The expert system’s brother – Adrian Tchaikovsky

Une brillante remise en perspective finale, mais…

expert_s_system_brotherThe expert system’s brother est une novella signée par Adrian Tchaikovsky, que les lecteurs francophones ont récemment pu découvrir avec Dans la toile du temps et que ceux qui lisent en anglais ont pu apprécier depuis longtemps via des textes comme Dogs of war (à paraître en français chez Lunes d’encre en 2019) ou Guns of the dawn. C’est un texte de science-fiction, en rien lié (à part l’importance donnée aux insectes) au reste de son oeuvre au niveau de l’univers, mais exploitant des thématiques communes avec Dans la toile du temps et un ton qui rappelle un peu celui de Dogs of war.

Cette novella nous fait découvrir un monde étrange par les yeux d’un de ses habitants, et exploite des thématiques ou des sous-genres vus et revus de la SF. Comme toujours avec Tchaikovsky, on referme cependant le bouquin avec le sentiment de ne pas avoir perdu son temps et d’avoir eu affaire à une oeuvre globalement intéressante. Même si, pour ma part, des quatre romans signés par l’auteur que j’ai eu l’occasion de lire, je placerais celui-ci en bas de la liste. Non pas parce qu’il est mauvais, mais parce qu’il ne me paraît pas avoir tout à fait l’envergure des autres dans leurs sous-genres respectifs, sauf à la toute fin. 

Univers

Tout le texte est un récit autobiographique fait par un certain Handry. Il commence à nous raconter son enfance dans le village d’Aro, 317 habitants. Alors j’anticipe un peu, mais disons que l’auteur va clairement nous faire comprendre que ledit patelin n’est pas chez mémé, dans le Puy-de-Dôme (ou au Kansas, Dorothy), mais sur une planète extrasolaire où les bestioles ont six pattes, quatre yeux, deux orteils et des bouches-mains (plus fort que l’Alien avec sa bouche à tiroirs, si, si). Sur ce monde, donc, tous les villages humains se trouvent au pied d’un arbre géant, qui abrite un nid de frelons tout aussi géants, les électeurs. Ils sont à la fois petits (quelques centaines d’âmes), primitifs (un peu d’agriculture et de chasse, pas d’outils en métal pour la plupart, même les Amish font mieux que ça) et isolés : se rendre au village voisin, c’est être considéré comme un grand et intrépide voyageur (et on ne le fait que pour s’échanger un jeune homme ou une jeune femme, histoire d’introduire du sang neuf dans le pool génétique. D’ailleurs, on ne sait jamais vraiment qui est son père, et nul ne s’y intéresse).

Primitif ? Hmm, pas tant que ça. Au sein des humains normaux, il y a des gens qui ont été choisis (après piqûre) par les électeurs (les frelons géants qui vivent dans l’arbre, vous suivez, ça va ?), et qui subissent une transformation physique, qui déforme une moitié de leur crâne et leur fait perdre un œil : on les appelle les Porte-fantômes. Car quelque chose se manifeste au travers de ces déformations physiques, quelque chose qui parle par leur bouche, possède une mémoire parfaite couvrant des générations et délivre conseils, sagesse, voire ordres (leur autorité est absolue et leur personne sacrée : en frapper un est la pire des transgressions). Par contre, ces « Fantômes » semblent mal s’adapter aux situations imprévues.

Typiquement, il y a un Magistrat, un Architecte et un Médecin, mais certaines communautés lointaines des montagnes en ont d’autres types, qui aident par exemple à travailler des pierres mystérieuses trouvées localement pour en faire une substance dure et brillante, le métal (à ne pas confondre avec le Metaaaaaaaaaaaal). Notez qu’il arrive souvent aux Fantômes de donner leurs conseils / instructions / réflexions à haute voix, par celle de leurs « hôtes » humains : les locaux n’y comprennent rien, mais le lecteur, lui, bien aidé par le titre de la novella, qui plus est (très mal choisi, à mon avis, j’aurais mieux vu quelque chose comme Original Condition, personnellement), comprend vite de quoi il retourne.

