans la Culture où, littéralement, ils vivront une vie de rêve jusqu’au terme naturel de leur existence.

C’est justement cette mansuétude, ainsi que le fait que Contact (maison-mère de CS) réserve ses traitements génétiques secrets aux élites, que Zakalwe n’arrivait plus à accepter (cela, et d’autres choses que nous évoquerons plus loin) : après avoir démissionné et s’être débarrassé du chaperon / de la surveillance de CS, il monte ce que les culturiens appelleront « sa propre section Contact » (composée de lui-même uniquement !), disséminant la technique d’extension de vie / rajeunissement et tuant les dictateurs qui, selon lui, le méritent (on verra dans Excession qu’il n’est pas le seul à s’affranchir de certaines barrières éthiques de la Culture, même si dans ce roman, le fait que cela concerne un vaisseau ne fait que rendre la chose encore bien plus grave). Ce qui ne rend donc ses anciens employeurs que plus désireux de le retrouver et de lui repasser sa laisse. Au passage, s’il fallait une preuve du fait que CS représente la face sombre de la Culture (une démonstration qui se poursuivra d’ailleurs dans Excession), particulièrement ses drones militarisés, on méditera sur le fait que Skaffen-Amtiskaw parle des « manigances ridiculement humanistes de Zakalwe » (c’est moi qui souligne), ou sur le massacre commis par la machine et ses missiles-couteaux asservis à un moment du récit. La Culture est un missionnaire avenant, globalement bienveillant, se croyant sincèrement altruiste, mais qui cache dans son manteau des lames acérées, autant que son talent pour les manier. Même si Diziet Sma est là pour tempérer son collègue artificiel : « Ne parle pas de vies humaines comme s’il s’agissait de phénomènes accessoires ! ».

Car c’est bien de cela dont il s’agit : une partie du récit montre les sales petites opérations clandestines montées par CS sur des mondes primitifs (niveau de technologie légèrement inférieur au nôtre, au maximum, parfois Napoléonien / Première / Seconde Guerre mondiale, avec occasionnellement quelques traces de technologies plus avancées), en employant pour cela, souvent (c’est également le cas dans Trames), des agents non-Culturiens, eux-mêmes fréquemment venus de planètes « en voie de développement ». On mesure ici à quel point en menant des opérations essentiellement clandestines et par l’intermédiaire de tiers, CS et plus globalement la Culture fait preuve d’hypocrisie, pouvant prétendre garder ses blanches mains propres tout simplement du fait que d’autres se les salissent à sa place. Et la Culture autorise l’existence (antithétique à ses valeurs, paradoxale) de CS justement pour ne pas se sentir en contradiction avec lesdites valeurs : ou, dit autrement, CS est à la Culture ce que ses agents extérieurs sont à CS. Et comme toujours, les Mentaux, insondables, sont au sommet de la pyramide, manipulent les fils des manipulateurs d’autres fils.

Le terme de « mercenaire » employé pour désigner Zakalwe est trompeur : sa spécialité, son expertise, n’est pas d’aller faire le coup de feu (même s’il est visiblement capable de se battre si nécessaire) comme le plus basique des fantassins, même si un des flashbacks montre qu’il a jadis combattu en première ligne (dans l’aviation), à l’époque pas pour CS mais déjà sur une autre planète que celle où il est né. Non, Zakalwe est un stratège. On peut même dire qu’il est à l’art stratégique et opérationnel ce que Gurgeh est aux jeux : un maître, un génie, un virtuose. Donnez-lui la conduite d’une guerre où le camp qu’il est supposé mener à la victoire est démoralisé, en relatif retard technologique, dans une position désavantageuse, sur le recul, à court de carburant, de pièces détachées et de munitions, et commandé jusqu’ici par des imbéciles ou des incompétents, et contre toute attente, il trouvera toujours un moyen de triompher. On remarquera d’ailleurs que de tels génies, experts hors-normes, sont récurrents dans au moins une partie du cycle : Fal dans Une Forme de guerre, Gurgeh dans L’Homme des jeux, et, donc, Zakalwe.

Le problème étant justement qu’au grand embarras de CS, il réussit trop bien et trop systématiquement : ses commanditaires lui demanderont à plusieurs reprises de cesser brusquement ses efforts, quand ils ne trahiront pas tout simplement leurs alliés d’hier en confiant un armement un peu plus avancé que le leur à leurs adversaires tout en paralysant une possible contre-attaque à coups d’Effecteurs, histoire de « faire le moins de victimes possibles ». Ou quand dans une guerre, CS soutiendra les deux camps à la fois. On s’en doute, après avoir déployé tant d’efforts, couronnés de succès, qui plus est, Zakalwe prendra d’autant plus mal la chose qu’il ne comprend pas les motivations de CS, ou plutôt des Mentaux qui sont dans / derrière CS. L’Homme des jeux montrait déjà l’ampleur des trahisons, des magouilles dont pouvait se rendre coupable cette section, mais ici, Banks va bien plus loin dans cette direction, en détaillant amplement l’interventionnisme de CS (et dans Le Sens du vent, il montrera ses conséquences). La grande différence entre Zakalwe et Gurgeh est pourtant que le premier sait à quel point il a été manipulé alors que le second l’ignore, mais que Zakalwe ne comprend pas toujours le but des manigances de la Culture alors que pour Gurgeh, il est clair. Au passage, toujours au chapitre des comparaisons entre les divers protagonistes du cycle, Zakalwe ressemble, au moins en partie, à Horza, d’abord parce que c’est aussi un mercenaire, et ensuite parce qu’il porte un regard (semi-)extérieur sur la Culture et surtout critique sur la discordance entre son idéologie théorique d’une part et ce que révèlent réellement d’elle ses actes concrets.

Alors que dans Une Forme de guerre et L’Homme des jeux, l’écossais confrontait la Culture a des sociétés qui en étaient les inverses, l’antithèse (les Idirans militaristes, les Azadiens inégalitaires), il tend, dans L’Usage des armes, un miroir à sa création, la confronte à ses propres arrangements avec la morale (un des sujets centraux du livre, avec l’interventionnisme. D’ailleurs, en interrogeant la moralité et les conséquences malheureuses de celui de la Culture, l’auteur questionne aussi celui de l’Occident dans les pays du Tiers Monde, auxquels ces planètes technologiquement et socialement primitives servent d’allégorie), challenge son altruisme et sa bienveillance prétendus. La « révolte », la démission de Zakalwe, n’en sont donc que plus compréhensibles pour le lecteur, rendent ce personnage (bien que sanguinaire) que plus sympathique à ses yeux. Jusqu’à ce que…

Car Zakalwe cache un lourd passé. Ou plutôt se cache, occulte, refuse, est traumatisé par, ce lourd passé. Une bonne partie de sa ligne narrative antichronologique nous le montre malade, blessé (et même décapité et pourtant vivant, un témoignage de l’incroyable technologie médicale de la Culture – et l’occasion pour l’écossais de faire preuve de son excellent humour, quand le drone Skaffen-Amtiskaw offre à Zakalwe un… chapeau !), drogué, rêvant, convalescent et partiellement amnésique, mourant, toujours à deux doigts de se rappeler quelque chose de capital, en rapport avec un mystérieux Chaisier et une non moins énigmatique Chaise (avec un grand « C »), un objet qui semble le traumatiser sans qu’il comprenne pourquoi, un souvenir que, pourtant, il n’arrive jamais à atteindre. Jusqu’à la quasi-fin du roman, celle où ont lieu ces deux énormes révélations, dont une sur la nature de la Chaise et l’identité du Chaisier. Sans aucun doute le plus gros coup de théâtre, l’instant le plus dramatique, le plus horrible, le plus puissant, de tout le cycle qui, du coup, rendrait presque la révélation finale de L’Homme des jeux bien fade en comparaison.

Malgré tout ce qu’il a fait, malgré tout ce qu’il est, sa quête de rédemption ne pourra que toucher le lecteur : ne déclare-t-il pas à un point antérieur du récit « Tout ce que j’ai fait pour la Culture ne compense donc pas un peu les mauvaises actions ? ».

Roman le plus ambitieux du cycle sur le plan littéraire, à la puissance dramatique colossale, à la noirceur tout à la fois intimidante et admirable, à l’antihéros d’une ambivalence suprême, L’Usage des armes est le sombre joyau de la Culture, sur certains plans son meilleur livre (même si Excession le dépasse sur le plan du style et du Sense of wonder, Trames sur celui du worldbuilding, et que d’autres « tomes » aient aussi de très bons personnages).

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Excession (VO : Excession) : Culture et désillusions

excession_banksAprès cinq ans passés à écrire autre chose que des livres sur la Culture (le dernier, L’Essence de l’art, étant paru en VO en 1991), Iain M. Banks revient au cycle en 1996 (1998 en VF) avec Excession. Comme L’Usage des armes, c’est un jalon essentiel dans l’évolution de la saga, à la fois parce que l’humour y prend la place qui sera désormais la sienne jusqu’à la fin, et ensuite parce que l’auteur va commencer à élargir le worldbuilding, et amorcer une entreprise de relativisation de la puissance réelle de la Culture qui atteindra son apogée dans Trames. C’est aussi un tome où on va découvrir d’autres f(r)actions plus ou moins séparatistes du courant principal que la Faction Pacifiste évoquée dans Une Forme de guerre. Encore plus intéressant, il va cette fois donner le rôle de premier plan aux Mentaux (même si l’intrigue secondaire fait la part belle à un couple d’humains), et surtout combiner les deux approches d’analyse, de challenge, de confrontation de la Culture qui ont été les siennes jusque là : il va non seulement continuer à lui tendre un miroir via une faction belliciste des Mentaux de CS qui, comme Zakalwe, trouve que les scrupules moraux de la Culture sont un carcan les empêchant de faire ce qui doit être fait, mais, après les Idirans et l’empire Azadien, il va également la confronter à un troisième système antithétique, l’Affront. Qui est une des plus grandes réussites de Banks, qu’on mesure dans la simple mais complètement antithétique, elle aussi, combinaison de mots qui définit pourtant cette race / civilisation le mieux : « joyeusement agressive » !

Si les Idirans tripodes et les Azadiens à trois sexes restaient encore relativement proches de l’humain, les Affronteurs sont complètement différents : leur corps, porté dans l’atmosphère toxique et irrespirable pour un humain qui est leur milieu natal par un sac sustentateur semblable à l’enveloppe d’un ballon ou d’un dirigeable, arbore un bec et des tentacules. Mais là n’est sans doute pas leur singularité principale, qui se manifeste plutôt au niveau de leur comportement, de leur façon de vivre, de leur manière même de concevoir l’existence : si un culturien craint la douleur, si un Idiran la dédaigne fièrement, un Affronteur se délecte à l’infliger. Pas seulement aux espèces moins avancées ou militarisées que lui (et le mot est faible : au sein de l’Affront, même les services diplomatiques sont une branche des forces armées, et, pour vous donner la mesure du bellicisme de ces créatures, ils ne choisissent pour y servir que les Affronteurs les plus xénophobes et agressifs, histoire que personne ne pense que l’Affront se ramollit), mais aussi aux membres de sa propre espèce : certains mâles sont castrés, les femelles « mutilées » génétiquement pour rendre l’acte sexuel plus désagréable pour elles. Certains animaux sont aussi modifiés pour vivre dans une peur permanente des Affronteurs, émettant dès lors des odeurs ou phéromones dont se délectent ces derniers. Comme le dit l’auteur, les Affronteurs se glorifient de leur cruauté : celle-ci est leur objectif, ils ne font pas le mal par inadvertance. Infliger la souffrance et en jouir est leur finalité. On mesurera ici le gouffre abyssal qui les sépare de la Culture qui, pour sa part, se définit non pas comme une civilisation, mais comme une entreprise de civilisation de la galaxie. Qui, pourtant, échoue, à son grand désespoir, et malgré une patience d’ange et une inépuisable bienveillance, à réformer l’Affront, sidérée par le caractère indéboulonnable de son abominable « moralité ».

On précisera aussi que le véritable nom de l’espèce est Issoriles (dérivé de celui de leur planète d’origine), mais qu’ils ont tant aimé le terme d' »affront » qui leur a été accolé à l’occasion d’un incident mémorable lors de la réception d’une délégation commerciale outremondière qu’ils ont aussitôt décidé de l’adopter (on signalera à mots couverts qu’une autre, hum, entité à la même démarche à la fin du roman). Et ce côté provocateur, sale gosse, est renforcé par la jovialité constante dont ils font preuve, paradoxale pour une espèce à priori si sadique mais qui, sous la plume de Banks, acquiert pourtant un caractère aussi évident, naturel, que réjouissant. Chaleureux mais horrible, tel est l’Affront, qui aime à répéter la maxime « le Progrès par la douleur ». Les Affronteurs sont le méchant qu’on déteste aimer, et, à mon sens, une des plus délectables créations de l’écossais.

Évidemment, les lois, accords et conventions galactiques empêchent (majoritairement) l’Affront de faire tout ce qu’il veut, sans compter que même si on ne peut pas jauger son influence réelle vu que Banks n’a pas encore formalisé les échelles des Impliqués (le terme faisant par ailleurs son apparition dans Excession) ou des Niveaux de civilisation, il est clair que sa puissance militaire ou sa technologie ne sont pas du même ordre que celles des poids lourds, Culture en tête. Ce qui n’empêche pourtant pas l’Affront de s’étendre à une vitesse préoccupante. La Culture est divisée sur l’attitude à adopter face à eux : une faction de « faucons » (selon la terminologie politique consacrée) préconise qu’ils soient écrasés militairement sans délai (profitant en cela de l’outil martial formidable forgé lors de la Guerre Idirane, même si celui-ci a été en partie émoussé depuis par la démilitarisation), tandis que la majorité des Mentaux adopte l’attitude bienveillante, patiente et « humaine » qui est leur norme. Dilemme moral, éthique, celui d’une Hyperpuissance ou Superpuissance qui est en capacité d’intervenir, pour aider ou au contraire neutraliser, qui est, comme nous l’avons déjà amplement examiné, un des axes centraux du cycle.

Le Statu Quo aurait donc encore pu perdurer longtemps sans la survenue de ce que la Culture appelle un Problème Hors Contexte (PHC). Banks les définit en faisant une allégorie à peine voilée de l’arrivée des espagnols en Mésoamérique : un jour, vous êtes la plus grande puissance de votre région, tandis que le lendemain, un problème à la fois impossible à imaginer, hors du contexte de votre expérience normale, et surtout auquel il est (quasi-) impossible de faire face, survient sans crier gare, sous la forme d’étrangers dotés d’une telle avance technologique (ou autre) qu’ils mettent votre bel empire en coupe réglée, changent de fond en comble votre façon de vivre et font de vous de misérables sujets au lieu d’être les maîtres.

Il se trouve justement qu’un tel PHC vient de survenir : un objet / une entité / une projection surnommé Excession vient d’apparaître dans un coin perdu de la Voie Lactée, dans un volume spatial où les influences de la Culture et de l’Affront sont présentes, bien que minoritaires face à une entité politique nommée « Creheesil » (dont Banks ne précisera pas la nature et dont il ne reparlera jamais). Sa particularité est qu’il fait quelque chose qui est hors de portée même de la technologie ultra-avancée de la Culture, à savoir établir des liaisons avec les deux domaines hyperspatiaux à la fois (précisons que l’écossais a bâti une explication, relativement simple mais complète et élégante, sur la façon dont ses vaisseaux peuvent se déplacer plus vite que la lumière, et qu’elle fait appel à deux hyperespaces différents – il n’y en a qu’un dans l’écrasante majorité de la SF, sauf dans Babylon 5  ou dans l’univers d’Honor Harrington par exemple -, ainsi qu’à un Réseau énergétique qui sous-tend l’espace réel où nous vivons et qui peut être utilisé comme arme ou support de propulsion / traction). Comprendre la façon dont l’Excession y parvient (par exemple en la capturant…) ouvrirait à la puissance concernée (Culture ou… Affront) les portes d’un niveau technologique aussi inédit que redoutable (faisant d’elle la force dominante dans la galaxie), et surtout celles d’autres univers, la possibilité non pas de voyager entre les étoiles, voire les galaxies, mais d’un cosmos du Multivers à l’autre.

Ce qui est très intéressant est que cette manifestation des pouvoirs de l’Excession, ainsi que d’autres, plus impressionnantes et redoutables encore, qui auront lieu à la fin du roman, est un des trois facteurs, et sans doute le principal, qui font redescendre la Culture du piédestal où elle s’était juchée depuis la fin de la Guerre Idirane. Soudain, elle n’est plus, aux côtés des civilisations Aînées et Sublimées, la plus grande puissance de la Voie Lactée, mais une bande d’Aztèques confrontée à l’arrivée des Espagnols, d’un PHC. Nous parlerons du troisième facteur plus loin, mais précisons d’ores et déjà le second : les Mentaux s’enorgueillissent de leur sagesse, leur pondération, leur modération, leur sophistication intellectuelle, mais, confrontés au trésor scientifique que constitue l’Excession (et aux avancées techniques qu’il pourrait catalyser, et peut-être surtout à la clé de la porte d’autres univers qu’il pourrait permettre de forger), ils redeviennent (ou peut-être, pire encore, apparaissent pour ce qu’ils sont réellement), comme le dit Banks lui-même dans une interview, « des rois barbares à qui on fait miroiter la promesse d’un filon d’or dans les collines » (l’écossais poursuivra d’ailleurs cette entreprise de remise de la Culture à une plus juste place au sein de son univers dans Trames, comme nous le verrons). Une tirade émise par le VSG Attente de l’arrivée d’un nouvel amant (pages 178 et 179, édition grand format) est particulièrement éclairante : « Durant des millénaires, nous nous sommes félicités de notre sagesse et de notre maturité, et vantés d’être libérés des plus bas instincts et de l’ignominie de pensée et d’action qui résulte du désespoir, né de l’indigence. Ma plus grande crainte – que dis-je, ma terreur ! – est que notre détachement des préoccupations matérielles nous ait rendus aveugles à notre véritable nature sous-jacente ; nous avons été bons parce que nous n’avons jamais eu à choisir entre cela et quoi que ce soit d’autre. L’altruisme nous a été imposé. Et nous voilà soudain confrontés à quelque chose que nous sommes incapables de fabriquer ou de simuler, quelque chose qui, pour nous, a autant de valeur que la terre, les pierres précieuses ou les métaux en avaient pour les anciens monarques, et nous allons peut-être découvrir que nous sommes prêts à tricher, mentir, comploter et intriguer autant que n’importe quel tyran sanguinaire, et que nous ne reculerons devant aucune action répréhensible si elle est susceptible de nous assurer ce que nous voulons. »

Mais, outre l’Excession, l’auteur utilise un second dispositif pour nous faire comprendre que la Culture n’est pas telle que nous le pensions jusque là, et ce sur un deuxième plan : elle se révèle moins monolithique que nous n’en avions l’impression. Certes, nous savions qu’au début de la Guerre Idirane, la Faction Pacifiste s’en était séparée (et nous apprendrons dans Trames qu’elle ne s’est jamais réagrégée totalement au corps principal), mais nous découvrons, dans Excession, que d’autres fractions significatives ont pris une distance plus (les Elenchs) ou moins (la Tendance Bof-laisse-tomber) grande avec elle, la plupart étant regroupées sous le terme commun d’Ultériorité de la Culture. Les Elenchs Zététiques se sont séparés de cette dernière environ 1500 ans avant le début du roman, pour une raison simple : le but de la Culture est de demeurer inchangée et de changer au moins une partie des autres civilisations qu’elle rencontre ; à l’inverse, les Elenchs voulaient changer, mais pas changer les autres, évoluer au contact des sociétés nouvelles et non les faire évoluer (au passage, on remarquera avec beaucoup d’intérêt que les Elenchs Zététiques sont eux aussi une forme d’antithèse de la Culture, certes, au contraire des Idirans ou des Azadiens, « positive » plus que négative, mais une antithèse tout de même, au moins sur certains plans bien précis). Ce sont ainsi des spécialistes du Premier Contact, au moins autant que la section de la Culture du même nom. On ne sera donc pas étonné s’ils sont les premiers à parvenir à proximité de l’Excession et à tenter d’ouvrir un dialogue avec elle. La Tendance, elle, qui, de façon amusante, surnomme la Culture « le continent » (peut-être est-elle donc conçue par Banks comme une allégorie de la Grande-Bretagne), a décidé que sa civilisation parente n’était pas assez hédoniste, et de remédier au « problème ». Ces deux membres du groupe plus vaste que constitue l’Ultériorité rassemblent un nombre non négligeable de citoyens, habitats, Orbitales ou vaisseaux, particulièrement les Elenchs qui en déploient des flottes entières, faisant elles-mêmes partie de Clans (un passage tempère toutefois l’impression que les engins Elenchs seraient encore plus grégaires que ceux de la Culture, et révèle une structure de décision moins hiérarchique, moins collective, et donc une plus grande marge de manœuvre individuelle ; l’un d’eux déclare : « Un vaisseau elench n’était pas un vaisseau elench s’il commençait à se comporter comme le représentant d’un comité. Autant faire partie de la Culture, dans ces conditions ! »)

Le phénomène s’étend aussi à des VSG et autres types de vaisseaux individuels qui, selon le degré auxquels ils continuent (ou pas) à suivre les codes / normes / ordres de la Culture, sont désignés sous le nom d’Excentriques, de Sabbatiques, ou d’autres degrés de liberté  / termes plus extrêmes que nous découvrirons dans La Sonate Hydrogène, pour l’essentiel. On signalera d’ailleurs qu’une UCG Excentrique (tel que défini auparavant), Service Couchettes, joue un rôle capital dans l’Histoire. Dirigée, à l’origine, par un trio de Mentaux, comme c’est la norme pour un vaisseau de cette taille, elle a été réduite à un seul dans des circonstances qui n’ont jamais été élucidées avec précision ou certitude (certains disent que les deux autres ont déménagé dans des vaisseaux-fils, d’autres que celui qui reste a d’une façon ou d’une autre neutralisé les deux autres). Depuis 40 ans, elle (et je n’emploie pas seulement le pronom féminin pour l’accorder avec UCG : on verra qu’il y a des raisons de faire un parallèle essentiel entre le vaisseau et sa passagère la plus emblématique, et que donc il est plus logique de le considérer comme une entité féminine que masculine) n’en fait un peu qu’à sa tête, sans pour autant s’éloigner outre mesure, que ce soit sur un plan territorial ou moral, de la Culture. On l’a dit, la Culture étant d’essence hédoniste, ses citoyens sont libres de pratiquer un loisir, un hobby ou une passion. Jusque là, il était implicite qu’on parlait de citoyens humains (voire de drones, comme Unaha-Closp, personnage – très – secondaire d’Une Forme de guerre et citoyen naturalisé de la Culture qui, suite à ses aventures dans le Complexe de Commandement, a comme passe-temps la construction de petits automates à vapeur – des trains, clairement -), mais dans Excession, on découvre que les Mentaux peuvent eux aussi en avoir, même si les deux exemples qu’on nous donne sont assez… extrêmes. Service Couchettes collectionne les Stockés, ces culturiens dont l’état mental ou le corps tout entier sont, comme leur nom l’indique, mis en stase en attendant que les conditions spécifiées pour leur réveil (la survenue d’un événement précis, souvent – la Sublimation longtemps repoussée de la Culture, la plupart du temps) soient réunies. Il utilise ces corps pour composer des reconstitutions grandeur nature de batailles historiques fameuses qui ont eu lieu sur des mondes primitifs (type Napoléoniens, etc.). Un autre vaisseau ayant un certain rôle dans l’intrigue, l’UCG Substance Grise, est fasciné par les génocides, les tortures, les guerres, pas par attrait morbide, mais bel et bien par un sens de la « justice » exacerbé, presque pathologique, pour punir (y compris, au moins dans un cas, par une mort qui n’est pas complètement accidentelle) ceux qui s’en sont rendus coupables (ce qui le rapproche d’ailleurs de Zakalwe dans L’Usage des armes). Il doit son nom à sa transgression d’une des seules règles de la Culture, un de ses seuls tabous (et un passage sur les mœurs sexuelles des culturiens dans un autre « tome » vous apprendra qu’ils n’en ont quasiment aucun…), la seule propriété privée que cette société anarchiste et post-capitaliste conçoit : la mémoire, la pensée. En effet, il utilise ses Effecteurs pour lire celles (qui ne sont qu’un phénomène électrochimique, après tout, donc parfaitement à la portée d’armes conçues pour perturber les dispositifs électromagnétiques) de ceux qu’il soupçonne de génocide et autres méfaits, leur infligeant un « viol mental » qui en fait un paria au sein de la société culturienne, un paria qui dégage toutefois une aura de peur sinistre, un paria capable de lire ce que vous cachez dans votre cerveau à plusieurs systèmes stellaires de distance.

