Anthologie Apophienne – épisode 8

Eye_of_ApophisL’anthologie Apophienne est une série d’articles sur le même format que L’œil d’Apophis (présentation de trois textes dans chaque numéro), mais ayant pour but de parler de tout ce qui relève de la forme courte et que je vous conseille de lire / qui m’a marqué / qui a une importance dans l’Histoire de la SFFF, plutôt que de vous faire découvrir des romans (forme longue) injustement oubliés. Si l’on suit la nomenclature anglo-saxonne, je traiterai aussi bien de nouvelles que de novellas (romans courts) ou de novelettes (nouvelles longues), qui sont entre les deux en terme de nombre de signes. Histoire de ne pas pénaliser ceux d’entre vous qui ne lisent pas en anglais, il n’y aura pas plus d’un texte en VO (non traduit) par numéro, sauf épisode thématique spécial. Et comme vous ne suivez pas tous le blog depuis la même durée, je ne m’interdis absolument pas de remettre d’anciennes critiques en avant, comme je le fais déjà dans L’œil d’Apophis.

Dans ce huitième épisode, nous allons parler de deux textes écrits par des géants des littératures de l’imaginaire (Robert Silverberg et H.P. Lovecraft) avant d’enchaîner avec un auteur qui, de l’avis de tous ceux qui ont eu l’occasion de le lire, a tout ce qu’il faut pour parvenir, un jour prochain, à ce statut : Rich Larson. Sachez que vous pouvez, par ailleurs, retrouver les anciens épisodes de cette série d’articles sur cette page ou via ce tag.

Le traité de Düsseldorf – Robert Silverberg

nez_cleopatre_silverbergLe traité de Düsseldorf est une nouvelle présente dans le même recueil (Le nez de Cléopâtre) que le court roman Tombouctou à l’heure du lion dont je vous parlais Dans l’épisode précédent. Malgré sa relative brièveté (une trentaine de pages), c’est une des nouvelles les plus riches en tropes science-fictifs, réjouissantes et de qualité qui existe, selon moi (il faut dire que les talents de nouvelliste de Silverberg ne sont plus à démontrer !). Et un excellent exemple d’arroseur arrosé !  😉

Des éclaireurs du Réseau Héthivarien, la plus puissante civilisation extraterrestre de la galaxie, sont venus sur Terre au milieu du XIXe siècle, et ont prédit (apparemment grâce à une version Silverbergienne de la Psychohistoire) que l’espèce humaine, épouvantablement inventive et vigoureuse, concurrencerait la puissance du Réseau d’ici cinq siècles et demi. Un membre de cette espèce, Karn, a été chargé d’atténuer au maximum le principal moteur de leur développement technologique faramineusement rapide, à savoir la guerre. Doté de pouvoirs télépathiques, de la faculté de changer d’apparence et de la technologie avancée de son peuple, cela a été un jeu d’enfant pour lui de manipuler le cours de l’Histoire, incitant les USA à rester isolés lors de la Première Guerre mondiale, ce qui a conduit à une victoire allemande et à la signature d’un traité de paix, dit de Düsseldorf, en 1916, gelant également la Russie, qui reste sous le contrôle du Tsar.

Le récit commence en 1959, alors que Karn sort du non-espace sur la piste-monde de la Terre, afin de faire une petite visite de contrôle et de s’assurer que tout s’est déroulé conformément aux prédictions mathématiques. Dès qu’il observe l’orbite, il constate une première anomalie, à savoir la présence d’une dizaine de satellites artificiels, ce qui est normalement impossible. Et son effarement ne va faire que croître quand il va débarquer et se rendre dans une bibliothèque municipale pour consulter des manuels d’Histoire ! Va alors s’ensuivre une série de surprises et de révélations culminant dans une chute absolument jouissive (il n’y a pas d’autre mot !).

Avec beaucoup d’humour, Silverberg joue avec les sous-genres et les tropes de la SF, mêlant pseudo-Psychohistoire, pouvoirs psi, extraterrestre à l’apparence sortie tout droit d’un Pulp, uchronie, mondes parallèles, Histoire Secrète, manipulation des races « aînées » de la galaxie afin d’orienter l’évolution d’espèces plus jeunes (à la Arthur C. Clarke) dans un sens ou dans l’autre, et j’en passe. L’état d’esprit de l’extraterrestre, tout en effarement, est très bien rendu, et le retournement de situation final excellent. Bref, si en plus, vous étiez déjà intéressé par Tombouctou à l’heure du lion, voilà une seconde raison de vous procurer le recueil Le nez de Cléopâtre, sachant qu’il contient encore d’autres nouvelles de qualité.

La quête onirique de Kadath l’inconnue – H.P. Lovecraft

kadathLa quête onirique de Kadath l’inconnue (texte qui a longtemps été nommé sous le titre alternatif -à mon avis bien plus digeste- À la recherche de Kadath) est une novella signée H.P. Lovecraft, la pièce maîtresse de la partie Fantasy / onirique de son oeuvre. Vous pouvez la trouver dans les ouvrages et éditions présentés sur cette page.