Tout le monde dans le village travaille dur, est gentil et serviable, tout ça, de vrais Amish (enfin, peut-être pas ceux de Banshee non plus, hein), sauf que certaines fois, il y a un zozo qui commence à tirer au flanc, à taper sur ses petits camarades, et ainsi de suite. Dans ce cas, le Magistrat décrète la Rupture, et le Docteur concocte un brouet dont il badigeonne le malfaisant. Et là, c’est le drame, tout d’un coup, le reste du village ne le reconnaît plus comme faisant partie de la communauté, comme si soudain, il ne transmettait plus les bons codes de transpondeur IFF (identification ami / ennemi, en anglais, dispositif utilisé par les véhicules militaires pour ne pas faire de tir fratricide). Et malheur a lui s’il se tord une cheville en plein champ, tout le village pourra lui passer devant sans l’aider : pour les membres de son ex-communauté, il est devenu moins qu’humain, jusque sur le plan phéromonal. Pire que ça, le Banni ne peut plus assimiler la nourriture locale, qui devient un violent poison. Bref, la Rupture / le Bannissement et la marque rouge qui va avec signifient la mort : ce n’est pas seulement la communauté qui rejette le Banni, mais le monde entier, l’Urbi et l’Orbi.

Intrigue, personnages

Alors qu’il a treize ans, Handry assiste à la cérémonie de Rupture (Severance) de Sethr, et, en faisant l’imbécile, provoque die große katastrophe : il renverse le chaudron où mijote la décoction utilisée pour marquer le Banni et s’en met plein sur lui. Les villageois ont beau l’essuyer très rapidement, le mal est (à moitié) fait : porteur de la marque rouge, c’est une sorte de demi-Banni, pas entièrement en-dehors de la communauté mais plus vraiment à l’intérieur, à peine toléré (même si pas vraiment chassé) et à peine capable de manger les aliments locaux (qui ne le tuent pas mais le laissent malade et sous-alimenté). Après trois ans d’une vie difficile, il voit une délivrance possible lorsque sa sœur jumelle Melory est choisie par les électeurs pour être le nouveau Docteur. Sauf que le Fantôme décide que le processus de Rupture n’a pas été mené à son terme, et qu’il doit l’être à tout prix. Seule la volonté de sa sœur, qui combat l’influence de l’intelligence qui la parasite et la retarde, permet à Handry de s’enfuir du village.

Alors je vous passe les nombreux détails de son apprentissage de la vie dans les bois, de sa (sur)vie en tant que voleur, jusqu’au moment où il arrive en un lieu inhabituellement peuplé où on distribue aux Bannis comme lui une nourriture qu’ils sont pleinement capables d’assimiler en échange d’un petit boulot. Et c’est à cette occasion qu’il va rencontrer Sharskin, un Banni à la carrure inhabituelle et au bâton de métal, qui va remettre en perspective tout ce qu’il croit savoir sur son univers, lui révélant à son sujet une histoire positivement extraordinaire. Car ce personnage charismatique a décelé chez Handry une qualité rarissime dans ce monde : la faculté de se poser des questions, de ne pas accepter béatement les choses comme elles sont, de chercher à comprendre.

Thématiques, analyse

Clairement, si vous vous y connaissez un minimum en littérature ou films de l’imaginaire, au fur et à mesure de votre lecture, vous allez penser à tout un tas de choses (et dans certains cas, vous serez complètement dans l’erreur). Au long-métrage Le village, à BIOS de Robert Charles Wilson, à la planète Grayson de David Weber, au Monolithe d’Arthur C. Clarke et aux tests qu’il fait passer aux hommes-singes, aux arbres géants d’Hypérion, à Croisière sans escale (c’est sûrement la référence, avec BIOS, qui m’est apparue la plus claire) de Brian Aldiss, à Semailles humaines de James Blish, etc.

De la même façon, après un certain stade de l’intrigue et certaines révélations, vous allez vous dire que vous êtes devant un univers dystopique, centré autour du fardeau que constitue le fait de ne pas appartenir à une communauté (lorsqu’il est banni, Handry a plus de mal à supporter la solitude que la faim et le froid), voire de créatures (les Fantômes) qui ont un pouvoir absolu sur les humains et les maintiennent en esclavage. Et vous allez vous dire que le personnage de Sharskin représente une amorce de pouvoir religieux, de messie, qui se présente en libérateur mais pourrait bien vouloir remplacer une autocratie, une oppression, par une autre (la sienne). Vous noterez d’ailleurs avec intérêt des passages comme « c’est un tel poison de savoir que vous avez un destin et que tout ce que vous faîtes est obligatoirement juste », un discours centré autour de la libération de l’esclavage, d’une ignorance soigneusement entretenue par les Fantômes, mais appuyé par une philosophie qui peut se résumer par « seuls les forts survivront », « sans lutte, rien ne peut devenir meilleur » ou « nous (sous-entendu seuls) sommes les vrais humains », ou encore par une réflexion de l’auteur sur le fait que s’entourer de gens qui qualifient de Bien quelque chose de Mal provoque rapidement un changement d’attitude de votre part, une acceptation de ce nouveau paradigme.