Vous noterez que dans les cas des noms de ces deux vaisseaux comme dans d’autres (comme le running gag Gravitas que nous avons évoqué en introduction), les traducteurs ayant officié sur la VF du cycle soit n’ont pas saisi le double sens des mots employés par Banks, soit l’ont bel et bien fait mais ont été incapables de le rendre en français (si même c’était possible) : Sleeper Service peut certes se traduire par Service Couchettes, mais il y a dans le premier mot un sens très précis, dans un autre contexte, qui, dans ce cas, n’est pas rendu (je n’en dirai pas plus pour ne pas divulgâcher) ; de même, Grey Area peut en effet se traduire par Substance Grise (la zone cérébrale), mais il y a aussi des implications relatives au fait de se trouver entre deux attitudes extrêmes, ainsi qu’à des notions de consentement (notamment sexuel) qui évacuent complètement la dimension du viol mental infligé par cette UCG (qui, pour le coup, serait donc la contrepartie mâle de la femelle que serait, dans l’histoire, Service Couchettes).

Peu après l’apparition de l’Excession, un vaisseau Elench qui croisait dans les parages par ce qui ne se révèlera pas être un si heureux hasard que ça tente de converser avec elle. Même si tout ce qui la concerne est inconnu (sa nature, ses intentions, sa provenance, etc.), l’Elench est confiant : spécialiste du contact avec d’autres civilisations, rompu à tous les pièges que des technologies inconnues peuvent receler, fort lui-même d’une technologie aussi avancée mais plus variée (car ayant intégré celles des diverses espèces croisées lors de ses voyages : les Elenchs seraient-ils des Borgs « positifs » ?) que celle de la Culture, il se croit en mesure de contrer toute réaction hostile de l’Entité / Artefact. Il se trompe lourdement. Subverti, compte tenu de tous les facteurs que nous venons d’exposer, avec une vitesse et une aisance terrifiantes, sans que le moindre bastion informatique ne subsiste, il ne laisse derrière lui qu’un minuscule drone qui se retrouvera perdu dans l’espace, sera retrouvé par un croiseur de l’Affront mais pourra lancer une forme de message de détresse.

Une fois l’apparition de l’Excession plus largement connue, la ruée (vers l’or) va commencer : les Elenchs vont envoyer une flotte de secours, l’Affront va évidemment vouloir s’emparer de ses secrets pour renforcer sa puissance, et la Culture va mettre en place, comme à son habitude, un comité de Mentaux d’Incident pour voir de quelle façon réagir, quel vaisseau dérouter ou mobiliser, et ainsi de suite. Et c’est là que les choses vont commencer à prendre un tour hautement intéressant : ledit comité d’Incident va être court-circuité par un groupe de Mentaux / vaisseaux légendaire, la Bande des Temps Intéressants (notons ici un autre problème, récurrent, d’harmonisation des traductions entre les différents tomes, puisque dans La Sonate Hydrogène, ce même groupe est cité sous le nom de Gang des époques intéressantes, cette fois), qui se trouve être un Comité de CS. Ceux-ci vont décider que (pour une raison qui ne se dévoilera qu’à la fin du roman) l’aide de Service Couchettes est indispensable dans cette affaire, et vont lui demander de collaborer, malgré son statut d’Excentrique ces quatre dernières décennies. L’UCG (remarquons que Banks n’a pas encore mis en place la « règle » selon laquelle elle devrait en fait être désignée Ue et pas UCG) va accepter, à une condition : elle désire que Byr Genar-Hofoen, ambassadeur de la Culture auprès de l’Affront, vienne à son bord (ce qui impliquera Substance Grise), car son ancienne amante, Dajeil, est à son bord, et que le vaisseau estime que leur rupture, quarante ans plus tôt, est en partie de sa faute. La Bande (Acte IV : je serais curieux de savoir quelle était la nature des trois autres, même s’il paraît clair qu’un impliquait la Guerre Idirane) accepte.

Arrêtons-nous un instant sur Byr, puis Dajeil, dont la relation forme la principale sous-intrigue d’Excession (il y en a une autre concernant Ulver Seich, personnalité mondaine issue du roc de Phage, un des premiers habitats spatiaux à rejoindre la Culture en formation, mais pour tout dire, si elle est fort sympathique – notamment via l’humour qui y est déployé -, elle est plus anecdotique qu’autre chose : elle contribue toutefois, avec le côté – paradoxalement – jovial des Affronteurs, à alléger énormément l’ambiance de ce roman par rapport à ses trois prédécesseurs). On remarquera d’ailleurs qu’à part dans L’Usage des armes, Banks avait toujours eu recours, jusque là, à des intrigues / narrations essentiellement linéaires, et que c’est la première fois qu’il y a des embranchements. Ce qui deviendra par contre une habitude dans les livres suivants. Byr, donc, trouve chez les Affronteurs ce que d’autres (par exemple Wrobik dans Un Cadeau de la Culture) comme lui ne trouvent plus dans son utopie d’origine : un dynamisme, un enthousiasme. Comme nous l’apprend la page 190 (édition grand format), il ne croit pas comme la Culture que toute forme de souffrance est forcément mauvaise, pense que l’évolution (biologique) doit se poursuivre chez les espèces civilisées (alors que la Culture l’a figée et a assorti à cette forme de stase une liste d’options d’ingénierie génétique), et n’est pas persuadé qu’abandonner le contrôle de la société à des machines était le bon choix. On ne peut d’ailleurs s’empêcher de remarquer qu’il n’est pas franchement enthousiaste à l’idée de porter un équipement (combinaison protectrice, notamment) intelligent-conscient, signe que comme certains autres culturiens, il n’est pas si heureux que ça à l’idée de voir sa vie régie, ou du moins surveillée en permanence, par lesdites machines. D’ailleurs, de nombreux épisodes dispersés dans un peu tout le cycle montrent des scènes (ou racontent des anecdotes anciennes) où, pour avoir un sentiment de liberté, un culturien laisse chez lui son terminal, c’est-à-dire une broche, une bague, un stylo ou tout autre petit objet qui lui permet d’être tracé par ou d’entrer en contact avec le Mental du Moyeu de l’Orbitale locale.

Dajeil est le seul passager « animé » de Service Couchettes, tous les autres étant des Stockés dont le corps et l’esprit sont en stase. Le vaisseau a recréé, à l’extérieur de sa coque mais à l’intérieur de son enveloppe complexe de champs de force, l’environnement familier de la jeune femme, ce qui implique notamment… un océan et une plage. Quand on vous parle de sense of wonder… Byr et elle ont jadis eu une relation amoureuse d’un type qui ne peut avoir lieu que dans la Culture, mais qui même là, reste franchement rare. Je n’en dirai guère plus pour vous laisser le plaisir de la découverte, sinon deux choses : premièrement, cette histoire est aussi dramatique que mélancolique et poignante, et deuxièmement, elle a pour conséquence que Dajeil a mis l’embryon qu’elle porte en stase organique depuis… quarante ans. On peut d’ailleurs se demander s’il n’y a pas une quelconque allégorie mythique ou religieuse derrière cette grossesse « éternelle ».

L’intrigue principale s’articule, elle, essentiellement autour des Mentaux. D’abord ceux de la Bande des temps intéressants, qui cherchent à faire parvenir le plus de vaisseaux possibles dans le voisinage de l’Excession avant le reste de la galaxie, mais aussi autour d’une UOL nommée Régulateur d’attitude, qui passe du côté des Affronteurs et leur donne une solution pour s’emparer des secrets de l’artefact au nez et à la barbe des Elenchs ou de la Culture, une solution qui tient en un mot : Pitance. Mais avant d’en dire plus à son sujet, il faut évoquer la démilitarisation de la Culture après la Guerre Idirane, d’ailleurs un parallèle de plus à faire entre celle-ci et la Guerre Froide, au moins à posteriori, puisque Banks a écrit Une Forme de guerre avant la chute du Mur : les USA gagnent la Guerre Froide, deviennent la seule Hyperpuissance, puis le monde occidental commence immédiatement un désarmement qui ne sera modéré, au moins dans certains pays, que par la Guerre du Golfe ; la Culture triomphe dans la Guerre Idirane, devient la seule Hyperpuissance (c’est du moins l’impression donnée au lecteur en fonction des renseignements dont il dispose en matière de worldbuilding, impression renforcée par l’impunité dont semble bénéficier la Culture dans ses opérations clandestines sur des mondes primitifs décrites dans L’Usage des armes), et commence immédiatement à désarmer massivement. Deux siècles à peine après la fin du conflit (soit 300 ans avant les évènements d’Excession), moins de 1% des vaisseaux de guerre de la Culture sont encore pleinement opérationnels, les autres ayant été purement et simplement désassemblés ou bien démilitarisés et transformés en coursiers (pour résumer). Bien sûr, ce chiffre est trompeur : les UCG (les vaisseaux civils) de la Culture ont une puissance suffisante pour tenir tête aux astronefs de combat de la plupart des autres races, surtout celles ayant un niveau technologique inférieur (dans Les Enfers virtuels, Banks précise qu’un seul gros VSG de la Culture pourrait anéantir une flotte de 230 millions d’astronefs plus primitifs, notamment en utilisant ses Effecteurs pour les forcer à s’auto-détruire ou se combattre entre eux), un vaisseau démilitarisé peut être rééquipé en un temps relativement court, les grands VSG peuvent en construire des nouveaux assez rapidement, etc. Sans compter que si vous avez lu un certain autre roman du cycle (que je ne citerai pas pour éviter un spoiler mineur), vous savez qu’une prétendue démilitarisation peut n’être que théorique, disons.

Les vaisseaux de guerre restants sont en majeure partie basés sur des Orbitales et autres lieux connus / de passage, tandis que les autres sont stockés dans des endroits secrets, loin des voies spatiales les plus fréquentées mais à des coordonnées et sur des trajectoires qui leur permettent d’assurer un maillage défensif régulier et / ou de déployer dans un délai raisonnable toute une flotte là où en aurait besoin sans que la chose soit anticipable. L’astéroïde appelé Pitance est un de ces magasins de vaisseaux. On remarquera qu’alors que Banks s’était jusqu’ici essentiellement concentré sur les Orbitales de la Culture, il montre également cette fois que celle-ci peut utiliser les astéroïdes pour autre chose que leurs matériaux afin, justement, de bâtir lesdites Orbitales : Pitance sert de base militaire, et le Roc de phage que j’évoquais plus haut d’alternative, en tant qu’habitat mobile et de grande capacité, aussi bien aux vaisseaux qu’aux Orbitales. Là aussi, on peut faire avec Pitance un parallèle avec la doctrine militaire occidentale (américaine, en particulier) post Guerre du Golfe, puisque du ravitaillement, des véhicules, des munitions ou des troupes sont aussi prépositionnés là où on pourrait en avoir besoin un jour, ou de façon à pouvoir intervenir très rapidement à portée de ces dépôts ou bases.

Outre la présence de plusieurs sous-intrigues, outre celle plus significative d’humour, outre des sommets atteints en matière de virtuosité du style (qui ne seront plus jamais tout à fait atteints dans le cycle ; on précisera que si la structure narrative de L’Usage des armes rend celui-ci plus ambitieux sur le plan littéraire, sur celui de l’élégance de la plume Excession lui est clairement supérieur), outre une extension du worldbuilding (la Tendance, les Elenchs, les Affronteurs, etc.), outre le sense of wonder lié à l’Excession ou à la description de la cosmologie Banksienne, ce qui caractérise Excession, ce qui fait qu’il est souvent cité comme le tome préféré des amateurs du cycle (votre serviteur y compris) est la place laissée, cette fois, aux Mentaux. Jusqu’ici, même si les Mentaux / vaisseaux (et les drones) jouaient un rôle dans chaque roman, il n’en étaient jamais au centre : si on se restreint au strict plan des protagonistes, Une Forme de guerre est l’histoire d’Horza, L’Homme des jeux celle de Gurgeh et L’Usage des armes celle de Zakalwe. En revanche, si l’on examine le livre globalement, Excession n’est pas l’histoire de Dajeil et Byr (et encore moins celle de ces personnages tertiaires que sont Ulver ou Gestra, le « gardien » de Pitance), mais celle de la Bande des temps intéressants et, dans une certaine mesure, de Régulateur d’attitude. Toute l’intrigue principale est structurée autour des messages, des « posts » de « chat » qu’ils s’échangent, d’une manière qui rappelle ceux d’un autre roman faisant la part belle aux IA, Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge, sorti quatre ans plus tôt. Banks réutilisera d’ailleurs le procédé (et un autre Comité d’Incident de Mentaux / vaisseaux) dans le dernier tome du cycle, La Sonate Hydrogène.

On en découvre infiniment plus sur les Mentaux : qu’ils ont des loisirs (créer des univers virtuels aux lois physiques modifiées !), des amitiés et des inimitiés, des doutes, des remords, qu’ils peuvent être fiers ou au contraire humbles, qu’ils peuvent avoir peur de la « mort » et transmettre leur état mental à leur vaisseau parent, à un astronef ami ou à l’unité de la Culture la plus proche, tout comme un humain transmettrait le sien au Mental local. On découvre ou on se rend mieux compte du fait que plus que des vaisseaux pilotés par des IA, certes intelligentes, certes possédant une conscience d’elles-mêmes, à la HAL 9000 chez Clarke, ce sont de véritables personnes auxquelles on a affaire : ce ne sont pas seulement des éléments de l’intrigue, ce sont bel et bien des personnages à part entière. Et cela va se confirmer dans tous les tomes suivants ou quasiment (Trames mettant moins les Mentaux / vaisseaux en avant).

Nous n’en dirons pas beaucoup plus sur l’intrigue pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte, sinon à mots relativement couverts : si vous ne voulez vraiment pas en savoir plus, je vous recommande de sauter les éléments d’analyse ci-dessous (qui sont certes des révélations assez mineures, mais des révélations tout de même) et de passer directement au paragraphe suivant. Ce que la fin nous enseigne, donc, outre un sense of wonder colossal lié aux (il est vrai cryptiques) révélations de l’Excession en personne, est que d’une part, ni le désarmement de la Culture, ni l’Ultériorité ne sont tels que nous avons été conduits par l’auteur à le croire, et que, d’autre part, Circonstances Spéciales, pas plus que la Culture dans son ensemble, ne sont aussi monolithiques que nous le pensions jusque là : la Bande des temps intéressants éjecte le Comité d’incident qui se forme au tout début de l’affaire, et certains éléments de CS ont opéré une double manipulation (y compris de la Culture elle-même) pour parvenir à un objectif qui leur paraissait nécessaire mais qui était jusqu’ici moralement, éthiquement et politiquement inacceptable, sacrifiant dans l’affaire humains, drones, autres Mentaux comme Affronteurs, certes dans une guerre dont l’issue ne fait nul doute vu la disparité d’effectifs, de niveau technologique et de puissance militaire ou industrielle des deux belligérants, mais dont les victimes, pourtant, ne pourront pas être ramenées à la vie à partir de leurs sauvegardes dans tous les cas. On ajoutera, pour terminer, l’étonnant parallèle à faire entre la grossesse de quarante ans de Dajeil et celle d’une certaine entité, et surtout le fait qu’une certaine faction de CS trompe une autre faction de la même section, y compris ces légendes d’une immense expérience de la Bande des temps intéressants, en favorisant, pour ne pas dire en provoquant la découverte « fortuite » de l’Excession, réalisant ainsi une tromperie dépassant allègrement un seul compatriote (Gurgeh) dans L’Homme des jeux.

En fin de compte, Excession marque la fin des illusions, celle de la toute-puissance de la Culture (qui se retrouve confrontée à une entité capable de faire des choses qui sont bien au-delà de sa portée et voit donc sa place réelle dans l’univers redéfinie d’une façon assez brutale), celle de son unité (y compris celle de son élite, CS), et peut-être surtout de sa prétendue sagesse, de son altruisme professé. Mais c’est aussi la fin des illusions des Affronteurs, ramenés, eux aussi, à leur juste place dans l’univers, politique cette fois. Le plus étonnant étant que parmi les trois seuls personnages qui sortent de cette histoire en y ayant fait un vrai, un indisputable gain (et qui n’ont donc pas un succès relatif dans leurs entreprises), un gain qui ne soit pas teinté d’une certaine amertume, c’est Byr qui a décroché la timbale, d’une façon tellement cocasse que je vous laisse avec gourmandise le plaisir de la découvrir.

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Le Sens du vent (VO : Look to windward) : Culture, repentance et reconstruction

sens_du_vent_banksSorti en VO en 2000 et deux ans plus tard en VF, Le Sens du vent est le septième ouvrage relevant du cycle de la Culture, publié deux ans après Inversions en anglais et la même année en français (mais chez deux éditeurs différents). J’ai, pour ma part, choisi de traiter ce dernier roman à la fin du présent article, du fait de sa très grande singularité au sein de la saga.

On considère que Le Sens du vent constitue une sorte de suite d’Une Forme de guerre, et ce pour deux raisons : d’abord parce qu’il examine certaines conséquences de la Guerre Idirane, et ensuite parce que son titre en anglais (Look to windward) est tiré du même poème de T.S. Eliot (La Terre vaine) qui a également donné son nom original à Une Forme de guerre (Consider Phlebas). Tout ceci est certes exact, mais ne constitue qu’une dimension du livre. Sans aller jusqu’à dire que c’est l’arbre qui cache la forêt, on se doit de préciser que le roman possède d’autres facettes, et qu’on pourrait tout aussi bien, sur certains plans du moins, le considérer comme une suite de L’Usage des armes (qui montrait les manipulations de CS sur des mondes primitifs, alors que Le Sens du vent montre leurs conséquences et le prix que la Culture devra payer), voire d’Excession (ledit châtiment ayant peut-être été facilité par une faction dissidente de la Culture).

La structure narrative semble être un hybride entre celles de L’Usage des armes et d’Excession : il y a des flashbacks (même si c’est un peu plus compliqué que cela, comme nous sommes sur le point de le voir) comme dans le premier, et deux lignes narratives différentes (dont le lien n’apparaîtra qu’à la fin de la seconde), comme dans le deuxième de ces romans.

Le livre est dédié « aux anciens combattants de la Guerre du Golfe », ce qui pose d’entrée de jeu des thématiques centrales qui se révèleront limpides à la lecture : les traumatismes de guerre, la façon de réapprendre à vivre dans une société civile, en paix, et sans doute surtout la façon dont l’incompréhension de l’Occident de la manière dont d’autres modèles de société fonctionnent, conjuguée à son interventionnisme, créent des situations dramatiques, dont il doit parfois subir les conséquences aussi vengeresses qu’explosives, notamment sous la forme d’actes terroristes. On rappellera d’ailleurs avec intérêt que Banks a vertement critiqué le déclenchement de la Guerre d’Irak en 2003.

Avant de décrire les deux intrigues du livre, la principale et la secondaire, nous allons devoir faire un long point sur le worldbuilding : les Chelgriens font partie des Impliqués, les civilisations ayant dépassé un certain niveau de technologie, de développement sociétal et d’expansion spatiale, qui sont les principaux acteurs de la géopolitique galactique. Comme très souvent avec Banks, le concept a été d’abord brièvement, presque furtivement, mentionné par un vaisseau Elench dans Excession, avant de commencer à être développé ici, et de l’être encore plus dans Trames. On remarquera que c’est la même chose avec la Sublimation, vaguement partie prenante d’Une Forme de guerre, bien plus développée ici, et encore plus dans La Sonate Hydrogène. Les Chelgriens, donc, sont des extraterrestres ressemblant à des sortes de tigres tripodes dotés de deux bras à six doigts. La Culture ne les a Contactés (avec un grand « C ») que depuis quelques siècles, mais leur civilisation a des millénaires d’histoire (elle a mis 6000 ans pour atteindre l’état stable que la Culture a brisé par ses manipulations). Leur développement est très singulier sur trois plans différents : premièrement, ils ont conservé des croyances religieuses affirmées longtemps après avoir développé la Raison et la Science ; deuxièmement, ils ont, de même, conservé un système de castes aussi inégalitaire que rigide même après avoir été Contactés (ce qui est aussi singulier que le fait que les Azadiens de L’Homme des jeux soient organisés en empire malgré leur expansion interstellaire non négligeable) ; et peut-être surtout, 5% de leur population (un groupe surnommé les « Chelgrien-Puen », les « Déjà-partis ») a mystérieusement Sublimé un beau jour, et gardé une relation régulière avec ceux restés dans le Réel (sans doute, d’ailleurs, une conséquence logique de ce fameux système de castes : les Chelgriens sont habitués à vivre dans des « mondes » – sociaux d’habitude, dimensionnels dans ce cas précis – différents, mais, pourtant, à ce que ces mondes interagissent) ce qui est hautement inhabituel (une civilisation ne Sublime habituellement qu’en masse).