Bien que l’Horreur cosmique ou l’indicible qui sont la marque de fabrique du Maître n’y soient que peu présents, ce court roman est, à mon sens, un des textes les plus fascinants d’H.P.L, car il y tisse une atmosphère unique, celle d’un univers au carrefour des songes de différentes espèces, planètes, dimensions ou époques, auquel on peut accéder soit en dormant, soit, pour les plus aventureux, sous sa forme physique, en empruntant certains portails se trouvant dans le monde réel, celui de l’éveil. Dans ce monde onirique étrange autant que fascinant, rien, ni l’écoulement du temps, ni les lois physiques, ni le ciel, n’est figé ou immuable, soumis à des lois strictes, et le voyageur prendra soin de témoigner le plus grand respect aux… chats, sous peine de terribles conséquences (détaillées dans une autre nouvelle, Les chats d’Ulthar). J’ai toujours été sidéré par la timidité des auteurs de Fantasy : quand on peut présenter des mondes extraordinaires, qui se jouent de nos cartésiennes lois physiques, qui sont, elles, cardinales en Science-Fiction, pourquoi s’en tenir à des planètes banales et à des univers sans surprises, ressemblant aux nôtres ? Pour un Terry Pratchett, un Ed McDonald, un Jy Yang ou une Kerstin Hall, combien d’autrices et d’auteurs en charentaises, restant dans les sages limites de mondes sans saveur ni surprise ?

Nous suivons Randolph Carter, qui rêve d’une cité aussi fabuleuse qu’insaisissable, puisque dans ses songes, il ne peut s’en approcher. Ses prières aux dieux oniriques n’ayant pour seul résultat que la disparition du fabuleux rêve, il décide d’aller plaider sa cause directement, là où ces déités se trouvent. Il lui faudra arpenter les Contrées du rêve, et atteindre, au prix d’une odyssée semée de périls, la ville des dieux, Kadath, dont l’emplacement exact est lui aussi inconnu (décidément…). Heureusement, Carter est un rêveur chevronné, et il pourra compter sur l’aide de personnages apparus dans d’autres écrits lovecraftiens, comme le Kuranes de Céléphaïs (à mon sens une des nouvelles les plus puissantes, dans sa chute, du gentleman de Providence) ou le Richard Upton Pickman du Modèle de Pickman. Vous constatez donc que la riche intertextualité, si elle ne rend absolument pas cette novella illisible si vous n’avez pas connaissance des autres textes que j’ai mentionnés, lui donne cependant (évidemment) un relief supplémentaire.

J’ai, comme beaucoup de gens, je pense, un attachement particulier pour ce texte, car du fait de sa longueur et de son atmosphère, il est assez unique dans l’oeuvre de Lovecraft, et possède une ambiance merveilleuse, d’aventure, de conte, extrêmement agréable. Il me faut cependant préciser que la faible place de la femme et le racisme sous-jacent de l’auteur pourront poser problèmes à certaines lectrices ou lecteurs, qui seront, dès lors, tentés de se tourner vers la contrepartie féminine et féministe écrite par Kij Johnson, La quête onirique de Vellitt Boe. Attention toutefois : si la lecture des deux textes en parallèle est intéressante (notamment sur le plan de l’intertextualité), Johnson n’est pas une autrice du calibre de Lovecraft, et sa version, à part sur la fin, ne possède en rien la puissance évocatrice de celle du Maître. On ne remplacera donc pas (sur un strict plan littéraire et à mon humble avis) le texte d’H.P.L par celui de Johnson, mais en revanche, ils se complètent très bien et lire les deux est une expérience supérieure à la simple lecture d’un seul.

Sachez enfin qu’il y a quelques années, Mnémos a proposé un ouvrage, mêlant guide et nouvelles (notamment un magistral texte signé Mélanie Fazi), consacré à Kadath, dont vous trouverez ma critique sur cette page.

Painless – Rich Larson

painless_larsonRich Larson est un jeune auteur spécialisé dans la forme courte et extrêmement prolifique (c’est un peu, toutes proportions gardées, le Silverberg de son époque). Et quand vous saurez qu’en plus de cette productivité, les textes en question ont un niveau moyen très élevé (les moins bons restent intéressants, et les meilleurs sont de vrais bijoux), vous comprendrez qu’on tient probablement un des (rares) écrivains de SF vraiment majeur ayant émergé depuis le début du XXIe siècle. Les Quarante-Deux et le Belial’ ne s’y sont d’ailleurs pas trompés, puisque le numéro 99 de Bifrost nous annonce (en page 190) qu’un recueil du canadien paraîtra bientôt chez l’éditeur, traduit avec sa maestria habituelle par l’excellent Pierre-Paul Durastanti.

J’ai choisi, pour illustrer le talent de Larson, de prendre Painless (dont je vous invite à lire la courte critique) comme exemple, mais vous ne perdrez pas non plus votre temps en lisant mes chroniques (sans parler des nouvelles elles-mêmes) de Meat and salt and sparks ou encore de The ghost ship Anastasia. Personnellement, je vais me ruer sur le recueil en VF quand il sortira, et si vos goûts sont similaires aux miens, je vous conseille vraiment de faire de même, tant ce genre d’auteur n’apparaît, au mieux, qu’une fois tous les dix ou vingt ans.

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11 réflexions sur “Anthologie Apophienne – épisode 8

  1. Je suis assez d’accord au sujet de ce que tu dis sur le texte de Kij Johnson. Il m’avait impressionné au départ, puis j’ai lu la nouvelle de Lovecraft et j’ai été soufflée par la qualité : c’est tellement prenant, bien écrit, avec une atmosphère magistralement installée.

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    • C’est pour ça que je dis toujours que quels que soient les défauts, par ailleurs bien réels, de Lovecraft (racisme, misogynie, etc), c’est un écrivain à côté duquel on a tort de passer, tant son écriture possède une puissance évocatrice rarissime dans l’histoire de la SFFF.

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      • Racisme, misogynie… Sont aussi à remettre dans le contexte de l’époque de Lovecraft. Je ne peux condamner un auteur et me priver de sa lecture pour des idées de société.
        Par contre, je ne pourrais lire un auteur plus contemporain avec des idées identiques ou taxé de pédophilie.
        C’est tout le paradoxe que je n’arrive pas à dépasser.

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