Eh bien sans divulgâcher, je peux vous dire que la majorité de vos hypothèses et analyses seront inexactes, voire complètement fausses. Car à la fin, l’auteur remet l’intégralité du roman en perspective, et vous remontre les mêmes structures ou événements, mais avec une explication entièrement différente. Et c’est à ce moment là que vous allez voir une parenté avec une partie de ce qui est développé dans Dans la toile du temps, notamment le fait, pour le cobaye, de s’élancer à son tour vers les étoiles, et dans celui de vivre en harmonie avec le monde plutôt que d’essayer de le changer par la force brute. Signalons toutefois que la remise en perspective est utilisée deux fois : la première après la rencontre avec Sharskin, et la seconde, donc, beaucoup plus radicale et réussie, à la fin.

Clairement, la conclusion est le joyau de ce roman (court) d’apprentissage (et je n’en dirais pas plus sur sa classification réelle -je vous conseille d’ailleurs de ne pas regarder trop attentivement les catégories dans lesquelles je l’ai rangé-). Signalons d’ailleurs que même si j’ai un peu renâclé au cours de ma lecture parce que j’ai longtemps trouvé qu’on était dangereusement près d’un ton à la limite du Young Adult, le parallèle fait avec Dogs of war m’a incité à, là aussi, remettre ce jugement en perspective (même si je reste persuadé que le ton restera un peu trop simpliste pour certains types de lecteurs) : outre le fait que le protagoniste a environ seize ans, l’aspect roman d’apprentissage fait que le ton un poil naïf est parfaitement adapté, et tout comme Rex, protagoniste issu de manipulations génétiques du roman cité plus haut, Handry passe de l’état de bon toutou obéissant aux Fantômes et aux règles immuables de sa société (pastorale autant qu’illusoire) à un vrai esprit d’homme adulte, qui connaît la nature réelle du monde dans lequel il vit, qui a compris que celui-ci est la caverne, pas les ombres sur sa paroi.

Mais tout compte fait, sans évidemment le trouver mauvais, je trouve que ce roman court n’atteint ni son plein potentiel, ni vraiment ce dont est capable l’auteur (sans parler d’un manque d’originalité) : en cela, il me fait un peu penser à Semiosis (y compris vaguement dans le ton, d’ailleurs).

En conclusion

Court roman d’apprentissage, The expert system’s brother (titre qui, à mon avis, en dévoile d’emblée trop) exploite des sous-genres, thématiques et rebondissements vus et revus de la SF, mais avec le brio habituel de l’auteur (ou quasiment), surtout via une fin très réussie car remettant totalement en perspective tout ce qui la précède (y compris d’ailleurs la couleur émotionnelle du texte). Toutefois, même si c’est, comme toujours avec Tchaikovsky, bien fait, cela reste un peu trop du déjà-vu ailleurs (au moins petit bout par petit bout) pour pleinement me convaincre, d’autant plus que le ton sur lequel c’est raconté, s’il est justifié, n’en est pas moins un peu trop naïf ou simple à mon goût. Bref, bon mais pas transcendant.

Niveau d’anglais : pas de difficulté.

Probabilité de traduction : à mon avis importante.

Pour aller plus loin

Si vous voulez avoir un deuxième avis sur cette novella, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha sur L’épaule d’Orion, celle de Gromovar, de Lutin,

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15 réflexions sur “The expert system’s brother – Adrian Tchaikovsky

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  2. C’est vrai que cela flirte un peu avec le YA, ce qui m’inquiète en ce qui concerne la production à venir de l’auteur, considérant que sa toute dernière série, Echoes of the Fall, en est totalement. J’espère ne pas être déçu par Redemption’s Blade cet été.

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  3. Comment s’appelle un roman composé de plusieurs nouvelles ? Je ne retrouve plus le nom (anglais)…Aloïs a en core frappé…Merci d’aider Papy Mouzo…
    Je n’ai pas trop accroché avec le premier, les araignées, tout ça, trop hard science…pas fan de Vinge, non plus, ceci expliquant cela…

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  4. Humm! je ne sais pas si je suis déçue par anticipation avec ta chronique. Je m’attendais à un roman du niveau de Children of the time et visiblement ce ne sera pas le cas. Enfin, j’attendais pas cela de l’intrigue mais dans la construction et une vision qui sorte des sentiers battus. Enfin, je serai fixée après la lecture.

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