Comme nous avons pu le constater dans d’autres pans de cette étude consacrée à la Culture, Banks n’a de cesse, sur toute l’étendue du cycle ou quasiment, de la confronter à différents types de systèmes sociétaux qui, à l’inverse de son utopie progressiste égalitariste, sont non seulement caractérisés, mais, pire que ça, souvent basés sur un type différent d’oppression ou d’inégalités dans chaque cas : la discrimination sexuelle dans l’empire d’Azad ou l’Affront, celle des mécréants chez les Idirans, celle des basses castes, donc, chez les Chelgriens, celle des pauvres, comme nous le verrons plus tard, dans Les Enfers virtuels, et ainsi de suite.

La Culture a, on l’a vu dans L’Usage des armes, la réputation, comme le dira un Chelgrien, de s’immiscer dans les affaires d’autrui pour des motifs dits altruistes, c’est-à-dire officiellement pour en faire des sociétés plus éclairées / progressistes / égalitaires / etc., officieusement pour les rapprocher du modèle civilisationnel de la Culture. À vrai dire, le processus est si systématique, si viscéral, que le même individu parlera de « l’acharnement accablant du célèbre altruisme de la Culture ». D’habitude, ces opérations clandestines s’opèrent plutôt sur des planètes « primitives », c’est-à-dire possédant certes un certain degré de technologie, voire un accès à l’espace, voire même une certaine expansion interstellaire, mais tout de même loin du niveau des Impliqués. Mais le côté inégalitaire et paradoxal, à ce niveau de développement, du système de castes des Chelgriens pousse Contact à manipuler plusieurs élections en faveur des Invisibles (on remarquera le parallèle avec le système de castes indien et ses Intouchables), les plus basses castes, ce qui mène à l’élection d’un président égalitarien qui, aussitôt, déclenche des réformes assouplissant énormément le régime. Les Invisibles y gagnent un certain affranchissement, même si le système de castes n’est pas encore aboli. C’est alors qu’une guerre civile, dite Guerre des Castes, éclate, non pas à l’initiative des Loyalistes (qui soutenaient l’ancien régime) mais bel et bien des Invisibles, qui veulent ainsi faire payer aux castes qui leur étaient supérieures des siècles de discriminations, d’humiliations et de mauvais traitements. La Culture tombe des nues : incapable d’imaginer que les Invisibles déclencheraient une guerre civile aussi féroce (d’après un des personnages, si les guerres civiles sont déjà parmi les pires conflits existants, celle-ci en particulier franchit encore un cap dans son intensité et son horreur : il la décrira comme « d’une sauvagerie explosive ») après avoir obtenu l’égalité, elle reste sidérée pendant une période courte (50 jours à peine) mais suffisante pour faire plus de 4 milliards de morts. Elle agit alors enfin, prenant ses responsabilités en intervenant directement, mettant un terme au massacre tout simplement en expliquant comment, d’une certaine façon, elle en est à l’origine, avouant ses manipulations. On remarquera que tout ceci est plus qu’un vague reflet de l’interventionnisme occidental (principalement américain) dans des sociétés certes moins avancées sur certains plans, certes imparfaites (selon ses valeurs, du moins), mais néanmoins anciennes, complexes, en tout cas trop pour la vue simpliste qui sert à déclencher les magouilles de la CIA (ou, ici, de CS), voire des interventions militaires. Manipulations malhabiles qui font voler en éclats un équilibre certes précaire, certes imparfait, mais qui néanmoins, fonctionnait jusque là, pour ne mener qu’au chaos et au massacre (voyez l’Irak, la Lybie, la Syrie, ISIS / Daesh, etc.).

La Culture, bien sûr, est mortifiée par un échec aussi spectaculaire : elle expliquera que tout ceci n’est qu’un « malheureux accident », et, en gros, que « oui mais dans 99% des cas, ça marche, la situation s’améliore ». Un discours, doublé d’une intervention dans leurs affaires intérieures, qui va bien entendu chauffer à blanc certaines factions chelgriennes, et ce d’autant plus que les morts de cette guerre se voient refuser l’entrée du Paradis par les Chelgrien-Puen. Pour comprendre pourquoi, il faut revenir en arrière : en un seul jour, 5% des Chelgrien se sont Sublimés, sans qu’on trouve une quelconque logique à cette Sublimation partielle. D’habitude, l’écrasante majorité d’une société se Sublime quand elle a dépassé un certain degré de développement (on remarquera avec intérêt que dans son genre, la Culture est aussi inhabituelle que le système de castes Chelgrien ou le système impérial Azadien : elle a depuis longtemps dépassé le stade où elle aurait dû se retirer des affaires galactiques en devenant une civilisation Ancienne ou en Sublimant, mais selon les mots mêmes de Banks, elle « continue à se comporter en adolescente idéaliste » »), mais le fait que 5% le fassent tandis que le reste demeure dans le Réel est du jamais-vu. Pire encore, est mis au point ce que l’on appelle un Garde-âme, un dispositif intracérébral semblable au Lacis Neural de la Culture dans sa capacité à sauvegarder l’état mental de son porteur et lui permettant de se sublimer individuellement à sa mort, envoyant son « âme » dans un endroit bâti par les Chelgrien-Puen dans les dimensions spatiales exotiques qui constituent le Sublime (comme nous l’apprendra plus tard La Sonate Hydrogène) pour ressembler trait pour trait au Paradis tel qu’il est décrit dans la religion chelgrienne, d’où ils peuvent être contactés par les vivants (Isaac Asimov pourrait vous entretenir du fait que l’avantage des « religions scientifiques » est qu’elles sont les seules à tenir leurs promesses, comme nous le montrera, là encore, La Sonate Hydrogène). Encore faut-il, toutefois, que le corps ne soit pas instantanément détruit, ou qu’une sauvegarde sur un support extérieur puisse être retrouvée (l’épouse, nommée Worosei, d’un des protagonistes chelgriens ne pourra, ainsi, pas être ramenée à la vie ou accéder au Paradis), et surtout que les Chelgrien-Puen ne s’y opposent pas. C’est malheureusement ce qu’ils font dans cette affaire : pour ouvrir les portes de leur Au-delà artificiel aux plus de 4.5 milliards de morts chelgriens de la Guerre des Castes, ils exigent que le sacrifice d’un nombre comparable de culturiens leur soit effectué (c’est une ancienne tradition chelgrienne : pour accéder au Paradis, un soldat mort au combat doit faire l’offrande d’une âme ennemie). Ce qui va conduire un haut dignitaire religieux à mettre au point une opération clandestine devant perpétrer un terrible attentat sur une Orbitale de la Culture. Ses préparatifs constitueront l’intrigue principale du roman.

Notez que tout comme certaines conséquences de la Guerre Idirane sont examinées ici, celles de cette affaire seront à leur tour explorées dans un roman ultérieur, en l’occurrence Les Enfers virtuels : outre lui causer un intense embarras sur la scène diplomatique galactique, l’incident Chel va coûter à la Culture une partie du contrôle du Disque Tsungarien au profit du Reliquariat Nauptre, ce dont nous reparlerons quand nous chroniquerons le livre concerné. On remarquera aussi que de roman en roman, les conséquences des manipulations de la Culture sont de plus en plus meurtrières et / ou à grande échelle : dans L’Usage des armes, elles concernent des nations de planètes primitives ; dans L’Homme des jeux, elles impliquent un empire interstellaire plus avancé tout entier ; alors que dans ce dernier ouvrage, ledit empire s’effondre « paisiblement », selon toute apparence, grâce à l’usage du soft power, en revanche l’Affront se voit écrasé militairement dans Excession, même si l’ampleur des pertes et destructions est très limitée du fait de la disproportion des forces en présence ; dans Le Sens du vent, l’interventionnisme de Contact déstabilise une société qui vivait comme elle l’entendait, et surtout qui fonctionnait, tout simplement, depuis des millénaires (même si le système n’était certainement pas parfait, il était stable) déclenchant ainsi une guerre civile meurtrière, qui fait 4.5 milliards de morts.

C’est le Major Quilan qui sera choisi pour perpétrer l’attentat. Brisé par la mort irrévocable de son épouse Worosei durant la guerre (aucune de ses sauvegardes d’âme n’a pu être retrouvée) et incapable de faire son deuil, il n’a plus le désir de vivre, ce qui fait de lui le candidat idéal pour ce qui a tout de la mission suicide. Après qu’on lui ait expliqué le but et la nature de celle-ci, ses souvenirs sont verrouillés, et ne lui reviendront que quand ils seront utiles à l’accomplissement de sa mission (l’équivalent d’ordres sous enveloppe scellée). L’idée est que même si en théorie, la lecture sans autorisation du contenu d’un cerveau est sans doute le plus grand tabou de la Culture, on ne va prendre aucun risque au cas où un Mental s’amuserait à lire l’esprit de Quilan à son arrivée sur cible (et ceux qui ont lu Excession savent qu’au moins un certain vaisseau, Substance Grise – ici renommé Zone Grise, du fait de cette navrante et récurrente absence d’harmonisation des traductions -, s’est déjà allègrement affranchi de ce genre de scrupules moraux) : il ne peut « révéler » ce qu’il ne sait pas lui-même. Banks utilise ainsi une variante du trope de l’amnésique, distillant petit à petit et très efficacement les paramètres de l’attentat et des aperçus de l’histoire de Quilan, le tout sur un ton plus mélancolique, amer, que noir ou lugubre, comme cela a, comparativement, été le cas dans L’Usage des armes, Une Forme de guerre, Un Cadeau de la Culture ou Descente. Notez qu’un autre personnage, un Mental de la Culture cette fois, lui aussi amer, traumatisé et, quelque part, « mort », ayant perdu le goût de vivre (bien qu’il ait tout fait, sans succès réel, pour se reconstruire, s’adapter à la vie civile), lors d’un autre conflit (la Guerre Idirane, dans son cas), aura un rôle important (bien que se dévoilant tardivement) à jouer dans l’intrigue. On remarquera d’ailleurs que Le Sens du vent nous en apprend beaucoup sur les Mentaux qui ne sont pas intégrés à un vaisseau : Mentaux de Moyeu d’Orbitale, Sages Universitaires, personnalités partielles (« concepts de personnalités itinérants ») parcourant les réseaux informatiques et de communication de la galaxie avant d’être réintégrés à l’IA parente, Mentaux « jumeaux » ou « clonés » en cas de réincarnation de celui d’un vaisseau de guerre supposé perdu au combat mais qui se révèlera finalement avoir survécu, etc.

Le Garde-âme de Quilan est modifié de deux façons différentes pour accomplir sa mission, et ce à l’aide d’une technologie qui dépasse largement celle des Chelgriens, supposée venir d' »Impliqués extra-Chelgriens » voulant contribuer à porter un coup à la Culture. La fin du roman verra d’ailleurs celle-ci se poser bien des questions (qui resteront sans réponse) sur la nature de ces mystérieux alliés, allant même jusqu’à fortement soupçonner qu’il s’agit d’une faction au sein même de ses rangs, qui, trouvant que la Culture se ramollit, est décadente, veut lui donner un coup de fouet. Peut-être même cette cabale belliciste déjà impliquée dans la conspiration qui est le vrai sujet d’Excession. Je vais rester discret sur la principale modification, celle qui permet l’accomplissement de la frappe, et vous parler plutôt de la seconde : l’appareil intracérébral peut accueillir une deuxième « âme », l’état mental de l’amiral-général Huyler, spécialiste de la Culture mis en Stockage 86 ans plus tôt. Quilan a d’ailleurs une remarque extrêmement intéressante à propos de cette « cohabitation », qui rapproche Le Sens du vent d’Excession, où la thématique de la grossesse était doublement exploitée, d’une manière inattendue et détournée : « Moi un mâle, je porte comme un fœtus le fantôme d’un vieux soldat défunt. »

Comme Horza dans Une Forme de guerre, Huyler, spécialiste de la Culture, apporte un point de vue externe et surtout critique sur elle (en même temps, comme le dit lui-même ce conservateur revendiqué, « C’est une société entièrement dirigée par des dissidents. Pas étonnant que je ne puisse pas les encaisser ») : on ne compte plus ses déclarations sans concessions à son sujet. Outre celles déjà citées, on retiendra « L’implication de la Culture a signifié que nous avons subi les déprédations de la guerre sans profiter des leçons qu’elle nous donnait. À part une complète destruction, rien n’aurait pu arriver de pire », « L’acharnement accablant du célèbre altruisme de la Culture » ou encore ce « Ils sont tellement fiers d’afficher l’étendue et la profondeur de leur démocratie », claire allégorie du comportement, par exemple, des américains au Moyen-Orient. Signalons d’ailleurs qu’un autre passage du livre précise que dans la Culture, on règle les « conflits » (les divergences sur la politique à adopter dans tel ou tel domaine, plutôt) via des référendums… qui sont en fait plus théoriques qu’autre chose quand on sait à quel point ce sont en réalité les Mentaux qui décident, ouvertement ou non. Comme beaucoup de choses concernant la Culture (pas tout, cependant), tout n’est qu’illusion, hypocrisie, mensonge ou … utopie se fracassant sur le mur du réel, chaque caractéristique professée ou revendiquée ayant ses fêlures, ses contradictions.

Huyler devra conseiller Quilan dans l’accomplissement de la mission. Celle-ci aura lieu sur l’Orbitale culturienne Masaq’ (précisons que la Culture n’a pas inventé la technologie permettant de les construire et qu’elle n’est pas la seule à le faire), où la lumière de l’explosion de deux étoiles détruites par les Idirans à la fin de la guerre, huit siècles plus tôt, est sur le point de parvenir. Pour commémorer dignement cela, le Mental du Moyeu (l’IA surpuissante qui se trouve sur la station qui gère tous les systèmes de l’Orbitale, au centre du « bracelet » de dix millions de kilomètres de circonférence formée par celle-ci, comme le moyeu – d’où le nom – d’une roue) de Masaq’ a commandé une nouvelle œuvre au Compositeur Ziller, fameux dissident Chelgrien égalitarien et négateur de caste, réfugié politique dans la Culture, ayant toujours refusé de retourner sur son monde natal. On remarquera, au passage, l’importance de la musique et plus généralement de l’art, qui traverse tout le cycle : la symphonie de Ziller dans ce tome, la Sonate qui donne son nom à l’ultime roman du cycle, la poésie dans L’Usage des armes, l’art pictural dans Les Enfers Virtuels. Sur ce plan, Banks se rapproche d’un auteur de SFFF très différent, Guy Gavriel Kay. Précisons aussi que si ce n’est pas la première fois que Banks met en scène une Orbitale (elles étaient impliquées dans Une Forme de guerre et L’Homme des jeux), jamais, jusque là, il n’en avait décrit les caractéristiques et la vie en leur sein avec de tels détails, et mentionnons aussi le fait que c’est la dernière fois, dans le cycle, où elles apparaissent de façon significative : Trames, Les Enfers Virtuels et La Sonate Hydrogène se déroulent tous dans des types de lieux différents (vaisseaux, planètes, autres mégastructures, etc.).

Ziller sera la clé justifiant la présence de Quilan sans éveiller les soupçons : officiellement, il a été envoyé par le gouvernement chelgrien pour convaincre ce célèbre artiste de revenir parmi les siens. Le récit, dans l’intrigue principale, mettra donc en scène Quilan, Huyler, Worosei (dans les flashbacks), le Central (Mental du Moyeu) de Masaq’, Ziller (et son côté bougon tout à fait réjouissant), ainsi qu’un drone culturien, Tersono, et un journaliste Homomdan (considéré comme une sorte d’ambassadeur informel), Kabe Ischloear (c’est la troisième fois que le cycle mentionne son espèce, apparentée aux Idirans mais plus avancée : la première fois, c’était dans le paratexte d’Une Forme de guerre, et la deuxième fois, cela concernait un vaisseau Homomdan cité parmi les membres de la Bande des temps intéressants dans Excession). La présence d’un représentant de cette espèce est d’ailleurs parfaitement logique dans le cadre d’une histoire commémorant une des pertes les plus coûteuses de la Guerre Idirane.

Parlons maintenant de l’intrigue secondaire, qui paraît d’ailleurs très longtemps déconnectée de la principale, avant que Banks ne les lie. N’allez pourtant pas croire qu’elle serait moins intéressante car outre un impressionnant exercice de worldbuilding, elle est aussi génératrice d’un formidable sense of wonder. L’environnement mis en jeu illustre la tendance de Banks a amplifier, de roman en roman, un concept évoqué dans certains des précédents, ici les Aérosphères et les créatures absolument gigantesques qui y vivent (d’ailleurs, un passage page 233 « annonce » la thématique du roman Les Enfers virtuels). D’abord mentionnées furtivement dans Excession (page 374 de l’édition grand format), elles seront développées ici, et une espèce susceptible d’y vivre aura un rôle pas si négligeable que ça dans le worldbuilding et l’intrigue de Trames. Les aérosphères sont des amas artificiels de gaz d’un volume colossal, celui d’une Naine Brune, en gros (une étoile avortée très largement plus grosse que Jupiter), dotées de sources de lumière et de chaleur tout aussi artificielles. Elles abritent une faune aérienne variée, dominée par les Béhémothaures Dirigeables, des créatures gigantesques capables de vivre de dizaines de millions d’années… au minimum. Leur surface ou leur intérieur abritant littéralement tout un écosystème d’êtres biofabriqués, apprivoisés, parasites, commensaux, et ainsi de suite. Un éthologiste de la Culture, Uagen Zlepe, qui étudie les Béhémothaures, fait une étrange découverte, dont il va essayer d’avertir la Culture. La question étant de savoir s’il y a réussi, et à temps, qui plus est. Bien que Banks ait lié les deux lignes narratives, on sent clairement que la secondaire est plus un exercice de worldbuilding qu’autre chose, mais comment l’en blâmer tant il se révèle réussi ?

Outre les thématiques développées, qu’elles soient politiques ou éthiques / morales (La Culture avait-elle le droit de tenter de rendre la société chelgrienne plus égalitaire ? Les chelgriens ont-ils le droit de vouloir se venger ? L’intransigeance des Chelgrien-Puen est-elle fondée ?), outre le worldbuilding de grande qualité, qu’il concerne l’Orbitale Masaq’ ou l’aérosphère, c’est le traitement de deux des personnages qui frappe le lecteur, ces deux ex-soldats fatigués de la vie, Quilan en premier lieu. Si la remémoration progressive de Quilan fait vaguement écho à celle de Zakalwe dans L’Usage des armes, la nature de la culpabilité qu’ils ressentent est très différente, celle du chelgrien étant celle du survivant face à la mort définitive de son épouse bien-aimée. Les scènes où Quilan revit certains sentiments comme s’il les ressentait pour la première fois, celles où Banks nous immerge de façon remarquable dans son amertume, sa mélancolie, sa tristesse, ses doutes, sont splendides. En cela, la fin de sa mission est une très grande réussite, sans doute une des plus poignantes du cycle avec celle de Trames. La révélation du sort de Zlepe offre un beau moment de sense of wonder, et la conclusion montre pour la première fois pourquoi l’adage « On ne déconne pas avec la Culture » est vraiment à prendre au sérieux, quand elle exerce son courroux en lâchant sur les commanditaires de l’attentat qu’elle peut localiser une arme de terreur qu’on n’imaginerait pas une société si bienveillante, altruiste et pacifique employer. En même temps, les Abominators et les missiles-couteaux ne donnent pas spécialement dans la finesse non plus ! On appréciera enfin la révélation (presque) finale inattendue, une pratique adoptée par Banks dans une bonne moitié des tomes du cycle.

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Trames (VO : Matter) : Culture et stratification

trames_banksHuitième ouvrage relevant de l’univers de la Culture, Trames parait en VO en 2008 (l’année suivante en VF), soit huit ans après Le Sens du vent (sept pour la VF), le plus gros écart entre deux « tomes » (on rappellera que les romans / recueils ne se suivant pas vraiment, ni en matière d’histoire, ni de chronologie, parler de tomes comme pour un cycle standard est sans doute mal adapté) dans toute l’histoire du cycle, antérieure ou postérieure, le second plus gros étant d’à peine cinq ans (en édition anglaise, entre L’Essence de l’art et Excession). Bien sûr, l’écossais n’est pas resté inactif durant cette période, écrivant des romans de littérature blanche et de la SF ne relevant pas de la Culture. Toutefois, sachant qu’il mourra brusquement en 2013, et constatant que de 2008 à 2012, il a sorti trois tomes du cycle, on ne peut que se faire la réflexion que de 2000 à 2008, il aurait eu l’espace pour en écrire, au même rythme, trois autres. Qui sait quelles merveilles, quels nouveaux pans de l’univers, ils auraient pu nous dévoiler ?

En interview, il a déclaré que l’envie de développer la Sublimation dans La Sonate hydrogène lui était venue après que divers journalistes ou particuliers lui aient demandé des précisions à ce sujet. Il est dès lors parfaitement adéquat de se demander s’il n’en a pas été de même dans les deux romans précédents, particulièrement Trames, qui développe lui aussi un point du worldbuilding qui était jusqu’ici resté flou. Et pas des moindres, loin de là : la place exacte de la Culture dans la géopolitique galactique, sa puissance réelle, et quelques exemples des autres espèces / nations majeures. Plus une formalisation de cette échelle, ou plutôt une stratification des différentes races ou sociétés. Stratification qui est d’ailleurs au cœur du roman et d’un autre pan du worldbuilding, comme nous le verrons. En un sens, et plus encore que dans tout autre roman de la Culture, à l’exception peut-être du suivant, Les Enfers virtuels, on peut dire que dans Trames, l’aspect politique omniprésent dans le cycle fusionne, s’hybride avec la construction du monde.

La partie du worldbuilding spécifique à ce roman servant de modèle à l’extension, plus générale, du worldbuilding de cet univers tout entier (de celui du cycle et pas de ce seul tome), c’est par elle que je vais commencer ma description. L’action est essentiellement centrée sur Sursamen, un des Mondes-Gigognes de la Voie Lactée. Comme les poupées russes / gigogne qui ont inspiré le traducteur (en anglais, Banks utilise le terme de Shellworld), ces mégastructures sont des sphères artificielles concentriques, placées autour d’un noyau d’une taille fixe de 1400 Km, et soutenues par des centaines de piliers à chaque niveau. Pouvant avoir un nombre de niveaux et un espacement entre eux variable ou fixe, ils sont de tailles différentes, les plus gros atteignant 80 000 Km de diamètre. Sursamen a, lui, un espace fixe entre ses quinze niveaux, et atteint les 45 000 Km. Les Mondes-Gigognes ont été construits il y a un milliard d’années par une espèce appelée les Involucrae, parfois surnommée « Le Voile ». Ils en ont espacé 4000 tout autour de la périphérie de la galaxie, visiblement pour l’entourer entièrement d’un champ de force que ces structures auraient généré. La théorie majoritaire est qu’ils voulaient ainsi protéger la Voie Lactée de quelque chose, mais une autre explication, plus sinistre, est aussi donnée dans le récit (mais vu la nature de celui qui la donne, on peut avoir de sérieux doutes sur sa véracité) : le dispositif aurait plutôt servi à enfermer les autres espèces dans l’espace ainsi délimité. L’écossais ne tranchant pas entre ces hypothèses, le doute reste permis. Quoi qu’il en soit, les bâtisseurs des Mondes-Gigognes ont disparu un million d’années après l’achèvement du dernier.

Bien des éons plus tard, une autre espèce, les Ilnes, des créatures vivant dans les géantes gazeuses, se donnera pour sacerdoce de détruire ces mégastructures, pour une raison inconnue, avant de disparaître à leur tour tout aussi mystérieusement. À l’époque où Trames commence (d’après une mention à Service Couchettes, on peut en déduire que ce roman se déroule vingt ans après les évènements décrits dans Excession), il n’en reste plus qu’environ 1200, et l’action de la gravitation les a éloignés de la périphérie de la galaxie pour les placer un peu partout en son sein. Bien entendu, de telles structures ne pouvaient rester longtemps vides : le dernier niveau est parfois occupé par un Xinthien (c’est le cas sur Sursamen), une espèce jadis surpuissante (ayant joué un rôle majeur dans les Guerres des Essaims – contre une nanotechnologie autoréplicative hors de contrôle) désormais réduite à une planète et, donc, le noyau de quelques Mondes-Gigognes (et n’ayant même plus l’allant, l’énergie pour se Sublimer), et formée d’organismes aériens gigantesques originaires des aérosphères décrites dans Le Sens du vent, similaires aux Béhémothaures Dirigeables.

Toutefois, tenter d’occuper un Monde-Gigogne est dangereux : piégés par les Involucrae et / ou les Ilnes, ils peuvent se révéler mortels pour les pillards et les colons. D’ailleurs, plusieurs dizaines d’entre eux sont des Planètes des Morts des Dra’azon (comme le Monde de Schar dans Une Forme de guerre), ce qui indique une complète éradication (ou quasiment) de leur population. Deux espèces extraterrestres ont pénétré dans Sursamen à la même époque, en ont neutralisé les pièges et défenses et revendiqué la propriété : les Aultridias (vermiformes) et les Octes (ressemblant à des crabes de grande taille : on peut, au passage, se demander s’il ne s’agit pas d’un clin d’œil au principal épigone de Banks, Neal Asher – dont nous reparlerons dans les annexes -, et à ses Pradors). Pour éviter une guerre entre ces deux membres mineurs des Impliqués (voir plus loin), le Conseil galactique leur a accordé la jouissance commune de l’endroit (chacun a des arguments à faire valoir pour en avoir la suzeraineté : les Aultridias sont d’anciens parasites des Xinthiens ayant accédé à l’intelligence et à la technologie, tandis que les Octes prétendent être des descendants des Involucrae, se nommant d’ailleurs les Héritiers, même si personne ne prend cette déclaration au sérieux), étant entendu qu’ils seraient surveillés par une espèce (insectoïde) plus puissante, les Nariscenes, qui a l’usage exclusif de la surface de Sursamen et à la responsabilité globale de ce monde artificiel (ce sont aussi les Mentors des Octes – ce terme ayant un très fort parfum de David Brin -). Et, étant donné que ce dernier se trouve en orbite d’une étoile située au sein de la sphère d’influence Morthanvelde (une race aquatique et spiniforme bienveillante au même niveau d’influence et de puissance que la Culture, qui sert de Mentor aux Aultridias), eux aussi ont leur mot à dire dans sa gestion.

Chaque niveau est en général peuplé par des créatures différentes, servant parfois de territoire de reproduction pour des êtres inintelligents mais répandus dans toute la galaxie. Certains niveaux sont aquatiques, d’autres entièrement aériens, tandis que du sol et des mers ont pu être importés pour « habiller » le matériau de base de cette structure artificielle sur d’autres niveaux encore. On a aussi installé de minuscules « étoiles » artificielles, certaines fixes (les Fixétoiles), d’autres mobiles (les Roulétoiles ; certaines ont un trajet déterminé, d’autres en ont un variable), au plafond des niveaux pour les éclairer (créant ainsi parfois des cycles jour / nuit complexes) et les réchauffer. Les niveaux 8 et 9 sont habités par des pan-humains, les Sarles (qui ont été relocalisés ici depuis une planète proche) pour le Huitième, les Deldeynes, leurs ennemis, pour le Neuvième. Toutes les deux sont sous la responsabilité des Octes, qui leur servent donc de Pourvoyeurs, premier point d’une chaine de Clientélisme (à la romaine ou, plus probablement à la David Brin, de nombreux termes rappelant le cycle de l’Élévation – sans pour autant qu’il y ait explicitement élévation d’une espèce pré-sentiente par une autre qui est déjà intelligente-consciente : seule la relation Patrons – Clients est reprise -, comme cette remarque à propos du Xinthien, qui a « un lignage galactique et une chaîne d’évolution clairement établis » – page 324 de l’édition grand format -, la mention de « nos dominants civilisationnels page 369, ou le fait que les Xolpes sont l’espèce cliente des Nariscenes, page 307) reliant ces civilisations primitives au plus bas niveau de ce qu’elles appellent les Optimae, en d’autres termes les Impliqués (les sociétés avancées au centre du jeu politique galactique), eux-mêmes aussi stratifiés que les Niveaux de Sursamen en différents grades, trois au moins : Impliqués de Bas (Octes, Aultridiae), Moyen (Nariscenes) et Haut Niveau (Morthanveldes, Culture, Ilnes). On voit donc que le micro-worldbuilding (celui construit spécifiquement pour servir de cadre à Trames) est un reflet exact, stratifié en différents niveaux, du macro-worldbuilding qui concernera les deux romans ultérieurs et, bien au-delà de Sursamen, tout l’univers dans lequel s’inscrit la Culture. La page 325 (édition grand format) parle d’ailleurs d’un « univers de mondes hiérarchisés ».

Culture qui se voit ici, un peu comme dans Excession mais d’une manière différente, remise à sa « juste » place au sein de son univers : si les tomes antérieurs avaient donné le fort sentiment qu’après la Guerre Idirane, elle était devenue la puissance galactique dominante (seulement dépassée par les Sublimés et les Anciens, mais ceux-ci s’étant retirés des affaires du Réel ou de la galaxie dans les deux cas, cela revenait en fait au même : parmi les races / sociétés actives politiquement dans la Galaxie, Banks donnait l’impression que c’était la plus puissante), comme semblait d’ailleurs le prouver la quasi-impunité dont elle jouissait lorsqu’elle se mêlait des affaires d’espèces ou civilisations moins avancées (à l’exception de Chel, où non seulement les indigènes ripostent mais où, en plus, la Culture subit des sanctions diplomatiques pas si négligeables que cela), la voilà ici ravalée au statut d’Impliqué (certes de Haut Niveau) parmi « plusieurs dizaines d’autres » (dans Le Sens du vent, l’auteur précisait que selon les époques, il y a 7-12 Impliqués dont le niveau technologique est équivalent à celui de la Culture, aucun n’étant spécialement hostile, certains étant même ses alliés). Les Morthanveldes, en particulier, sont décrits comme une espèce très puissante, au territoire immense, que la Culture ne veut surtout pas offenser, en très grande partie d’ailleurs puisqu’ils sont en bonne voie de devenir, sur le plan sociétal, éthique et moral, une « deuxième Culture », pas pan-humaine mais extraterrestre cette fois. Vu la très grande bienveillance dont ils font preuve tout au long du roman, le lecteur peut même être conduit à penser, comme votre serviteur, que cette Culture 2.0 pourrait bel et bien être la vraie Culture telle que cette dernière se plait à se définir ou se voir, une Culture sans CS, une Culture sans contradictions, voire reniements. À cet égard, l’apparition d’un personnage secondaire membre de la Faction Pacifiste, déjà évoquée plusieurs fois dans cet article, n’est certainement pas fortuite, surtout quand celle-ci se définit justement comme la vraie Culture, considérant que l’autre n’est qu’un rejeton cancéreux et dangereux ayant dépassé en taille son organisme parent.

Le coup de grâce étant porté par Banks quand la Culture est définie comme « une partie relativement faible de la communauté galactique, même si elle est puissante et déployée à un degré presque provocateur » (cette remarque sur l’ubiquité de la présence de ses vaisseaux partout dans la Voie Lactée, et même au-delà, n’étant pas la première à l’échelle du cycle), et lorsqu’il explique que ce système de Mentorat, où les espèces plus avancées chapeautent le développement de sociétés plus primitives, a été conçu pour que des races se trouvant à des niveaux de développement très différents puissent coexister sans que les moins développées soient détruites ou démoralisées. Sachant par ailleurs qu’en d’autres points de Trames, on explique que les traités liant les Impliqués laissent toute latitude aux sociétés primitives comme les Sarles du Huitième Niveau de Sursamen de mener leurs guerres, au nom de la non-ingérence et de la lutte contre l’impérialisme culturel (ce en quoi ils sont en réalité plus libres que les Impliqués, chez qui les grandes guerres sont très rares du fait des accords diplomatiques les liant et de l’imbrication des territoires), alors que l’écossais avait qualifié, avant cela, la Culture (CS en particulier) de maîtresse dans « cet art presque maléfique consistant à se mêler des affaires d’autres civilisations, avec toujours de bonnes intentions, parfois quelques risques, et à l’occasion des résultats catastrophiques » (page 83, édition grand format ; encore une mention à Chel). On peut donc se demander si ces structures et ces contraintes liant entre elles les civilisations n’ont pas été mises en place non seulement pour protéger les plus vulnérables de conquérants comme les Affronteurs ou les Idirans, mais aussi des manipulateurs comme la Culture, ce qui serait tout de même un terrible camouflet et une remise en place radicale de son influence galactique ! Mais après tout, une mesure justifiée : quasiment tous les romans du cycle parus avant celui-ci ne montrent-ils pas les magouilles de CS ou Contact sur des sociétés pas assez puissantes pour s’y opposer ?

Que ce soit dans le roman proprement dit ou dans son paratexte, Banks brosse ainsi un tableau complet de ce que l’on pourrait appeler le « cycle de vie galactique » d’une civilisation : il y a quelques dizaines d’Impliqués (eux-mêmes classés en au moins trois niveaux), des centaines de sociétés mineures susceptibles de devenir un jour des Impliqués (les espèces Aspirantes), des dizaines de milliers susceptibles de parvenir un jour à l’ère spatiale, et un nombre incalculable d’espèces qui se sont retirées de la vie politique galactique (les Aînés) ou bien carrément de l’univers Réel quadridimensionnel pour partir vivre une existence « postphysique » dans certaines dimensions cachées de l’univers (dans une partie de ce que la cosmologie moderne appelle l’Espace de Calabi-Yau). Si on en juge par le fait que la Culture a environ 9000 ans et que selon l’opinion générale, elle aurait dû Sublimer depuis longtemps, on peut déduire que l’ensemble du cycle Aspirant -> Impliqué Bas Niveau -> Impliqué Moyen Niveau -> Impliqué Haut Niveau -> Aîné ou Sublimé prend en temps normal moins de temps que cela, donc quelques millénaires, laissant ainsi sans arrêt la place à de nouveaux arrivants. Même si visiblement, il y a des exceptions (les Ilnes n’ont disparu qu’un million d’années après avoir achevé le dernier de leurs 4000 Mondes-Gigognes). La hiérarchie se doublant d’un système où Pourvoyeurs / Mentors, un niveau au-dessus, fournissent un cadre où leurs protégés évoluent comme ils le doivent, protégés des interventions extérieures (mais pas celles qui viennent du Mentor lui-même, comme c’est le cas entre Xolpes et Nariscenes). La Sonate hydrogène précise que les Sublimés et les Aînés existeraient dans la galaxie depuis dix milliards d’années.

À ce stade du cycle, on se permettra de constater que si une partie du worldbuilding s’enrichit sans cesse, une autre ne consiste qu’à introduire sans arrêt de nouvelles choses, sans jamais y revenir ou presque, et de façon le plus souvent anecdotique, qui plus est. Il y a très peu de personnages, de vaisseaux ou même d’espèces refaisant une deuxième apparition, et aucun n’en fait trois (à part Service Couchettes, qui apparaît ou est mentionné dans Excession, Trames et Les Enfers virtuels), ce qui, sur un cycle de neuf romans et un recueil, est tout de même faible. Certes, ces ouvrages ont été conçus comme en grande partie indépendants les uns des autres (partageant juste un cadre et une chronologie identiques), mais il aurait sans doute été intéressant de voir, si Banks avait survécu plus longtemps, si certains éléments auraient fini par revenir de façon plus récurrente et plus nette qu’ils ne l’ont fait en réalité. Avec, par exemple, un roman qui serait la vraie suite d’un autre, en reprenant le protagoniste (Le Sens du vent n’est qu’une suite informelle, sur un plan bien précis, d’Une Forme de guerre, mais n’en reprend aucun personnage).

Cette mise en place du décor étant faite, venons-en à l’intrigue proprement dite : le roi des Sarles a mené des guerres d’Unification, mettant tout le Huitième sous son autorité. Son ambition a cependant toujours été de conquérir le niveau inférieur, le Neuvième, qui abrite une autre nation pan-humaine de niveau technologique équivalent, les Deldeynes. Les deux étant sous la suzeraineté des Octes. Or, ceux-ci font passer une armée d’invasion… Deldeyne sur le Huitième. On pourrait donc croire qu’ils ont trahi les Sarles, mais c’est tout le contraire : une puissance de feu dévastatrice a été amassée par ces derniers à ce point précis, et elle anéantit l’armée Deldeyne (on remarquera que la Culture n’est donc pas la seule civilisation qui semble soutenir un camp alors qu’elle le trahit au dernier moment au profit de son adversaire, ou bien qui soutient les deux camps à la fois, comme nous l’a amplement prouvé L’Usage des armes). Dans la bataille, le roi Sarle, Hausk, a été grièvement blessé. Un de ses fils, Ferbin, est alors témoin (sans être aperçu) d’une scène impensable : le bras droit et ami le plus fidèle du souverain, tyl Loesp, l’achève, sous les yeux indifférents de hauts dignitaires religieux et militaires. Présumé mort lui aussi, le prince comprend qu’il a tout intérêt à entretenir l’illusion et à chercher de l’aide à l’extérieur de Sursamen. Or, un agent de CS, Xide Hyrlis, a jadis aidé le roi Hausk, qui le tenait en haute estime. Accompagné de son serviteur, Holse, et avec l’aide des Morthanveldes, Ferbin va chercher à retrouver Hyrlis, général mercenaire (« à la Zakalwe ») chez les Nariscenes (j’y reviendrai), avant de chercher à localiser sa sœur, Anaplian, partie vivre au sein de la Culture quinze ans auparavant. Pendant ce temps, le dernier fils de Hausk, le jeune et naïf Oramen, va voir le pouvoir lui être confisqué (sous toutes les apparences de la légalité et de la bienveillance) par tyl Loesp. Nous suivrons son chemin vers l’âge adulte et le statut de vrai souverain potentiel au fur et à mesure du livre, même si, à part sur la fin, c’est clairement la partie la moins intéressante de l’intrigue.

Anaplian est en formation chez CS depuis une dizaine d’années, mais n’est pas encore un agent à qui on laisse toute latitude d’agir (comme Zakalwe, par exemple). Apprenant la mort de son père et de Ferbin (cette dernière s’avérant une fausse rumeur), elle demande à son supérieur de laisser sa mission en cours (sur une planète de type médiéval sur laquelle CS fait ce qu’elle n’est pas vraiment supposée faire selon les règles décrites plus haut) pour retourner sur Sursamen leur rendre hommage. CS accepte, mais à la condition obligatoire que le considérable arsenal de modifications cybernétiques dont elle s’est dotée (des armes et des détecteurs, pour l’essentiel) soit désactivé, voire désinstallé, car elle va devoir passer dans l’espace Morthanvelde, et que la Culture ne veut les offenser à aucun prix (la seule fois où elle est décrite comme manifestant un tel degré de déférence est dans Une Forme de guerre, avant de franchir la Barrière de la Sérénité des Dra’azon). Banks n’insistera pas outre mesure sur la « mutilation » que constitue cette neutralisation, ce « super-héros » ramené à son statut de simple humain, même si quelque part, c’est presque un miroir de ce qui arrive à la Culture dans ce tome, ramenée du statut de seule Hyperpuissance dans les « tomes » précédents à celui d’une grande puissance parmi d’autres (un écrivain ne vivant en général pas isolé du monde, on peut se demander dans quelle mesure la chute du statut de seule Hyperpuissance des USA à l’époque où Trames est sorti, ramenés au statut de « simple » superpuissance aux côtés de la Chine et au retour d’un monde multipolaire, n’ont pas joué sur la démarche de Banks). De toute façon, l’écossais a déjà traité cette thématique de l’ange guerrier déchu dans la première partie de L’Homme des jeux, avec le drone Mawrhin-Skel. La Culture va découvrir d’étranges mouvements de troupes Octes, et surtout le fait qu’ils tentent de les cacher à tout prix, ce qui fait craindre qu’ils ne préparent une attaque contre leurs rivaux Aultridiae qui, en cascade, pourrait entraîner dans le conflit leurs mentors communs Nariscenes et même les Morthanveldes, la civilisation de haut niveau qui a la suzeraineté sur ce secteur de l’espace. Le tout conjugué à l’empressement des Octes à accélérer les fouilles sur le site de la Cité Sans Nom (un nom très lovecraftien, au passage), sur le Neuvième niveau de Sursamen, une ville antédiluvienne mise au jour des énormes couches de sédiments sous lesquelles elle était enfouie par un énorme réseau de chutes d’eau au débit colossal. Une cité où une machine va être réactivée. Séparée de certains de ses composants, elle n’a pas encore la plénitude de ses capacités et souvenirs (c’est ce qu’elle prétend, du moins), mais elle fait une déclaration sensationnelle qui explique, alors, l’empressement des Octes. Vu qu’Anaplian est de toute façon déjà en route pour Sursamen pour raisons privées, elle reçoit en chemin l’ordre d’évaluer la situation, sachant que son Monde-Gigogne natal n’est pas sous la juridiction de la Culture, ce qui ne dérange d’habitude pas CS… sauf quand, cette fois, c’est un autre Impliqué majeur qui est concerné, et pas quelque race pan-humaine ou extraculturienne obscure et inoffensive !

La longue odyssée spatiale de Ferbin / Holse d’un côté, d’Anaplian de l’autre, va être l’occasion de découvrir tout un tas de lieux, d’êtres et de races étonnantes (et, donc, d’en apprendre plus sur la Faction Pacifiste, comme nous l’avons vu, ainsi que sur la formation et l’équipement des agents de CS), comme la mégastructure Morthanvelde aux dimensions d’un Anneau-Monde mais d’une topologie très différente, ou comme le credo pour le moins étonnant des Nariscenes, surtout vu toutes les règles de conduite entre civilisations que Banks vient de statuer : ceux-ci, en effet, considèrent la guerre comme un des arts les plus nobles, mais ne pouvant le pratiquer du fait de leur statut d’Impliqués, ils en créent artificiellement parmi les civilisations dont ils ont la tutelle et « jouissent » du spectacle. il y a, bien entendu, des Casus Belli vraisemblables pour éviter que des sociétés comme la Culture n’y mettent fin. En cela, les Nariscenes sont donc un de ces autres types d’inverses de la Culture auxquels elle est en permanence confrontée dans le cycle, comme nous l’avons amplement démontré à ce stade de cet article. Certes, CS ou Contact peuvent tenter de manipuler l’issue d’un conflit qui a éclaté, mais si L’Usage des armes et même Le Sens du vent montrent aussi quelque chose, c’est que le courant principal de la Culture, à l’exception du cas particulier de la Guerre Idirane, est plus préoccupé par le fait d’empêcher / terminer les conflagrations que par celui de les déclencher (même s’il y a des factions au sein de CS qui peuvent, au contraire, chercher à fournir l’étincelle qui mettra le feu aux poudres, comme c’est le cas dans Excession : la différence avec les Nariscenes est que cela n’est pas fait par plaisir mais dans un but politique précis, celui, en sacrifiant un certain nombre d’êtres ou d’IA / vaisseaux, de faire un Bien plus grand encore aux survivants, donc un but à la base noble).

On signalera d’ailleurs que dans ce registre, les Sarles peuvent eux aussi apparaître comme une société inverse de la Culture, dans une veine en partie semblable aux Azadiens. En effet, il s’agit d’une civilisation d’hommes craignant et surtout méprisant les femmes. Si la princesse Anaplian s’est retrouvée à vivre dans la Culture, c’est parce que son père, le roi Hausk, a tenu à confier un de ses enfants à Xide Hyrlis, pour le remercier de l’aide qu’il avait apportée (technologique, pour l’essentiel). Bref, il a offert un tribut. Il croyait qu’il allait se doubler d’un sacrifice quand le Culturien choisirait forcément, selon la logique propre aux Sarles, un des héritiers mâles, et quand, à l’immense surprise de Hausk, Hyrlis opte pour sa fille, le souverain est ravi par cette « bonne affaire » (de son point de vue, il se débarrasse d’un poids mort), et considère les culturiens comme « des imbéciles efféminés » (on remarquera que, comme nous le verrons, Veppers tient, dans le roman suivant, Les Enfers Virtuels, des propos assez semblables). On se doute donc bien que de passer d’une telle société patriarcale, misogyne et sexiste à l’égalitarisme absolu (sauf sur le plan humains / Mentaux) de la Culture constitue en fait une libération et un épanouissement pour la jeune femme, qui devient un redoutable agent de CS et sans doute un des meilleurs personnages du cycle.

Quand Ferbin retrouve Hyrlis, celui-ci fait une remarque absolument fascinante concernant la place / le rôle des Sections de la Culture : selon lui, Contact et CS permettent aux innombrables dormeurs choyés vivant dans ces berceaux géants que sont les Orbitales de poursuivre paisiblement leurs existences dans une nuit qui est en fait effrayante. Il s’agit probablement là d’un des passages les plus fondamentaux parmi les milliers de pages du cycle : Banks décrit la Culture comme anarchiste vue de l’extérieur et communiste à l’intérieur, et comme une utopie ; L’Homme des jeux démontre qu’elle n’est pas totalement une utopie à l’intérieur (je ne peux entrer dans les détails sans divulgâcher), même si globalement, les promesses sont tenues (mais une utopie « légèrement imparfaite » est-elle vraiment une utopie ? Non, car dans ce cas, elle n’est pas une société idéale, parfaite, mais asymptotique de cet idéal ; tout comme il est impossible, pour un objet matériel, d’atteindre 100% de la vitesse de la lumière, peut-être une civilisation vivant dans le Réel – par opposition au Sublime – ne peut-elle que frôler cette perfection) ; une bonne partie du reste du cycle démontre qu’officiellement (CS) ou officieusement (certaines cabales culturiennes, comme dans Excession ou Le Sens du vent), à l’extérieur de ses habitats et vaisseaux, la Culture, ou du moins une partie d’entre elle, doit renier ses propres valeurs afin que le gros de sa population puisse continuer à vivre dans un cadre idyllique (plus que dans une utopie au sens strict, comme nous l’avons vu). Même si, globalement, la Culture est effectivement plus recommandable, altruiste et bienveillante que la majorité des autres puissances majeures, à ceci près qu’à la lecture de Trames, on aurait fortement tendance à décerner la palme dans ce domaine aux Morthanveldes, voire à la Faction Pacifiste, qui se qualifie d’ailleurs, de façon très éclairante, de vraie Culture.

Anaplian, qui a grandi dans une société comparativement infiniment plus primitive, socialement et technologiquement parlant, est un des nombreux protagonistes traversant la quasi-totalité du cycle, externes ou semi-externes à la Culture (ni Zakalwe, ni elle n’y sont nés ou y ont été élevés), qui portent sur elle un regard non seulement extérieur, par définition, mais aussi critique sur cette (prétendue ou auto-perçue comme telle) utopie. Ce qui, après tout, n’est qu’un juste rééquilibrage de la balance, puisque comme le précise Excession, Contact découvre et juge les autres sociétés pour voir si elles sont amendables. C’est le cas d’Horza dans Une Forme de guerre, de Zakalwe dans L’Usage des armes (qui trouve Contact trop laxiste dans sa punition des dictateurs génocidaires et trop avare de ses bienfaits technologiques en matière de santé), de Byr dans Excession (bien que culturien, il pense que sur certains plans, l’Affront est plus sain et surtout plus attractif que la Culture), de Huyler dans Le Sens du vent et, donc, d’Anaplian dans Trames.

Et en parlant de personnages, l’un des secondaires révèle peu à peu des profondeurs et un intérêt insoupçonnés, à savoir Holse, le serviteur de Ferbin : sorte d’improbable mélange entre d’une part la fidélité et le flegme à toute épreuve (ou presque) du Mr. Carson de Downton Abbey et d’autre part le côté « personne ne m’a invité à donner mon avis, mais je vais tout de même le faire » (et il sera d’une surprenante sagacité) et la volonté de suivre son maître jusqu’à la mort du Sam Gamegie du Seigneur des Anneaux (le seul prolétaire des neuf membres de la Compagnie, les autres étant des bourgeois / notables, de sang royal ou assimilé, ou même d’essence divine !), ce personnage tout à fait réjouissant est la manifestation d’un humour qui, s’il est plus subtil que celui catalysé par les Affronteurs dans Excession, n’en est pas moins savoureux. Un humour très britannique, finalement. La relation Ferbin / Holse est très plaisante, tout comme l’est l’épilogue, montrant le second s’extraire de sa condition d’une façon jubilatoire.

La fin proprement dite possède une grande puissance dramatique (peut-être la plus grande avec l’indépassable conclusion de L’Usage des armes) et a le grand mérite de démontrer qu’aussi critique que l’on puisse être avec la Culture (y compris via l’analyse que votre serviteur en fait dans cet article), son altruisme n’est en tout cas pas feint. Si ses lecteurs français sont parfois peu amènes avec ce roman, je le tiens, pour ma part, pour un des meilleurs du cycle, derrière L’Usage des armes et Excession. Cette fin recèle certains éléments d’analyse intéressants, mais qui peuvent vous la divulgâcher quelque peu : si vous ne souhaitez pas en savoir plus, je vous invite donc à passer directement à la critique du roman suivant, Les Enfers virtuels.

La machine qui se réactive à la fin de l’intrigue, bien que de petite taille, est extrêmement compétente (elle pirate et asservit avec une aisance si terrifiante qu’elle rappelle celle de… l’Excession des drones et même un vaisseau Morthanveldes, donc d’un niveau technologique équivalent à celui de la Culture) et d’une puissance apocalyptique… alors qu’elle est, littéralement, antédiluvienne (on parle ici d’un milliard d’années), ce qui provoque l’incompréhension des Impliqués : comment un engin si ancien peut-il dépasser les créations les plus récentes ? Cela conduit à une réflexion sur le fait qu’il y a sans doute une asymptote en matière de niveau technologique, qu’il est extrêmement malaisé (voire impossible) de dépasser (d’où, d’ailleurs, l’importance de l’Excession, qui faisait justement miroiter un tel espoir), mais qu’il y a différentes manières de l’atteindre, ce qui fait que « ancien » ne rime pas forcément avec « obsolète » et encore moins « inoffensif ». On peut établir un parallèle entre les échanges des Mentaux dans Excession avec ceux des différents participants à la conversation galactique dans Un Feu sur l’abîme de Vernor Vinge, et de même, on peut établir un autre parallèle (fortuit ou pas, telle est toute la question) entre la machine de Trames et la Perversion du livre de Vinge, également une IA venue d’un très lointain passé et lâchée dans une galaxie qui se révèlera longtemps incapable de lui faire face. On se fera aussi la réflexion que leur quasi-impuissance est une autre forme de remise à sa place de la Culture, mais aussi, dans ce cas précis, des autres IHN (Impliqués de Haut Niveau) comme les Morthanveldes.

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Les Enfers virtuels (VO : Surface detail) : Culture et retours inattendus

enfers_virtuels_banksParu deux ans après Trames (2010 en VO, 2011 en VF), Les Enfers Virtuels est le seul roman de la Culture scindé en deux volumes dans son édition grand format dans la langue de Molière, et l’avant-dernier « tome » du cycle. Vu sa taille, vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’il comprend de nombreuses sous-intrigues, qui tournent cependant toutes autour du concept qui donne son nom au livre, les Au-delà en réalité virtuelle pour les « âmes » (les états mentaux digitalisés) des morts. D’ailleurs, les mondes virtuels ont une grande importance dans le récit (ils servent de « sas de décompression » avant de réincarner un état mental Stocké ou sauvegardé, on y mène des guerres, etc.), tout comme dans d’autres livres du cycle (le loisir préféré des Mentaux étant d’y créer des cosmos aux lois physiques différentes et de jouer avec ce qui en résulte). Mais plus que le worldbuilding de l’ensemble de l’univers, Les Enfers virtuels étend aussi celui spécifique à la Culture, et pas qu’un peu : c’est parvenu à ce neuvième ouvrage et huitième roman du cycle que l’on apprend qu’il existe d’autres sous-sections de Contact que Circonstances Spéciales. Et je dis bien d’autres au pluriel : Banks n’en dévoile pas une, mais trois, dont deux dont on voit les agents en action. Ainsi, on placera ce livre parmi les plus importants du cycle sur ce plan spécifique du worldbuilding, même s’il est, par ailleurs, inférieur à d’autres tomes sur le pur plan de l’intrigue (mais réserve un court épilogue – deux rectos – en forme de clin d’œil, très sympathique, aux fans du cycle, et une révélation presque finale permettant de comprendre à quel point son titre original, Surface detail, est astucieux à plusieurs niveaux différents, un côté qui, « évidemment », s’est complètement perdu à la traduction). On signalera par ailleurs que si Banks est familier du déballage d’informations (qui se révèle toutefois quasi-invariablement fascinant) dans l’ensemble du cycle, le phénomène atteint ici un degré inédit.

J’ai évoqué à plusieurs reprises le manque d’harmonisation des traductions des différents romans du cycle, mais il est ici flagrant : le Garde-âme devient une « conserve d’âme » (page 209 du volume 1, édition grand format), le Champ-aura devient « Champ d’aura » (soixante pages plus loin), etc. Rien de foncièrement scandaleux, certes, mais cela reste en tout cas fort désagréable.

Avant de pouvoir parler de l’intrigue / des sous-intrigues, il va donc me falloir évoquer avant tout ces différents niveaux de worldbuilding : comme souvent, le concept central de ces enfers virtuels avait été vaguement évoqué dans un « tome » précédent (en l’occurrence Trames), avant d’être amplifié, développé, précisé dans la suite du cycle. On sait que la Culture ou les autres races / sociétés avancées peuvent sauvegarder l’état mental d’une personne à l’aide d’un Lacis Neural, et reconstruire un corps si l’original a été détruit ou trop endommagé (le même procédé est utilisé pour les personnes dont seule la mémoire / personnalité, pas le corps tout entier, est en Stockage). On sait aussi que ces civilisations sont parfaitement capables de conférer, par manipulation génétique, une immortalité physiologique à ceux de leurs habitants qui le souhaitent (La Sonate hydrogène montre un culturien qui, en combinant diverses techniques, vit depuis plus de neuf mille ans), quand l’espèce ne l’est pas déjà à la base (ce qui est le cas des Idirans). Enfin, Trames, Excession et La Sonate hydrogène montrent aussi que le cerveau / système nerveux central organique (pas une émulation informatique, mais bel et bien le wetware lui-même) peut être transféré dans un corps soit artificiel, soit organique mais différent de la norme pan-humaine, créant ainsi ce que l’on appelle des ex-Humains. Toutefois, on sait aussi qu’un certain nombre de « réfractaires » refusent tout type d’amélioration, ou n’acceptent que l’extension, standard dans la Culture, à 3-4 siècles d’espérance de vie, et meurent pour de bon une fois le terme de leur existence atteint (on en voit un exemple dans Le Sens du vent). Ce qui ne veut pas dire pour autant que, s’ils acceptent de disparaître de l’univers réel, ils ne sont pas parfaitement disposés, pour ne pas dire désireux, de poursuivre une forme de « vie »… virtuelle.

Arrêtons-nous un instant sur ce concept d’Au-delà virtuel (ou plus précisément en Réalité Simulée, mais vu que le titre de la VF a choisi « Virtuel », nous continuerons dans cette veine là) : en admettant que tous les habitants de toutes les espèces de la Voie Lactée deviennent soudain immortels, et continuent à procréer, les ressources de la galaxie, certes vastes mais pas infinies, ne suffiraient pas pour alimenter cette croissance illimitée de la population et cette existence sans fin. En conséquence, la « vraie » immortalité, dans le Réel (par opposition à la fois au Virtuel, thème central des Enfers virtuels, et au Sublime, qui sera le sujet de La Sonate hydrogène), est l’exception, tandis que, parvenu au terme de ses 3-4 siècles, le culturien (ou citoyen d’une civilisation extraterrestre équivalente) choisit soit de mourir pour de bon, soit de continuer une autre forme d’existence dans un « univers » entièrement virtuel, un véritable Au-delà informatique artificiel (à ne pas confondre avec le Paradis construit pour de bon dans les espaces extradimensionnels du Sublime par les Chelgrien-Puen dans Le Sens du vent, même si l’idée de base est la même : à partir d’un certain niveau de technologie, on peut rendre réelle au moins une partie de sa religion). Et ce pour une raison bien simple : même le plus ultra-Hard SF des contextes, celui du Projet Orion’s arm, admet qu’un seul Essaim de Dyson pourrait faire tourner les états mentaux et les environnements de soutien d’un nombre colossal d’esprits d’un niveau d’intelligence équivalent à celui d’un humain. Ce qui signifie que dans l’univers de la Culture, bien plus souple en matière de respect des lois physiques, vous pourriez faire tourner tous les Au-delà de la galaxie sur une surface bien moindre que celle d’une seule planète. Ce qui a le double avantage de pouvoir continuer à faire « vivre » ceux de vos citoyens qui le souhaitent (Banks précise d’ailleurs que parfois, après des siècles virtuels passés au « Paradis » – où le temps peut s’écouler à une vitesse différente ou au même rythme que dans le Réel -, certains demandent à être effacés, à mourir pour de bon, terrassés par… l’ennui) sans pour autant impacter significativement les ressources galactiques. De fait, dans la Voie Lactée, il y a (je cite) « largement » plus de « morts » que de vifs, pour paraphraser Frederik Pohl.

Les « Paradis » virtuels ressemblent donc à des complexes touristiques, des lieux de villégiature… paradisiaques (c’est le cas de le dire !), qui ont en plus l’avantage, pour certains, de permettre aux vivants de venir faire coucou, s’ils le souhaitent, à leurs chers « disparus ». Mais les Au-delà ne s’arrêtent évidemment pas, dans la mythologie pan-humaine ou diverses religions extraterrestres, au Paradis : il y a des Enfers aussi. Certaines races en ont donc créé en parallèle, pour des buts divers, souvent pour punir de façon « humaine » des criminels, dictateurs génocidaires, etc. Mais parfois aussi pour y expédier des dissidents, voire pour faire faire un petit tour à des contestataires mineurs ou potentiels, histoire de leur montrer où et comment ils finiront s’ils persistent dans cette voie. Sans compter, bien entendu, les races sadiques, qui se délectent du spectacle de la souffrance d’autrui. Les différentes civilisations de la Voie Lactée sont très partagées à propos de ce concept d’Enfers virtuels : certaines, comme la Culture, y sont farouchement opposées et voudraient les interdire, ne laissant que les Paradis (on remarquera que cette attitude semble de prime abord contrevenir aux intérêts diplomatiques de la Culture à long terme et à son sens bien connu du pragmatisme, mais s’explique par son dégoût profond de la torture) ; d’autres sont, au contraire, des pro-Enfers, et en utilisent souvent activement eux-mêmes. Avec deux attitudes possibles : soit leur Enfer est tout à fait officiel et reconnu, soit, plus insidieux, il existe bel et bien, mais le gouvernement en nie farouchement l’existence. D’ailleurs, si les Paradis des différentes races sont souvent reliés entre eux, c’est très rarement le cas pour les Enfers. Signalons aussi que certains Au-delà (les plus anciens, en général) procèdent à un effacement progressif du « mort », tandis que d’autres permettent à certains d’entre eux de revenir à la vie (d’être réincarnés dans un corps dans le Réel).

Vu que pour une fois, la diplomatie n’a mené à aucune solution, nul consensus, le Conseil Général Galactique a décidé qu’une guerre, elle aussi virtuelle (ce que l’on appelle une Confliction), opposerait les deux camps, sous la conduite d’arbitres choisis pour la réputation d’absolue impartialité de leur race : selon le vainqueur, elle aboutira soit à la fermeture des Enfers, soit au contraire à l’arrêt des sanctions et des discours moralisateurs des anti-Enfers. On pensera, dans un domaine littéraire différent, aux simili-guerres « sportives » que peuvent se mener, dans un quelconque désert ou coin perdu / désolé de la planète (ou dans le Cyberespace), les Corporations du Cyberpunk. Ces Conflictions étant d’ailleurs utilisées pour éviter les vraies guerres galactiques majeures entre Impliqués, dans le Réel, comme la Guerre Idirane, 1500 ans plus tôt (ce qui fait, dans la chronologie interne de cet univers, des Enfers virtuels le tome le plus tardif du cycle). Cette conflagration dure depuis trente ans, et est proche de sa conclusion… avec une victoire désormais inéluctable des pro-Enfers. Toute la question étant de savoir si les anti-Enfers vont en accepter le résultat (vu les mesures, de plus en plus désespérées, voire illégales, qu’ils ont prises pour tenter d’empêcher cette issue, c’est particulièrement douteux), et si cette guerre virtuelle ne va pas « déborder » dans le Réel, avec des conséquences catastrophiques pour la concorde galactique. Notez que la Culture ne participe pas à cette Confliction, sous la pression diplomatique des autres IHN (même si l’épilogue permet de se poser quelques questions. Mais nous en reparlerons).

Ce qui me conduit à parler des trois nouvelles sous-Sections de Contact introduites par Banks, qui précise qu’elles sont apparues lors du dernier demi-millénaire, et sont toutes moins prestigieuses que CS qui, de plus, s’est affranchie de Contact pour devenir une Section à part entière. Il ne s’étend pas sur la première, Numina (pluriel du terme latin numen pouvant se traduire, dans ce contexte, par « divinité »), dont il se contente d’expliquer qu’elle est chargée des relations avec les Sublimés, et il n’y fera plus aucune mention jusqu’à la fin du cycle (y compris dans La Sonate hydrogène, dont la Sublimation est pourtant le sujet central, et ce pour une raison bien simple : ce roman se déroule 500 ans avant Les Enfers virtuels, à l’époque où la réorganisation / extension / diversification / spécialisation de Contact n’a pas encore eu lieu). Il met en revanche en scène des agents des deux autres, Restoria (chargés de s’occuper des essaims d’hégémonisation agressive – comprendre la nanotechnologie autoréplicatrice hostile -, d’où leur surnom de « dératiseurs ») et surtout Quietus (ou Service Quiétudinal), service chargé de gérer les problèmes liés à ces Morts virtuels (et dont les vaisseaux présentent la particularité d’ajouter « ESQA » – En Service Quiétudinal Actif – après leur nom : par exemple, Yime séjourne à bord de l’UCG Bodhisattva, ESQA).

En plus de ces trois divisions de Contact, l’écossais formalise aussi un concept qui avait déjà été très vaguement évoqué en d’autres points du cycle, celui des Niveaux de Civilisation Reconnus, concept établi par le Conseil Général Galactique. Combinaison de degré d’avancée technologique et sociétal, ce niveau sert à comparer les différentes races / entités politiques de la Voie Lactée entre elles. La Terre décrite dans la novella / le recueil L’Essence de l’art est de niveau 3, sans accès au voyage supraluminique et confinée dans son système solaire d’origine, tandis que tous les niveaux au-dessus peuvent se déplacer plus vite que la lumière et sont d’étendue interstellaire. L’échelle est parallèle à celle des Impliqués, et des correspondances peuvent être établies entre elles : les niveaux 5 et 6 correspondent aux Impliqués de Bas Niveau (les Octes de Trames, les Liseiden et les Rontes de La Sonate Hydrogène), le 7 aux Impliqués de Moyen Niveau (les Nariscenes de Trames, la Fédératie Culturienne Géseptienne-Fardésile du présent roman), et le 8 aux Impliqués de Haut Niveau (parfois appelés « Joueurs Principaux » ou « Grands Impliqués ») comme la Culture, les Gziltes (introduits dans La Sonate hydrogène), le Reliquariat Nauptre (voir plus loin) ou encore les Homomdans (mentionnés dans Une Forme de guerre et qui font des apparitions plus ou moins conséquentes dans Excession et Le Sens du vent). Notez que, comme le démontre La Sonate Hydrogène, deux civilisations de même niveau technologique peuvent ne pas se valoir sur le plan militaire si l’une des deux a plus d’expérience dans ce domaine que l’autre, et un astronef mineur d’une société de niveau 8 peut très bien succomber aux attaques combinées des vaisseaux de l’ensemble d’une flotte de niveau 5, même si comparativement, la technologie de cette dernière relève quasiment d’une troupe dotée d’arcs et de flèches opposée à un soldat du XXIe siècle muni d’un fusil d’assaut automatique, d’un gilet pare-balles et de grenades. Les niveaux servent aussi à déterminer qui peut être le mentor (au sens donné à ce concept dans Trames) de qui et qui peut transférer de la technologie à qui, et à quel degré (sévèrement limité). Sachez enfin qu’il y a des distinctions même au sein d’un Niveau donné, puisque certaines civilisations / races sont qualifiées de « NIveau X avancé » ou que l’auteur précise qu’elles sont à la limite du Niveau supérieur.

L’intrigue est décomposée en cinq sous-intrigues d’importance variable qui, toutes, concourent à dresser un tableau de ces Enfers Virtuels et de la possible guerre dans le Réel qui y est liée : la première suit une esclave en fuite, Lededje, qui est tuée et mystérieusement ramenée à la vie sur un vaisseau de la Culture ; la seconde met en scène son maître et assassin, le magnat et capitaine d’industrie Veppers, l’individu le plus riche et influent de sa civilisation pan-humaine d’origine ; la troisième montre la terrible odyssée de deux extraterrestres, les pavuléens Prin et Chay, dans l’Enfer virtuel de leur race, qui n’est officiellement pas supposé être réel, mais dont ces deux universitaires dissidents veulent prouver l’existence ; la cinquième concerne Vatueil, un des chefs de l’État-Major des anti-Enfers, alors qu’il mène différentes batailles dans la guerre virtuelle qui les oppose aux pro-Enfers ; enfin, la cinquième suit Yime, agent de Quietus chargée de retrouver Lededje, de préférence avant qu’elle n’accomplisse une sanglante vengeance contre Veppers, qui pourrait déstabiliser encore plus une situation déjà explosive. Chose amusante, chacun de ces personnages, Veppers excepté, meurt (au moins de façon virtuelle, et dans le cas de Lededje, réellement, du moins de façon temporaire – voir plus loin) peu de temps après son introduction.

Lededje et Veppers sont des Sichultiens, membres d’une société pan-humaine moins développée que la Culture (Niveau 4 avancé, selon l’échelle détaillée plus haut). Veppers est l’individu le plus riche de cette civilisation, et le plus influent, plus encore que le gouvernement officiel. Ledeje est une Intaillée : son père n’ayant pu honorer une dette financière, sa fille a été condamnée par la Justice à être marquée au niveau cellulaire afin d’exhiber sur chaque centimètre carré de sa peau (organes internes y compris !) des motifs indélébiles choisis par le créancier, qui se trouve être Veppers. Ceux-ci étant un mélange d’éléments de son histoire familiale, d’autres à sa gloire et certains infamants pour la famille de Lededje. Cette dette léguée se manifestant sous forme d’un motif de surface (première explication du titre anglais du roman, Surface Detail, et un possible hommage à L’Homme Illustré de Ray Bradbury) permet à Veppers d’exhiber Lededje à la fois comme une forme d’œuvre d’art aussi rare que précieuse, mais surtout comme un trophée et un symbole d’infamie / de la puissance de Veppers, le père de la jeune femme étant l’ancien associé du magnat. Ce qui serait déjà dégradant si en plus, le capitaine d’industrie n’abusait pas d’elle depuis son adolescence. Ce qui a bien sûr conduit Lededje à tenter de s’enfuir à plusieurs reprises.

Au début du roman, elle a réussi à échapper à son maître depuis plus longtemps qu’elle ne l’a jamais fait, mais celui-ci vient de la localiser. Lorsqu’elle le blesse, il perd son sang-froid et la tue dans un geste de colère, avant de se débarrasser du corps et de monter une histoire pour justifier la disparition de son trophée et sa blessure. Sauf que l’état mental de la jeune femme apparaît au même moment dans les mémoires d’un VSG de la Culture. Et que celui-ci n’a aucune idée de la façon dont cela s’est fait. Sachant, de plus, que les Sichultiens sont très loin de posséder la technologie du Lacis Neural. Et que de toute façon, même si cela avait été le cas, un Lacis normal n’aurait pu transmettre l’état mental de Lededje… à 3500 années-lumière de distance. Bien sûr, il y a une explication, que je vous laisse le plaisir de découvrir. La jeune femme, libérée de son Intaille et de son esclavage, est réincarnée par le VSG culturien, qui accède à sa demande de retourner sur son monde. Elle a, bien entendu, l’intention de se venger. Mais le VSG lui a choisi un vaisseau qui ne l’aidera pas dans cette entreprise, un Mental bien poli et gentil. Quand elle entend parler de CS, la jeune femme tente de se mettre en rapport avec eux, et après que le Mental d’un vaisseau de combat de toute dernière génération (classe Abominator) l’ait initialement envoyée promener, il consent finalement à la convoyer sur place. L’avatar de cette UOG (Unité Offensive Générale) appelée En dehors des contraintes morales habituelles est… un psychopathe, disons-le tout net, mais un psychopathe fascinant et sympathique, peut-être bien un des meilleurs personnages (les plus sombres, du moins) du cycle.

Nous l’avons vu tout au long de la saga, Banks oppose la Culture à des systèmes qui, sur un plan ou un autre (celui des inégalités, le plus souvent), sont ses opposés, ses antithèses, ses Némésis : or, il y en a un qui n’avait jamais été vraiment mis en avant jusque là mais qui, pourtant, est l’opposition la plus fondamentale à la Culture qui soit, à savoir le système capitaliste, et ses inégalités de classe associées (dont Lededje, en tant qu’enfant condamné à l’esclavage pour les fautes de son père et à porter le symbole de la faute familiale en permanence, est l’incarnation, tout comme les pauvres serviteurs de Veppers, qu’il n’hésitera pas à abandonner à la mort pour sauver davantage de ses précieuses œuvres d’art). Le magnat représente à lui seul les pires défauts de ce système, et l’écossais se plait à les souligner encore et encore (on remarquera d’ailleurs, et c’est particulièrement vrai pour le passage de la page 320 du volume 2, que c’est la seule fois où Banks ne fait pas preuve d’une grande nuance ou finesse dans son message politique sur l’ensemble du cycle, assénant à cette occasion un discours stéréotypé et assez malhabile peu digne de lui), ainsi que son comportement qui est le reflet d’un besoin profondément enraciné d’opprimer et de dominer : cet homophobe et violeur traite les femmes comme des objets sexuels, pas comme des personnes. Attitude d’ailleurs sous-jacente dans l’Habilitement Sichultien dans son ensemble, où la façon dont on considère la Culture (« un ramassis d’efféminés et de femelles anormalement agressives« ) en dit long, outre sur l’homophobie de cette civilisation, sur la façon dont les femmes sont obligées de ne pas faire de vagues faute de le payer cher. La démonstration la plus visible de cette opposition de fond entre système hypercapitaliste Sichultien / égoïsme et économie postcapitaliste culturienne / générosité étant l’obsession pour l’argent, les œuvres d’art, la technologie avancée, etc., de Veppers, qui s’oppose à de multiples manifestations de l’altruisme de la Culture, dont les représentants répètent à de nombreuses reprises à Lededje que pour les services qui lui sont rendus, elle ne doit rien, pas même un service en retour dans le futur.

Quand l’histoire de Lededje se répand dans la Culture, Yime, agent de Quietus, est chargée de la localiser et de l’empêcher de tuer Veppers : en effet, dans l’espace de l’Habilitement Sichultien, se trouve le Disque Tsungariel, une constellation de 300 millions d’usines automatiques, d’au moins 500 000 tonnes chacune, en orbite autour d’une Géante Gazeuse. Cette puissance industrielle colossale, laissée par une espèce qui s’est Sublimée, a jadis été sous la responsabilité de la Culture, qui devait s’assurer que personne ne l’utiliserait à des fins néfastes. Mais six siècles plus tôt, après « la Débâcle de Chel » (explorée dans Le Sens du vent et tache indélébile sur la réputation de la Culture), ce mandat lui a été retiré au profit du Reliquariat Nauptre, une autre civilisation de Niveau 8 à la technologie équivalente à celle des culturiens (mais farouchement pro-Enfers, elle). La seule présence de ces derniers se réduit à quelques membres et vaisseaux de la Section Restoria, une résurgence d’une infestation mineure d’un Essaim autoréplicateur subsistant dans le Disque.

Vu que le Disque se trouve dans la sphère d’influence sichultienne, ceux-ci (comprendre : la Corporation Vepperine, dirigée, comme son nom l’indique, par Veppers) y ont un accès à la fois limité et de bas niveau, leur permettant de construire des vaisseaux de commerce et d’exploration, mais rien de plus. Or, selon certains rapports, le substrat informatique permettant de faire tourner les Enfers de certaines races majeures ne se trouverait pas dans leur espace, mais dans le Disque ou l’Habilitement. Ajoutez l’importance stratégique de la capacité de production des usines du Disque en cas de Confliction s’exportant dans le Réel, et les chances que ce conflit se transforme en conflagration majeure (type Guerre Idirane) deviennent soudain beaucoup plus grandes. Une conséquence étant aussi que du coup, l’Habilitement Sichultien acquiert une importance géostratégique sans commune mesure avec son Niveau Civilisationnel réel, et qu’il pourrait avoir un rôle majeur dans l’éclosion d’une lutte entre IHN. Et cerise sur le gâteau, Veppers joue un joue très alambiqué et dangereux, semblant coopérer avec une race pour en fait la doubler et travailler avec une autre (l’auteur introduisant un nombre conséquent de nouvelles espèces ou sociétés : Jhlupiens, Nauptres, FCGF, etc.) sur un projet très ambitieux, où la Culture pourrait porter le chapeau sans (pour une fois…) avoir été directement impliquée (l’épilogue posant tout de même quelques questions intéressantes). On comprend donc mieux pourquoi Yime est envoyée par Quietus pour mettre la main sur Lededje avant que sa petite vengeance contre Veppers n’accouche de conséquences aussi inattendues que capitales ! (On remarquera toutefois que la sous-intrigue mettant en scène Yime, ou celle montrant brièvement les pilotes de Restoria, a plus pour intérêt de présenter deux des trois nouvelles subdivisions de Contact qu’autre chose, bien que la fin remette certaines choses en perspective).

Si le retour d’entre les morts de Lededje (ou plutôt d’une réincarnation de son état mental) est le premier de ces « retours inattendus » qui caractérisent Les Enfers Virtuels, ce n’est pas le seul. Une autre des nombreuses intrigues secondaires du roman suit Chay et Prin, deux membres de la race extraterrestre des Pavuléens, une étudiante et un universitaire dissidents qui ont décidé de prouver l’existence de l’Enfer pourtant farouchement niée par leur gouvernement, en faisant appel à un pirate informatique pour y entrer clandestinement alors qu’ils sont encore vivants puis pour se donner une chance d’en sortir. Leur séjour permettra au lecteur de voir un florilège des horreurs se déroulant dans ce genre d’endroit (et Banks fait non seulement preuve de beaucoup d’imagination, mais aussi et surtout d’une absence presque totale de limites), et de constater que vu que dans l’Enfer pavuléen, le temps s’écoule plus vite que dans le Réel (ce n’est pas forcément le cas dans ceux d’autres espèces ou sociétés), Chay finit, au bout de lustres de tortures incessantes et insupportables, par douter de l’existence… du Réel, convaincue que ses souvenirs du monde matériel ne sont qu’une forme de torture de plus, une manière de lui faire miroiter un espoir qui, en fait, n’a pas d’existence tangible. Un des deux membres du couple finira par s’échapper et réintègrera son corps dans le Réel, n’ayant, dès lors, de cesse de vouloir forcer le gouvernement à reconnaître son existence, et surtout à y mettre un terme. Et le fait que son témoignage soit fortement mis en cause ne sera que le moindre de ses soucis… L’autre mènera l’équivalent de plusieurs vies en Enfer, acquérant un étonnant rôle d' »ange de la mort ». Cette partie, qui explore les secrets d’État, la manière par celui-ci de traiter la dissidence, le complotisme (qui se révèle, en l’espèce, ne pas en être du tout), est intéressante, bien qu’on puisse regretter qu’elle se termine un peu abruptement (sans que cela relève complètement de la maladresse).

Vatueil s’est peu à peu élevé dans la hiérarchie du camp pro-Enfers au cours des décennies, jusqu’à être membre de son état-major au sein de la Confliction. Nous allons suivre une partie de ses missions, ou plutôt celles d’une copie de son état mental dont les souvenirs inutiles à l’accomplissement de la mission ont été excisés. Au fur et à mesure que la défaite devient inéluctable, le camp pro-Enfers va recourir à des mesures de plus en plus désespérées pour triompher, trichant et rompant ses engagements, pour finir par mettre en branle, avec des complicités dans le Réel, un plan désespéré, l’ultime recours : gagner en détruisant le support physique des Enfers, les serveurs faisant tourner les simulations. Ce qui, d’ailleurs, rejoint un des axes centraux et surtout récurrents du cycle dans son ensemble : la question de la moralité de l’emploi de tel ou tel outil / moyen / méthode pour accomplir un but qui, à la base, est noble (la neutralisation de l’Affront ou des Idirans, la réorientation des sociétés primitives vers plus de progressisme et moins de discriminations, la fin de la torture institutionnalisée dans les Enfers virtuels, donc, et ainsi de suite).

La fin est franchement réussie, avec ses multiples révélations, que ce soit sur le rôle exact de Veppers (où on prendra une deuxième fois la mesure de l’habileté du titre anglais du roman, Surface Detail) ou les obédiences réelles de deux des personnages. Elle est suivie, comme dans Une Forme de guerre, d’un Dramatis Personae détaillant le destin des différents protagonistes après les évènements du roman. Et puis bien sûr, il y a ce court épilogue (deux rectos), le dernier de ces retours inattendus qui caractérisent si bien ce livre. Ceux qui ne voudront rien savoir peuvent passer directement à la critique de La Sonate hydrogène. Les autres liront avec intérêt le paragraphe suivant qui, s’il ne dévoile pas la révélation qui constitue aussi l’ultime mot de l’ouvrage, donne tout de même de très forts indices.

L’épilogue, donc, montre ce qu’il est advenu de Vatueil après le roman. Réincarné (« reventé » selon la terminologie de la Culture), il a aussi récupéré tous ses souvenirs. Dont celui de son identité réelle. Que je n’écrirai pas explicitement, mais qui, rétrospectivement, est aisée à deviner : Vatueil est un anagramme d’un prénom important dans la vie d’un autre personnage du cycle (Banks faisant ici un sacré fan service !), personnage également expert dans un domaine bien précis et dont la mémoire est tout aussi incomplète, d’une certaine façon. Ceux qui liront les romans en désordre, qui ne les liront pas tous, voire qui ne liront QUE Les Enfers virtuels ne prendront pas la mesure de cette révélation, mais comme il a été dit, elle ne concerne que deux rectos de la toute fin du livre, et ne pas la comprendre n’impactera pas significativement l’opinion que l’on pourra se forger du roman. Mais pour quelqu’un qui a les éléments nécessaires pour la saisir, ladite révélation est vraiment très sympathique.

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La Sonate hydrogène (VO : The Hydrogen Sonata) : Culture et Transcendance

sonate_hydrogène_banksLa Sonate hydrogène est le neuvième et ultime roman de la Culture, paru en VO en 2012 du vivant de l’auteur (très précisément le jour du vingt-cinquième anniversaire du cycle), et en VF en 2013, après la mort de Banks, ce qui donnait à l’époque à cette expérience de lecture une dimension particulière, étant entendu que cet univers ne survivrait pas à son créateur. L’écossais ayant été atteint par un cancer foudroyant, il est décédé avant d’avoir pu donner une suite à ce roman, alors qu’en interview, il avait déclaré avoir le scénario du prochain en tête. Le plus étrange étant que même si La Sonate hydrogène n’a pas été conçu comme l’ultime volet de la saga de la Culture, sa thématique (la Transcendance / Sublimation hors des contraintes physiques du Réel) et les circonstance de sa parution en font pourtant un étonnant auspice du sort du cycle et de son auteur.

Banks a déclaré, dans la même interview, avoir spécifiquement conçu La Sonate Hydrogène autour du concept de Sublimation, vu qu’il l’employait depuis le tout début de la saga mais ne l’avait jamais expliqué en détails (Les Enfers virtuels mentionnant par exemple juste que les Sublimés vivent dans des dimensions spatiales cachées / repliées, très difficiles à atteindre). Mais les simples lecteurs comme les journalistes lui ayant, au fil du temps, posé de nombreuses questions, demandé moult précisions, il a décidé de les leur donner. Et d’éclairer, de plus, une autre question sous-jacente, à savoir les origines de la Culture. Sans compter une dimension tragi-comique concernant les illusions dans lesquelles on peut vivre (rejoignant en cela quelque peu Excession), que ce soit à l’échelle d’un simple individu ou d’une civilisation interstellaire.

La Sonate hydrogène s’inscrit également dans un axe secondaire du cycle, qui démarre dès le premier roman et irrigue pratiquement chacun des suivants : le destin des civilisations (c’est un des parallèles que l’on peut faire entre Banks et Asimov, en plus du concept des « religions scientifiques ». La religion étant d’ailleurs un autre thème récurrent dans la saga). Une Forme de guerre montre, après tout, la mort de trois d’entre elles (les bâtisseurs du Complexe de Commandement, les Métamorphes et l’empire Idiran tel qu’il existait jusque là, ou du moins le trépas de sa raison d’être, de son moteur), une tendance qui se poursuivra dans L’Homme des jeux (la chute de l’empire Azadien), Excession (celle des Affronteurs) et Trames (la destruction du Voile et de ceux qui occupent ses créations, les Mondes-Gigognes), même si, dans ce dernier cas, et comme le disait Lovecraft, « N’est pas mort ce qui à jamais dort, et au long des ères, peut mourir même la mort ». L’écossais avait conçu les races Aînées et Sublimées comme, dans le premier cas, un moyen pour une civilisation d’entrer en sénescence et de se mettre en retrait sans pour autant disparaître, et dans le deuxième cas, de Transcender sa mortalité dans le Réel en vivant une vie parfaite et infinie dans le Sublime. Transcendance qui est d’ailleurs, parallèlement, une thématique d’autres romans, parfois en parallèle avec la mort des civilisations / de ce qu’elles étaient avant : l’Excession offre la promesse d’échapper à la mortalité cosmologique de l’univers en donnant carrément accès à une infinité d’autres cosmos, ailleurs dans le Multivers ; les Au-delà virtuels et leur rythme d’écoulement temporel réglable arrachent en partie une société des nécessités du Réel, tandis que la Sublimation l’en dispense totalement. La Sonate hydrogène a ceci d’habile que le roman montre à la fois la naissance d’une civilisation (la Culture) et la transcendance d’une autre (les Gziltes), ainsi que le fait que la place libérée par les seconds dans le Réel n’est pas perdue pour tout le monde, contribuant ainsi à l’incessant et immémorial cycle de « vie » des sociétés galactiques.

L’action se déroule un millénaire après la Guerre Idirane, donc 500 ans avant le roman précédent, Les Enfers virtuels, ce qui explique que la section Numina ne soit pas au centre du propos, malgré le fait que l’intrigue est focalisée sur la sublimation des Gziltes, des « cousins », en quelque sorte, de la Culture (le lecteur attentif remarquera cependant un passage où le Caconyme, un vaisseau ayant un rôle important dans l’histoire, émet justement l’idée d’une sous-section de Contact dédiée à ce phénomène). Cette société pan-humaine (mais non mammifère) a eu un rôle capital, neuf mille ans plus tôt, dans la formation de la Culture, dans la définition de ce qu’elle était et de son éthique (les Gziltes lui ont notamment transmis leur esprit plus pragmatique que vindicatif), mais n’a pas souhaité rejoindre cette civilisation naissante pour autant, poursuivant sa propre évolution en parallèle. Et celle-ci atteint désormais son terme, puisqu’ils sont à 23 jours seulement de leur Sublimation, le passage dans les dimensions sept à onze de l’univers (rappelons que la tout à fait réelle Théorie M postule l’existence de onze dimensions en tout, dont six dimensions spatiales repliées / compactées et « invisibles » pour nous).

Le phénomène de la Sublimation obéit à certaines règles, à savoir que sauf exception, une société Sublime en masse (d’où la singularité que constituent les Chelgrien-Puen dans Le Sens du vent), et qu’il faut un support physique préalable (un corps organique ou des composants artificiels pour les IA) pour ce faire. Il obéit aussi à des traditions : juste avant que l’espèce concernée fasse le grand saut du Réel au Sublime, il est de coutume, notamment, de lui révéler les secrets que vous pouviez garder à son sujet. C’est précisément ce que veut faire un vaisseau de leur espèce mentor (tel que défini dans Trames et Les Enfers virtuels), les Zihdren-Reliquants, qui se rend sur une base Gzilte pour remettre une information aussi capitale que confidentielle. Mais l’astronef Gzilte à qui il la transmet lui tire dessus et le détruit, afin qu’elle ne se répande pas. Des échos du combat seront captés par un vaisseau de la Culture qui, intrigué, cherchera à en savoir plus, et montera un Comité d’Incident (il sait que l’émissaire des Zihdren-Reliquants a été détruit, mais il ne sait initialement pas par qui). Pour ceux qui se poseraient la question, ce Comité n’est pas la Bande des temps intéressants (ici rebaptisée « Gang des époques intéressantes » du fait de l’absence de toute harmonisation des traductions entre les divers tomes), dont on nous dit qu’elle n’a pas donné signe de vie depuis un demi-millénaire, mais d’autres Mentaux qui n’ont rien à voir. Il est d’ailleurs extrêmement intéressant de remarquer que c’est la seule fois dans le cycle où la focale est mise sur des IA qui n’appartiennent ni à une des diverses sous-sections de Contact, ni à CS, mais qui sont juste des vaisseaux « normaux » de la Culture. D’ailleurs, parmi eux, les VSG et les astronefs offensifs de divers types sont très largement majoritaires face aux quelques UCG associées au groupe. Banks utilise à nouveau de façon significative les échanges de messages entre vaisseaux, comme il l’avait fait dans la totalité d’Excession ou dans les soixante dernières pages des Enfers virtuels.

Et ce Comité va avoir d’autant plus de pain sur la planche que d’autres problèmes vont venir se greffer au premier, mais pour comprendre l’un d’eux, il nous faut examiner d’un peu plus près les particularités saillantes de la société Gzilte, qui ressemble certes à la Culture sur certains points, mais s’en éloigne parfois franchement sur d’autres. Cette société est divisée en milices appelées Régiments, et chacun y possède dès la naissance un grade, même si l’individu ne va pas forcément passer toute son existence en service actif. Ceci peut donner une impression très militariste, mais en fait, comme le fait remarquer Banks, malgré cela les Gziltes sont restés pacifiques pendant des millénaires, alors qu’à l’inverse, la Culture, réputée pacifiste, a déclenché dans le même temps contre les Idirans la plus grosse conflagration vue dans la Voie Lactée depuis 50 000 ans (sans compter divers autres incidents bien plus mineurs, dont celui contre l’Affront par exemple). Vu que les Gziltes sont supposés être un peuple choisi par la Destinée et se considèrent comme des élus, cette structure fortement militarisée et ce statut de « cousins » de la Culture inclinent à croire qu’ils seraient une allégorie d’Israël, dont la société est effectivement une forme « cousine » de celle de l’Occident.

Or, il se trouve que le vaisseau qui a oblitéré l’émissaire des Zihdren-Reliquants avait dans son informatique un logiciel-espion dormant qui, en raison de l’importance de l’événement et du secret, s’est activé et a transmis l’information au QG du Quatorzième, une autre milice concurrente. Qui va alors être attaqué et détruit, afin de s’assurer de la disparition de toute trace des données, ce qui va permettre à la Culture de commencer à découvrir qui à fait quoi dans cette affaire. Et que les Zihdren ont précisé que si énorme que puisse paraître leur révélation, elle pouvait être corroborée par un citoyen de la Culture, QiRia, un individu supposé être âgé… de dix mille ans !

L’autre problème qui vient se greffer à cette situation déjà explosive est qu’en cas de Sublimation, les autres espèces sont libres de s’emparer des territoires et reliques technologiques de ceux qui viennent de Sublimer (cf. le Disque Tsungariel dans Les Enfers virtuels, par exemple). Pour éviter que cela ne tourne à la foire d’empoigne, ceux-ci organisent une sorte de « casting » parmi ces races dites Charognardes, et choisissent officiellement ceux qui vont hériter du gros lot. Deux sociétés sont en concurrence dans le cas des Gziltes, les Rontes insectoïdes et les Liseiden aquatiques. Quand les guerres politiques intestines Gziltes vont aboutir à ce que celle qui tenait la corde soit « trahie » et que l’autre soit choisie, les choses vont s’envenimer, impliquant même un vaisseau mineur de la Culture.

Une ancienne militaire, Vyr Cossont, a été remise en service actif par le Quatorzième peu avant la destruction de son QG régimentaire. En effet, il y a vingt ans, dans le cadre d’un échange universitaire sur un vaisseau culturien, elle a rencontré QiRia, qui lui a même donné un objet contenant une copie de son état mental. Malheureusement, elle a confié l’objet à une organisation située sur une lointaine micro-Orbitale. Naufragée dans une navette après l’attaque, elle est recueillie par le N’allez pas confondre… (ce qu’il y a après les trois points est une des révélations finales du livre, et elle est hautement savoureuse, dans le genre « On ne joue pas de tours à la Culture, sinon… »), un vaisseau de l’Ultériorité de la Culture qui va l’aider à retrouver QiRia, amorçant ainsi une extravagante odyssée à travers les années-lumière dans laquelle, outre Vyr et l’Avatar (androïde permettant au Mental de l’astronef d’agir par téléprésence et également capable d’opérer de façon isolée), se retrouvent aussi embarqués le « familier » de la jeune femme, Pyan, ainsi qu’un androïde de combat Gzilte qui avait été chargé de l’escorter par le commandement du Quatorzième, et qui présente l’amusante particularité d’être persuadé, malgré l’assurance incessante du contraire, qu’il se trouve dans une simulation tout le long du livre. Un voyage qui va être l’occasion pour Banks de se « faire plaisir » via un worldbuilding extravagant et foisonnant, qu’il n’est, pour une fois, pas obligé de lier intimement dans sa totalité à l’aspect politique du cycle (même si une autre partie de ce worldbuilding est spécifiquement conçue autour de la Sublimation). Les lieux (la ville ceinture de Xown, les planètes sculptées, etc.) et les êtres pittoresques ou fascinants impliqués étant un des points forts de ce tome.

L’auteur en profite aussi pour présenter des types d’astronefs et de Mentaux inédits : chez les Gziltes, les Intelligences Artificielles sont de simples outils et n’ont aucun droit (un facteur de plus de divergence avec la Culture), donc leurs vaisseaux de guerre sont commandés par des états mentaux copiés ou décédés tournant sur des processeurs ultra-rapides. Côté Culture, outre certaines évolutions (la classe Désert rétrogradée de VSG à VSM, l’apparition de la classe Système, qui fait 200 kilomètres de long, ce qui fait d’ailleurs un contraste saisissant avec la classe Éboulis, qui en fait à peine 80 mètres), il y a aussi quelques révolutions ; le Caconyme est une expérimentation consistant à placer un « vieux » Mental datant de la Guerre Idirane dans un astronef neuf (et en plus, il héberge dans ses mémoires un deuxième Mental qui a sublimé puis est revenu du Sublime – ce qui est extraordinairement inhabituel -, changé d’une façon incompréhensible), et le Souriez avec tolérance, une ancienne UCG, s’est en quelque sorte hybridé avec un Mental des Zihdren-Reliquants, au niveau matériel et logiciel. Ce qui est très mal accueilli par les autres vaisseaux, qui parlent de cette « invraisemblable idiotie d’abomination d’OS hybride » (page 317 de l’édition grand format) et d’un hybride qui serait une « perversion » (page 318). Si, côté pan-humain, la Culture a effectivement tout d’une utopie où le racisme a disparu, visiblement ce n’est pas le cas chez les Mentaux, où l’endogamie reste la règle, et où le métissage est impensable (il aurait d’ailleurs été intéressant de creuser ce thème dans les futurs tomes du cycle, si Banks avait pu les écrire).

Et cette odyssée va durer bien plus longtemps que prévu, puisque après la copie de l’esprit de QiRia, Cossont va être contrainte de retrouver l’original, puis une certaine partie de son anatomie, pour des raisons que je vous laisse découvrir par vous-même. Et le temps presse, à moins de trois semaines de la Sublimation (chaque nom de chapitre précise d’ailleurs à quel point du compte à rebours nous en sommes). La petite équipe recevra toutefois l’aide à distance de Scoaliera Tefwe, une Stockée qui fut une des amantes de QiRia, et dont différentes copies vont être réincarnées un peu partout dans la galaxie pour faire progresser l’enquête de la Culture (ce qui nous permettra, au passage, d’en savoir plus sur le Stockage, sujet qui n’avait plus été abordé de façon significative depuis Excession).

Vyr Cossont, comme de nombreux Gziltes, a décidé de relever un défi avant de quitter le Réel pour le Sublime : dans son cas, il s’agit de jouer parfaitement et en entier la Sonate Hydrogène qui donne son titre au roman, une œuvre très ancienne qui nécessite un instrument d’une effroyable complexité, qui ne peut être manié par une seule personne que si elle dispose de quatre bras, ce qui a donc obligé la jeune femme à s’en faire greffer une seconde paire. Une autre des révélations mineures du roman concerne ce morceau (et elle est également fort savoureuse). On remarquera qu’en plus d’être latinophile (voyez le nom de certaines sous-sections de Contact), l’écossais est visiblement un mélomane, vu à quel point la musique a un rôle récurrent dans le cycle (la Sonate hydrogène, donc, l’œuvre de Ziller dans Le Sens du vent). Et plus généralement, le son, sous diverses incarnations ou sources, est omniprésent dans La Sonate hydrogène : la transformation transitoire de QiRia en animal marin, ces grottes extraterrestres émettant sous l’effet du vent un bruit colossal, etc.

Une intrigue secondaire va nous montrer l’action côté Gzilte, via un politicien ambitieux nommé Banstegeyn, qui veut protéger le secret et que la Sublimation se déroule comme prévu à tout prix, y compris le meurtre fratricide, celui de membres d’un autre Régiment, ou la destruction potentielle de vaisseaux de cette civilisation sœur qu’est la Culture. On signalera d’ailleurs que La Sonate hydrogène est un des romans du cycle offrant le plus d’action et de combats, pour les lecteurs qui apprécient cet aspect. Cette sous-intrigue est finalement une transposition chez les Gziltes des contradictions de la Culture telles qu’elles sont montrées tout au long de la saga : la Culture est globalement une utopie qui, pour préserver et étendre son modèle, a délégué à une petite partie de ses citoyens, drones et vaisseaux, et très souvent à des mercenaires extérieurs, le soin de faire tout ce qui est nécessaire (ou presque) à l’accomplissement de cet objectif, permettant au citoyen normal de vivre dans un rêve béat et merveilleux, à la Culture dans son ensemble de garder propres ses blanches mains, tandis que d’autres se les salissent pour elle, ce qui, malgré tout, contredit l’objectif initial, puisqu’une « utopie » employant de tels artifices n’en est pas vraiment une. De même, alors que l’écrasante majorité des Gziltes se prépare à entrer dans le paradis idyllique que constitue le Sublime, une infime clique tue et ment pour qu’un secret dévoilé ne remette pas en cause le processus, cachant la plupart de ses agissements pour que la réputation des Gziltes reste virginale.

Évidemment, la Culture va découvrir ledit secret, dont je dirais seulement qu’il est lié au Livre sacré des Gziltes, qui est (encore) un remarquable exemple des avantages d’une « religion scientifique » type Asimov / Fondation. Remarquons, au passage, que pour une fois, la « grosse révélation » finale n’est pas franchement surprenante, puisque Banks, dans un accès aussi inhabituel que surprenant de maladresse, en a dit trop et trop tôt dans l’intrigue, ce qui fait que le lecteur a deviné depuis longtemps et a, de plus, une forte tendance à penser « Tout ça pour ça… ». Va alors se poser un de ces dilemmes éthiques et moraux qui traversent tout le cycle : la Culture abhorre les secrets, particulièrement ceux d’État ; sa première impulsion serait donc de tout dévoiler à l’ensemble des Gziltes, mais elle va peser cette décision avec soin. Une contradiction presque aussi grande que la remarque faite par le N’allez pas confondre… à un vaisseau de combat Gzilte, pourtant du même niveau de technologie, sur la puissance militaire comparée des deux civilisations, qui devrait être égale, voire supérieure côté Gzilte vu leur militarisme systémique, mais qui pourtant, ne l’est pas.

Sans entrer dans les détails pour ne pas trop en révéler sur l’intrigue principale, on signalera aussi que comme dans L’Usage des armes, Le Sens du vent, Trames (la Machine qui est le sujet central de la fin du roman) et Les Enfers virtuels, des souvenirs édités ou en partie inaccessibles jouent un rôle dans le roman, le thème de la mémoire (conçue comme un objet traumatisant, dangereux ou contre-productif) irriguant une bonne partie de la saga.

Banks a débuté son cycle par la thématique de la mort, il le termine par celui d’une existence paradisiaque, délivrée des chaînes de la matière, du Réel, et par l’exploitation de la thématique de la naissance (celle de la Culture), qu’il avait déjà abordée de deux autres manières (connexes entre elles) dans Excession. Sans savoir qu’il écrivait là l’ultime chapitre de la longue histoire de la Culture (en revenant d’ailleurs sur son tout premier, la fondation de cette civilisation), et sans savoir que lui-même allait « transcender » le Réel, de façon choquante tant elle était inattendue et brutale, il nous offre, en nous contant celle des Gziltes, une très belle sublimation de la Culture. Sans doute pas le meilleur roman du cycle (mais loin d’être le plus dispensable non plus), mais sans conteste le plus émouvant via la charge émotionnelle qui y est et restera attachée.

Il n’est pourtant pas tout à fait temps pour nous de dire adieu à la Culture, car j’ai choisi de vous parler d’un de ses « tomes » en dehors de l’ordre chronologique de publication en VO, en raison de la singularité qui le caractérise.

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Inversions (VO : Inversions) : la Culture… sans la Culture !

Inversions sort en VO en 1998 (2002 en VF), donc entre Excession et Le Sens du vent. Bien qu’il soit rattaché au cycle et mette en scène deux culturiens, Banks lui-même disait qu’il s’agit d’un « roman sur la Culture qui n’en est pas un ». Et pour cause… Si on ne sait rien de la saga dans laquelle ce livre s’inscrit, on pourrait tout à fait croire qu’il s’agit d’un livre de… Low Fantasy, et encore, qu’il ne se rattache à l’imaginaire que parce qu’il se déroule sur une planète fictive dotée de plusieurs soleils et de plusieurs lunes. Même les évènements mystérieux liés à un des deux protagonistes pourraient passer pour de la magie (celle-ci n’étant, par ailleurs, jamais présente dans l’univers décrit). Il faut impérativement avoir lu un autre tome de la Culture avant pour comprendre les allusions faites par certains personnages, sur ce mystérieux pays de cocagne nommé Abundantia ou sur ce curieux poignard rouillé que porte toujours le Docteur, pour saisir que le premier est la Culture et le second un Missile-Couteau déguisé. Notez qu’Inversions est aussi le seul roman de la Culture qu’on ne puisse situer chronologiquement, vu que nous n’avons aucune mention faite aux événements d’un des autres, notamment la Guerre Idirane, astuce qui permet habituellement à la fois de voir à quelle date de notre calendrier chaque tome se déroule, et combien de temps avant / après les autres. L’avantage étant par contre qu’à condition d’avoir, donc, lu n’importe quel autre « tome » de la culture avant, vous pouvez lire Inversions au moment qui vous convient le plus, ce qui n’est pas forcément le cas des autres (bien que cela ne soit pas obligatoire, il est conseillé de lire certains tomes avant d’autres : voir mon mini-guide de lecture pratique du cycle de la Culture).

Car la particularité saillante d’Inversions (et une de celles qui lui donnent son titre) est que cette fois, les évènements sont entièrement vus par les yeux des pan-humains d’une planète primitive (une des moins avancées vues dans le cycle, avec certains mondes décrits dans L’Usage des armes et celui où se trouve Anaplian au début de Trames), qui ignorent l’existence même de sociétés technologiquement plus avancées, et dont la culture est globalement en train de passer d’un modèle médiéval à un autre de type Renaissance, même si sur quelques points sociétaux ou technologiques, ils sont un peu plus avancés que cela (il y a quelques vagues éléments de type Révolution). En conséquence, il n’y a pas le moindre matériel issu d’une ingénierie de pointe présent dans ce roman : si ce que vous cherchez ou appréciez dans les romans de la Culture sont les Orbitales, les VSG, les drones, les Effecteurs, les mégastructures propices au Sense of wonder ou les races extraculturiennes fascinantes, vous allez carrément rester sur votre faim avec celui-ci.

Toutefois, sur un autre plan, Inversions est typique, pour ne pas dire presque emblématique (avec L’Usage des armes) d’une autre facette du cycle : l’intervention d’agents de CS sur des planètes en voie de développement, afin d’infléchir leurs sociétés dans une direction compatible avec les valeurs progressistes de la Culture. L’Usage des armes qui, d’ailleurs, précisait que pour ce faire, une technique courante était de se placer dans l’entourage des dirigeants et de leur fournir une assistance médicale plus avancée que celle à leur disposition, et d’allonger leur espérance de vie. Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre qu’un des deux culturiens en question est le médecin personnel d’un roi réformateur, l’autre étant le garde du corps d’un général qui a commis un régicide et mis en place une structure de gouvernement et sociétale plus moderne.

Sur un plan littéraire, le dispositif narratif est le plus travaillé du cycle avec celui de L’Usage des armes : il est formé de deux récits entrelacés, réunis des décennies après les événements qui y sont décrits par Oelph, l’assistant du Docteur Vosill, médecin de la Cour du roi Quience, en Haspidus. Le premier de ces deux récits est de la main d’Oelph lui-même ; écrit à la première personne du singulier, c’est un rapport des faits et gestes de sa patronne, qu’il réalise pour le compte d’un commanditaire dont l’identité ne sera dévoilée que bien plus tard dans l’intrigue (révélation qui est, d’ailleurs, sans grande importance ou impact). Pour le dire autrement, il espionne sa maîtresse, pour qui il a toutefois une grande admiration… et plus encore. On notera, au passage, une adresse occasionnelle au lecteur. Le second récit, lui, est bien plus mystérieux : là encore rédigé à la première personne du singulier, par un narrateur différent, qui restera anonyme jusqu’à la fin du roman, il décrit les actions de DeWar, le garde du corps du Général Urleyn, Premier Protecteur de Tassasen, une nation située de l’autre côté des montagnes. La grosse différence entre les deux récits est que la révélation de l’identité du second narrateur est bien plus surprenante (elle peut éventuellement se voir venir, mais n’en garde pas moins un impact certain même en pareil cas) et possède une importance sans commune mesure avec celle du commanditaire d’Oelph. La fin expliquera aussi comment ce dernier a retrouvé ce deuxième récit, bien plus tard.

La structure ressemble à celle de L’Usage des armes dans le sens où du début à la fin, un chapitre consacré à Vosill (donc narré par Oelph) alterne à chaque fois avec un autre voué à DeWar (donc raconté par ce mystérieux narrateur anonyme). Ce qui est un autre des facteurs justifiant le pluriel dans l’Inversions du titre de ce roman (avec celle de point de vue, ici celui d’indigènes primitifs et pas celui de la Culture). Le parallélisme entre ces deux lignes narratives est d’ailleurs poussé assez loin, puisque, par exemple, le chapitre où Vosill fait un aveu à son souverain précède immédiatement un autre où un personnage secondaire révèle un lourd secret à DeWar.

Toujours sur le plan littéraire, on peut remarquer avec intérêt plusieurs choses : d’abord, avec Excession, c’est probablement le mieux écrit (et sûrement le mieux traduit) des romans du cycle de la Culture, la langue se révélant plus raffinée et le style plus fluide et virtuose que d’habitude (bien qu’on ne puisse guère reprocher à Banks de lourdeurs, juste une tendance au déballage d’infos) ; ensuite, le style est subtilement différent, plus marqué médiéval ou… Fantasy qu’autre chose, probablement un reflet du changement radical de cadre puisque cette fois, il n’y a ni VSG, ni Mentaux, ni extraterrestre, ni quoi que ce soit (d’explicite, en tout cas : nous y reviendrons) ; on signalera aussi que si certains autres « tomes » de la Culture ont de très bons personnages, c’est probablement dans Inversions que l’ensemble des protagonistes et seconds rôles est le plus convaincant, et les deux personnages principaux (voire les deux principaux des secondaires) sont les plus attachants ; on précisera également que si le cycle a réservé quelques moments inoubliablement dramatiques (les fins de L’Usage des armes ou de Trames, notamment), Inversions génère d’autres émotions ou sentiments tout aussi puissants chez son lecteur, parfois dans des registres différents du drame ; enfin, si on a déjà tissé des parallèles limités entre Banks et Guy Gavriel Kay (sur l’importance donnée à divers arts dans les différents romans s’inscrivant dans un univers ou un genre commun), on en vient ici à voir entre ces deux écrivains une convergence supplémentaire, dans l’atmosphère aussi bien que dans le ton ou les personnages.

Vosill, donc, est médecin et femme, une combinaison qui a du mal à passer non seulement auprès de ses confrères (tout comme les réformes ou les avancées qu’elle veut impulser dans l’institution sanitaire), mais plus généralement auprès de la Cour. Il faut dire que le royaume d’Haspidus n’est pas ce que l’on pourrait appeler égalitaire, ce qui permet à l’auteur d’explorer, via ce personnage, les thèmes de la misogynie, du mépris de classe, des exactions infligées par les puissants (particulièrement sur les femmes), du paternalisme, d’un système fermement patriarcal, et d’un certain conservatisme. Bien que d’un autre côté, le monarque que Vosill sert et soigne soit inhabituellement progressiste : il institue des Conseils Communaux, crée de nouvelles guildes professionnelles, donne des chartes à certaines villes, et ainsi de suite, réduisant, de fait, le pouvoir de certains nobles. Connue pour son franc-parler et l’ironie qu’elle manifeste envers la gent masculine auto-qualifiée de supérieure (ce qui donne d’ailleurs quelques situations ou dialogues savoureux pour le lecteur), soupçonnée par le bourreau en chef de donner une mort douce à des prisonniers qu’on veut qu’elle réanime pour pouvoir continuer à les torturer, elle s’attire nombre d’inimitiés à la Cour. Sans compter que sa beauté aiguise bien des convoitises plus que malsaines. Vu qu’elle prétend venir d’un pays très lointain, un archipel nommé Dresen, certains vont vouloir s’assurer qu’elle dit bien la vérité et qu’elle ne tente pas d’user de son influence sur le roi Quience à des fins obscures. Tandis que d’autres vont ourdir des plans bien plus sinistres contre elle. Mais étrangement, une véritable « épidémie » de morts particulièrement mystérieuses va frapper ceux qui lui veulent du mal…

DeWar, lui, est le garde du corps d’UrLeyn, le régicide et réformateur maître de Tassasen qui s’est emparé de cette nation après qu’une pluie de météorites ait fait chuter l’Empire qui dominait toute cette région de la planète (on remarquera qu’avec le très postérieur La Sonate hydrogène, c’est le deuxième tome de la Culture où pareil phénomène céleste a une relative importance). Et il a bien du pain sur la planche, vu qu’ayant affranchi les esclaves et créé une nouvelle façon (très révolutionnaire) de gouverner, le Général s’est fait de nombreux ennemis, dont ces barons des territoires montagneux qui vont finir par se rebeller et provoquer une guerre civile. Sans compter une tentative d’assassinat et au moins un bizarre « accident de chasse », ainsi que les problèmes de santé de plus en plus graves de l’héritier du trône.

Jusqu’ici, on pourrait tout à fait prendre ce roman comme une intrigue de Cour dans un cadre « médiéval », relativement banale mais très bien réalisée. C’est d’ailleurs comme cela que quelqu’un qui le lirait sans rien savoir du cycle de la Culture considèrerait l’ouvrage même après l’avoir achevé. Toutefois, à un certain point du récit du Garde du corps, celui-ci va raconter une fable à l’héritier, alité, du trône, et cette fois, un lecteur connaissant l’univers de la Culture va décoder les allusions et comprendre que Inversions n’est pas du tout ce qu’il semble être de prime abord. Le récit se poursuivant plus loin dans le livre, et certaines clés étant désormais fournies, vous allez enfin décoder certaines autres allusions pour ce qu’elles sont réellement, par exemple celles au mystérieux poignard ébréché et rouillé dont Vosill, pourtant, ne se sépare jamais, ou aux phénomènes incompréhensibles pour les indigènes qui se produisent quand la Doctoresse est menacée de viol. Pour le dire clairement, ce n’est pas un simple couteau, mais un missile-couteau de la Culture, et Vosill n’est pas originaire d’un pays lointain mais est un agent de CS (c’est rendu tout à fait clair page 378 – édition grand format – via une allusion au fait qu’elle est indisponible en raison de, hum, circonstances spéciales). On comprend donc que DeWar et Vosill sont culturiens, se connaissent, et avaient des vues divergentes sur l’intervention (ou pas) sur des mondes primitifs et sur la manière de les mener. Une question qui reste en suspens, par contre, est de savoir si chacun des deux est au courant de la présence de l’autre sur cette planète précise et au même moment, une interrogation jamais tranchée par Banks.

Outre le côté ludique du jeu de piste et du décodage du contenu réel du roman, un gros intérêt d’Inversions est, comme la novella L’Essence de l’art ou comme L’Usage des armes, de montrer les dilemmes moraux et éthiques auxquels la Culture est confrontée lorsqu’elle tente de rendre plus éclairées certaines sociétés pan-humaines primitives, et quelles méthodes (y compris pas franchement reluisantes) ses agents peuvent employer (il est aussi intéressant de se demander à quel titre – probablement privé – DeWar agit, et s’il n’a pas de mandat officiel, pourquoi il n’a pas un drone de Contact pour le garder à l’œil). Et là où se trouve une autre inversion du livre est que ce n’est pas forcément le protagoniste auquel vous penserez en premier qui est le plus radical, dur ou sanguinaire des deux !

Le plus étonnant est que pour, comme le dit l’écossais en personne, « un roman de la Culture qui n’en est pas un », un livre qui relève presque plus de la Fantasy que de la SF, en un sens, on est ici au cœur d’un des axes majeurs du cycle. Sans aller jusqu’à dire que c’est une porte d’entrée permettant une meilleure compréhension des intentions de Banks avec cette saga (puisque, par définition, sa signification réelle échappera complètement à quelqu’un qui n’aurait pas lu un des autres tomes avant), Inversions reste malgré tout un jalon important (et sans doute, du fait de son approche très particulière, un jalon hautement négligé) au sein de celle-ci.

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Annexes

Pour terminer cette étude de l’univers de la Culture, nous allons très brièvement évoquer l’influence qu’il a eu sur les œuvres, qu’elles soient anglo-saxonnes ou francophones, parues après lui, et examiner les ouvrages rassemblant les notes et dessins de Banks détaillant, y compris des années avant la parution d’Une Forme de guerre, ce contexte fictif.

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Influence du cycle de la Culture sur d’autres œuvres

Si vous lisez quoi que ce soit mettant en scène des IA (particulièrement des IA enchâssées dans des vaisseaux géants et / ou dirigeant une civilisation humaine avancée avec une certaine bienveillance) et qui ait été écrit après la parution d’Une Forme de guerre, il est hautement probable que l’œuvre en question ait été influencée par le cycle de la Culture, tant son impact sur d’autres écrivains a été colossal (et si elle n’a pas été inspirée par Banks, il est très fréquent qu’elle tire une partie de sa substance de l’univers d’Hypérion de Dan Simmons, cette seconde influence se taillant, avec celle de l’écossais, la part du lion, celles d’autres univers restant loin derrière, et les contextes avec IA vraiment originaux restant encore plus rares). C’est particulièrement visible chez les anglo-saxons (Gareth L. Powell, Ann Leckie, etc.), mais aussi chez les auteurs francophones les plus érudits (une qualité qui a d’ailleurs fortement tendance à se perdre…) et les plus pointus, comme Laurent Genefort ou, surtout, Romain Lucazeau (pour qui a lu Banks et surtout Simmons, leur influence sur Latium est flagrante).

Il n’est pas dans les intentions de la présente étude de la Culture de lister en détails les auteurs ou livres influencés (cela mériterait un article dédié, voire même un ouvrage sur le sujet, clairement), mais il faut toutefois s’arrêter absolument sur le cas du plus emblématique des épigones de Banks, à savoir un autre britannique, Neal Asher. Un point amusant étant que, comme son équivalent français (Lucazeau), il est à l’autre opposé du spectre politique par rapport à l’écossais. Et un autre point remarquable est que, partant des mêmes fondamentaux « culturiens » (vaisseaux IA géants, société régie par les IA), Asher comme Lucazeau en ont tiré un contenu très différent non seulement l’un de l’autre, mais aussi très différent de celui de Banks.

De prime abord, l’univers de la Polity d’Asher semble extrêmement proche de celui de la Culture de Banks (jusqu’au nom même) : une civilisation dirigée par les IA mais traitant globalement les humains de manière bienveillante « fige » leur évolution, s’incarne (parfois) dans de grands vaisseaux, et mène initialement une guerre contre une race extraterrestre particulièrement belliqueuse, où elle commence par enchaîner défaite sur défaite avant que sa supériorité technologique, industrielle et stratégique (due aux IA) ne renverse complètement la situation. Sauf qu’en fait, les ressemblances, bien qu’indéniables, sont essentiellement superficielles, et que ces fondamentaux en apparence similaires peuvent cacher d’énormes différences. Par exemple, si les IA ont le pouvoir chez Asher, c’est qu’elles s’en sont emparées, pratiquement sans violence, certes, mais sans laisser le choix aux humains non plus, pour leur propre bien (et, point intéressant, pour les libérer de l’oppression… des corporations). De plus, ce pouvoir est exercé de manière bien plus ouverte, assumée, et sans grands états d’âme : la philosophie est que s’il faut sacrifier quelques millions d’humains pour en sauver des milliards, on fait ce qui doit être fait, un point c’est tout. Dans la Polity, les IA mineures sont aussi très différentes des Drones de la Culture, à la fois dans la forme (qui est ici humanoïde ou bien tout au contraire munie d’une multitude de pattes et autres appendices pour les modèles militaires) et dans le comportement. On pourrait presque se dire que la Polity est une Culture qui serait gouvernée par Circonstances Spéciales, qui ne serait donc pas la faction mineure et dont on a un peu honte, qui est un mal nécessaire mais un mal tout de même, mais bel et bien le groupe au pouvoir, ultra-majoritaire, pratiquement incontesté.

D’autres différences entre les deux univers sont bien plus visibles : Asher fait moins de politique (dans ses romans ; dans sa vie personnelle, c’est une tout autre histoire) que Banks, mais pose lui aussi des questions éthiques, et globalement, il est plus préoccupé par le Sense of wonder et l’action que par autre chose ; encore bien plus Transhumaniste que la prose de Banks, la sienne est aussi infiniment plus orientée Hard SF (à un point d’ailleurs si impressionnant qu’on se demande pourquoi il n’est JAMAIS cité parmi les grands auteurs de ce sous-genre) et SF militaire ; et surtout, si l’horreur est vaguement présente dans certains textes de Banks, elle est omniprésente dans ceux du natif de l’Essex. Mais ce qui est sans doute la plus grosse différence entre les deux britanniques est qu’Asher réutilise très régulièrement ses personnages, et que plutôt que d’empiler sans arrêt de nouveaux éléments de worldbuilding (des races extraterrestres, notamment) dont il ne se resservira quasiment plus par la suite, il préfère, pour l’essentiel, approfondir les éléments dont il dispose déjà.

Si on peut, de façon un peu osée et réductrice, dire que le cycle / univers Polity est une « Culture de droite », et qu’Asher ne s’inscrit ni dans la lignée politique de Banks, ni complètement dans sa lignée littéraire non plus, on peut aussi dire que malgré les différences (voire même les convergences) entre les deux sagas, elles sont toutes les deux aussi dignes de lecture que de louanges, même si ce sera pour des raisons très différentes. On trouve chez Banks des choses qui ne se trouvent pas, ou moins bien faites, ou moins originales, chez Asher, mais l’inverse est aussi vrai. Aimer l’un n’est pas l’assurance d’aimer l’autre, mais l’avantage des différences entre ces deux cycles est que détester un n’est pas forcément non plus la garantie d’abhorrer l’autre. Mais on se prend tout de même à rêver d’un nouvel auteur qui combinerait les qualités de ces deux fabuleuses œuvres !

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The Culture – The Drawings

Si vous suivez l’actualité de l’édition SF anglo-saxonne, vous savez que cela fait des années qu’un livre appelé The Culture – Notes and drawings était annoncé, avant qu’il ne soit décidé qu’il serait coupé en deux ouvrages, The Culture – The Drawings, sorti en novembre 2023, et un autre, contenant les notes de l’auteur, qui sortira en 2024 (cet article sera mis à jour pour en inclure une chronique le moment venu).

En effet, l’écossais a méticuleusement construit son univers dès les années 70, donc bien avant la publication de Consider Phlebas (Une Forme de guerre en VF), noircissant d’abord deux carnets de notes, un grand et un petit, puis tout ce qui lui tombait sous la main ou presque. The Culture – The Drawings contient des scans de ces dessins, cartes et schémas, qui comprennent aussi de nombreuses notes et données techniques sur ce qui est dessiné, à savoir, pour l’essentiel, les vaisseaux, drones et armes de la Culture. Vous saurez ainsi quel est le nombre exact de personnes transportées par tel VSG, son accélération, son nombre de Déplaceurs (téléporteurs), de hangars, et ainsi de suite. On s’aperçoit, ainsi, que ce qui nous est raconté dans les romans ou nouvelles n’est qu’une partie finalement modeste de tout ce que Banks avait imaginé, et qu’il y a bien plus à découvrir dans cet ouvrage. Et on n’ose imaginer ce que contiendra celui qui doit sortir en 2024, puisque si de simples annotations accompagnant un livre constitué à 99% de dessins apportent un tel trésor d’informations, un second ouvrage formé, lui, de texte ne peut en contenir qu’une quantité vertigineusement supérieure !

The Culture – The Drawings aurait donc, sur le papier, tout de l’ouvrage indispensable pour le passionné de l’univers de l’écossais s’il ne présentait pas quelques inconvénients pour le moins majeurs, à commencer par son prix. La version normale vous coûtera en effet entre 55 et 60 euros selon le taux de change, et la version « de luxe » dépassera les 100 euros. Ce qui serait déjà onéreux si on avait affaire à un livre d’art « normal », où les croquis de l’auteur avaient été redessinés par un illustrateur professionnel (l’équivalent d’un Neil Blevins ou d’un Manchu, par exemple). Sauf qu’ils sont présentés tels quels… et que Banks n’était pas un artiste. Mais alors vraiment pas. Ce qui n’empêche pas les schémas et croquis concernés d’être informatifs et détaillés, et d’avoir le gros avantage de voir d’un coup d’oeil comment il imaginait ses VSG et autres gadgets, ce qui n’a pas de prix. Non, le vrai souci est que malgré tous les efforts de l’éditeur, ces dessins sont assez souvent peu lisibles, et ce pour deux raisons : le fait que Banks ait surtout dessiné au crayon à papier sur du papier transparent (et parfois sur les deux faces de la feuille…), et peut-être surtout qu’il ait une écriture en pattes de mouche encore pire que celle de votre serviteur (ce qui n’est pas un mince exploit). Et pour aggraver le tout, vu que ces annotations sont en anglais, cela va encore vous compliquer la tâche, même si vous lisez cette langue.

Le prix et la difficulté de lecture combinés réserveront donc l’ouvrage, malgré son intérêt considérable, aux plus grands passionnés de l’univers de la Culture (ou à ceux qui ont un article à écrire dont il constitue la dernière pièce  😀 ).

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Vous voici arrivés à la fin de ce long voyage dans l’univers passionnant créé par Iain M. Banks, un univers dont il disait, malgré le fait qu’il en ait sans cesse souligné les failles, les contradictions et les problèmes éthiques posés à la Culture, qu’il aurait aimé y vivre. Un contexte dont il disait qu’il était dirigé par les IA car c’était, selon lui, la seule façon qu’il soit conduit de façon rationnelle et humaine, car s’il y a bien quelque chose que l’Homme a démontré qu’il n’était pas capable au cours de l’Histoire, c’est précisément d’être humain. J’espère vous avoir convaincu des qualités de ce cycle, littéraires, bien sûr, mais aussi du sens de la subtilité et de la nuance qui caractérisait l’écossais, une qualité qui a de plus en plus tendance à se perdre au « profit » de réquisitoires à charge, de pamphlets balourds et de manifestes immatures. Ne laissez pas cet univers fictif, cette saga littéraire, sombrer dans l’oubli : il ne le mérite pas. Au contraire, lisez-le, et faites-le lire. S’il a influencé tant d’autrices et d’auteurs postérieurs, ce n’est pas sans raison, mais bel et bien parce que, comme le disait jadis une certaine quatrième de couverture avec laquelle nous avons débuté ce long propos, il s’agit d’une saga du calibre de Dune, de Fondation et d’Hypérion. Et surtout, merci, mister Banks, pour tout ce que vous avez fait. Dans quelque dimension spatiale du Sublime que vous vous trouviez, ou aux côtés de l’Excession, j’espère que vous y reposez en paix. Ceci était mon modeste hommage à votre œuvre.

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66 réflexions sur “Cycle de la Culture – Iain M. Banks – Analyse

  1. Ping : Iain M. Banks – Cycle de la Culture – Guide de lecture | Le culte d'Apophis

  2. J’en ai rêvé ! Apophis l’a fait !!
    Un SUPERBE cadeau de Noël pour un de mes cycles fétiches !
    un grand MERCI !
    Ma femme appréhende toujours la lecture de la SF mais je lui ai conseillé ce cycle (après tout, elle a bien survécu au problèmes des trois corps et de leur suite 🙂 . A ton avis, il vaut mieux lire ton article pour mieux appréhender le cycle et l’apprécier pour elle ou à lire au contraire après la lecture de ce dernier ?

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    • Avec plaisir ! Ce que je peux te dire, c’est que les critiques sont clairement orientées analyse, mais ont aussi été conçues pour ne rien spoiler de majeur, et pour pouvoir être lues par quelqu’un qui ne connait strictement rien au cycle. Au pire, ton épouse peut lire les généralités (ça lui donnera une idée de l’univers et des grandes orientations du cycle), et elle peut ensuite voir si elle a envie de lire les critiques avant ou après sa lecture (ou les deux, pour voir si elle analyse les bouquins comme moi). L’autre article (le guide de lecture « pratique ») mis en lien au tout début de celui-ci peut aussi être plus digeste, pour commencer (sans compter qu’il donne les parcours de lecture conseillés), quitte à revenir lire ce guide « avancé » une fois les romans lus.

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  3. Wow ! La taille et la qualité de l’article. Bluffant! Le tout sans tout spoiler. Pour ma part, j’ai donc commencé par le « pire » livre du cycle. Je compte enchainer avec les autres prochainement. Peut-être dès demain dans le train avec « L’Homme des jeux « .

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  4. Une vraie somme pour un cycle qui ne mérite pas moins. Chapeau pour le travail abattu et pour le timing. L’ensemble de la Culture fait définitivement parti de mon panthéon « Aphomien » !

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  5. Je n’ai que trop peu lu Banks, à vrai dire. Pour une raison ou pour une autre, je m’y suis mis de façon tardive. Je vais tâcher d’étudier cette somme que tu nous livres ici… petit bout par petit bout ainsi qu’il se doit 😉

    Par contre, ce que tu nous dis par rapport à ce texte peu diffusé (« The Spheres ») je dois dire que ça titille vraiment le mauvais côté de ma curiosité. Je me demande si je ne vais pas me retrouver à chercher comment mettre la main dessus…

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    • Merci ! Je dois dire que j’ai pris un énorme plaisir à relire l’intégralité du cycle, même si ce fut une lecture « studieuse », à la recherche du moindre bout d’information utile.

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  6. Ping : Excession – Iain M. Banks | Le culte d'Apophis

  7. Ping : Une forme de guerre – Iain M. Banks | Le culte d'Apophis

  8. Ping : L’homme des jeux – Iain M. Banks | Le culte d'Apophis

  9. Ping : L’usage des armes – Iain M. Banks | Le culte d'Apophis

  10. Ping : Le sens du vent – Iain M. Banks | Le culte d'Apophis

  11. Ping : La Sonate hydrogène – Iain M. Banks | Le culte d'Apophis

  12. Impressionnant ! Et je n’ai que parcouru ton article. M’attardant sur les 2 romans que j’ai déjà lu. Mais cela donne envie de poursuivre la lecture du cycle.

    Petite question subsidiaire et peut-être indiscrète. Il me semble que l’un des prochains Bifrost sera consacré à Iain Banks, est ce que tu y participeras ?

    Encore une fois merci de mettre en avant la SF que l’on aime.

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    • Merci ! Vu que l’information est disponible sur les sites marchands, je ne vois pas de mal à te confirmer que le numéro 114 de Bifrost sera consacré à Iain Banks. A l’origine, je devais écrire la partie consacrée à la Culture, en 30 000 signes. J’ai cependant quitté l’équipe du magazine avant que le travail sur le numéro 113 (spécial IA) ne soit terminé (c’est le dernier où tu pourras lire des critiques signées Apophis), donc je ne participerai ni au 114, ni à aucun autre numéro (sauf sous la forme d’une traduction qui paraîtra dans je ne sais quel Bifrost). Vu que, quand je suis parti, j’avais déjà relu 75% du cycle, j’ai décidé de ne pas laisser se perdre ce travail et d’en faire un guide complémentaire sur la Culture à celui, bien plus succinct et synthétique, que j’avais sorti en 2020. Vu qu’il est dix fois plus gros que celui qui doit être écrit pour Bifrost, il n’entre, de mon point de vue, pas en concurrence avec lui.

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  13. Travail impressionnantl ! Je n’ai lu que la présentation mais tes précédents articles sur le Culture laissent présager des analyses passionnantes. Et ça tombe bien, je viens de commencer une relecture de tout le cycle de la Culture; Je n’ai aucun doute que ce sera à classer à côté des ouvrages de Simone Caroti, Paul Kincaid et Alice Carabédian (dont je ne parviens pas à trouver la thèse). Encore une fois, félicitations !

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  14. Impressionnante critique, merci pour ces textes. J’ai été un lecteur assidu de Ian Banks depuis les années 90, et ce sont les premières critiques sérieuses que je lis au sujet de son œuvre.
    A vous lire à nouveau (puisque je découvre votre blog)

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  15. Bravo !
    Travail monumental sur mon Cycle préféré. Sidérant !
    Parfois il est bon de délaisser l’actualité littéraire pour consacrer le temps qu’il nous reste à nos livres préférés. Et ce qui est valable pour les livres l’est également pour les personnes.
    Enfin, bref Banks manque.
    Bonne année à toi par anticipation.

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  16. Je voulais te livrer une petite réflexion sur » La Sonate hydrogène ». A postériori sa vision de la sublimation m’ a un peu déçue. Ca sent un peu trop le sapin et on n’entrevoit pas cet Au-delà extraordinaire suggéré dans d’autres de ses livres. Je me dis que quand on lutte contre la mort, il n’est peut-être pas aisé d’en parler fut-ce par le biais d’une fiction.

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    • Je me suis justement posé la question de savoir si Banks se savait malade quand il a écrit la Sonate : il est clair que non, puisque le livre est sorti en VO en 2012 et que le diagnostic n’est tombé qu’en avril 2013.

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  17. Encore quelques minutes avant le passage de cycle, et cela donne des envies pour 2024. Un grand merci pour le plaisir à venir. Un bon début d’année, en tout cas, et tous mes voeux.

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  18. Ping : Bonne année 2024 et Bilan 2023 – Constellations

    • Merci, meilleurs vœux également ! Non, pas d’article bilan de prévu (juste un vague mot sur les statistiques – toujours aussi excellentes : 5e année consécutive à un tiers de million de vues ou plus -), plutôt un petit mot sur la nouvelle orientation que je compte donner au blog en 2024 – 2025, qui ne fera sans doute pas l’objet d’une publication à part mais qui sera plutôt intégré à l’Apophis Box de janvier.

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  19. J’avoue être sur le cul après la lecture (en partie) de ce dossier sur l’un si ce n’est l’auteur marquant de la sf « moderne ». Un travail remarquable qui mériterait d’être au moins publier dans une revue (Bifrost au hasard…). Un grand bravo pour ton travail. Je vais continuer la lecture par morceaux (lire sur un écran d’ordi me fatigue). Par contre apprendre que Banks est partiellement tombé dans l’oublie en France me laisse assez perplexe sur le niveau de lecture de la nouvelle génération.
    Meilleurs vœux pour 2024.

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    • Merci beaucoup ! C’est justement en grande partie à destination de la nouvelle génération de lectrices et de lecteurs que j’ai écrit cet article géant. Et je crois que je vais multiplier les critiques de classiques lus bien avant l’ouverture du blog (j’ai vraiment pris un énorme plaisir à la relecture de la Culture, ça fera donc d’une pierre deux coups), parce qu’effectivement, il est plus que temps de relever un peu le niveau… les goûts et les couleurs et le politiquement correct mis à part.

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  20. Merci beaucoup pour cette impressionnante plongée dans la Culture! Après les avoir lu en VF entre 2016 et 2019 (sauf Trames que j’avais trouvé en VO) je caressais aussi un peu le projet de les reprendre, notamment pour rafraichir mes souvenirs sur la première moitié du cycle (lue un peu dans le désordre, et le rapprochement entre G.G. Kay et Inversions me donne d’autant plus envie de reprendre celui-ci!), donc l’article vient à pic pour me remotiver.

    La première étape c’était The Player of Games pour un bookclub dans lequel j’ai converti au moins une personne, et la prochaine The Hydrogen Sonata, que j’avais effectivement trouvé très profond et émouvant à ma première lecture ( d’ailleurs au sujet de sa « grosse révélation », -si toutefois on parle du même point haha-, j’avais de mon côté trouvé intéressant le fait que tout le monde la sache à peu près mais que ce soit un élément de preuve définitive qui vienne mettre toute l’histoire en marche).

    J’ai un fol espoir qu’avec l’adaptation du Problème à Trois Corps qui arrive (qui m’attire beaucoup alors que j’étais mitigé sur le livre – mais pas ses suites-) que peut être une adaptation de la Culture voie le jour. Il y avait eu le projet d’Amazon qui a été annulé, mais entre celui-ci et le succès de Dune peut être qu’il y aura moyen d’avoir un film ou une série qui permette d’élargir encore plus le lectorat de ce cycle!

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    • Je dois dire que tout projet d’adaptation impliquant la Culture ou Hypérion me fait froid dans le dos depuis que j’ai vu des massacres comme ceux de Starship Troopers, de Terremer ou de Fondation. Parce qu’après, c’est très dur d’expliquer que « mais non, le bouquin est cent fois meilleur / plus profond / différent » à des gens qui n’ont que la série ou le film comme référence.

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      • Je comprends bien oui, c’est un peu pour ça que j’avais été presque soulagé quand le projet d’Amazon d’adaptation d’Une Forme de Guerre avait finalement été annulé il y a quelques années.

        Cependant, je me dis que ce qui pourrait bien marcher, à la place d’adapter le roman le plus casse gueule du cycle (même si la connaissance postérieure du reste de l’œuvre pourrait aider l’adaptation), ce serait d’avoir une histoire inédite qui s’appuie sur les grands thèmes et les éléments communs des bouquins. Mais bon ça reste un vœu pieux pour le moment.

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  21. Bon, je n’ai pas tout lu, mais le travail est impressionnant. Bravo !
    Il va vraiment falloir que je m’y mette à ce cycle (j’ai les 3 premiers dans ma PAL depuis X temps…).
    Et sinon, bonne année !

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  22. Pfiou ! Enfin fini ! Quel boulot ! Tu comptes refaire ce genre de travaux ? Il y a d’autres cycles où tu aimerais faire ce genre de rom… d’analyse ? XD
    Hypérion je suppose. ^^
    En tout cas, ça nous fait encore regretter de ne pas avoir eu droit à une traduction du cycle de Polity. La frilosité des maisons d’édition est assez agaçante. Des nouvelles à ce sujet ou c’est toujours au point mort ?
    Tu n’as jamais envisagé de te lancer dans la traduction d’ailleurs ?

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    • Merci ! Oui, j’envisage de faire un travail comparable pour d’autres cycles (notamment Hypérion), mais ce ne sera pas avant le dernier trimestre 2024, minimum.
      Concernant Polity, quelqu’un a posé la question à Olivier Girard lors du récent livestream bilan 2023 / perspectives 2024 du Bélial’, et il a répondu que l’auteur correspondait à priori à l’ADN du Bélial’ (il a d’ailleurs très justement rappelé que c’est son épouse qui l’a introduit en France initialement) mais qu’il n’en savait pas assez concrètement sur le cycle pour lancer le processus et qu’il allaient devoir se pencher dessus de plus près.
      Concernant la traduction, j’ai traduit la nouvelle « Le Serveur et la dragonne » d’Hannu Rajaniemi parue dans Bifrost 101, et une autre nouvelle d’une autrice dont je tairai le nom et qui devrait paraître dans un futur Bifrost (je ne sais pas lequel).

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  23. Merci beaucoup pour ce superbe article ! Du coup j’ai commandé les 4 volumes qui me manquaient. Je pense que je vais me lancer dans une lecture complète du cycle en pariant que, comme pour Terra Ignota, ce sera encore mieux la seconde fois pour les romans que j’ai déjà lus. L’éclairage apporté par votre article me laisse peu de doute à ce sujet. Encore merci.

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