Made things – Adrian Tchaikovsky

Ce n’est certes pas un chef-d’oeuvre, mais c’est très loin d’être dénué d’intérêt !

made_thingsSi vous ne connaissez de l’oeuvre d’Adrian Tchaikovsky que le peu qui en a été traduit (pour le moment) en français, c’est-à-dire Dans la toile du temps et Chiens de guerre, vous pourriez facilement croire qu’il s’agit essentiellement d’un auteur de SF. Et pourtant, celle-ci est minoritaire dans sa bibliographie, puisque sur vingt-quatre romans ou novellas, dix-sept relèvent… de la Fantasy, dont Made things, dont je vais vous parler aujourd’hui, et qui est le quatrième livre de l’auteur publié en VO en 2019 (plus un en VF !), après (dans l’ordre de parution) Cage of soulsChildren of ruin (la suite de Dans la toile du temps) et Walking to Aldebaran. Une productivité telle que nous sommes désormais un certain nombre à affubler l’auteur du gentil sobriquet de « Stakhanovsky »  😀

Bien sûr, une telle frénésie ne peut être sans conséquences, et fatalement, certains textes seront moins aboutis, réussis ou plus dispensables que d’autres. Si Cage of souls relevait, pour moi, de cette catégorie, je ne classerais pourtant pas tout à fait Made things dans la même. Tout simplement parce qu’à mon sens, comme je vais vous l’expliquer, l’intention sous-jacente est différente. Et qu’un auteur (Tchaikovsky ou n’importe quel autre) n’est pas « condamné » à ne produire que des chefs-d’oeuvre, ayant aussi le droit d’écrire des bouquins pour se faire plaisir et / ou qui n’ont pas l’ambition d’obtenir un prix quelconque. Sans compter le fait que mes attentes ne sont pas les mêmes pour une novella comme Made Things et un roman pleine taille comme Cage of souls.

Avant-propos

Outre l’évidente division de nature taxonomique structurant sa bibliographie, entre SF et Fantasy essentiellement, il y en a une autre, sans doute plus subtile. On peut en effet remarquer que Tchaikovsky publie, en coupant les cheveux en quatre, deux types de bouquins, et ce quel que soit le genre : le premier rassemble les romans qui sont aux avant-postes de l’évolution de la Fantasy, comprend la grande majorité de son oeuvre (la décalogie Shadows of the Apt, la trilogie Echoes of the Fall, Guns of the dawn), et s’inscrit à la fois dans l’Arcanepunk (Shadows of the Apt), la Gunpowder Fantasy (Guns of the dawn) et la Fantasy extra-médiévale (Echoes of the fall) ; le second type de livre comprend ceux où l’auteur rend essentiellement hommage à ceux de ses confrères qu’il admire (comme avec Dans la toile du temps) et / ou où il tente de donner sa propre déclinaison de tropes ou de sous-genres déjà vus et revus (Cage of souls étant un très bon exemple).

Made things a ceci de singulier qu’il s’inscrit dans les deux pans de la bibliographie de Tchaikovsky à la fois : c’est à la fois une réutilisation de tropes (motifs récurrents, parfois à la limite du cliché, structurant une oeuvre, que ce soit un roman, un film, une série TV, etc) bien connus et (et c’est là que ça devient intéressant) une application desdits tropes à un genre où à la base, ils ne sont pas présents (à savoir la Fantasy). En cela, il s’inscrit dans cette tendance dont je vous parlais dans mon livre, et qui consiste, pour la Fantasy, à recycler de plus en plus d’éléments (et dans de plus en plus de romans) appartenant normalement à la SF. Vous en aurez, en 2020, un spectaculaire exemple avec Foundryside de Robert Jackson Bennett, qui applique avec brio les codes du… Cyberpunk à la Fantasy, inventant au passage un formidable système de magie. Et d’ailleurs, je n’ai pu m’empêcher de remarquer certaines similitudes entre Made things et le bouquin de Bennett. En revanche, comparer Made Things avec certains romans de Steampunk / Clockpunk, voire de SF, ne me paraît pas très pertinent, car si il y a effectivement certains tropes en commun, les appliquer à de la Fantasy est bel et bien novateur.

Univers

L’action se passe à Loretz, la ville des mages qui, comme son nom l’indique, est dirigée par une magocratie, la Convocation, à la tête de laquelle se trouve un Archmagister. La cité attire de nombreux migrants, et si vous êtes un artisan talentueux et / ou un demi-mage (terme dont la portée exacte ne sera jamais expliquée, d’ailleurs), vous avez toutes les chances d’être recruté de force dans les workhouses, où la Convocation fait fabriquer les babioles magiques soit qu’elle emploiera pour son propre usage, soit qu’elle exportera avec profit dans le reste du monde (imaginaire). Si vous avez de la chance, vous y trimerez pour le reste de votre carrière, pour un salaire de misère. Par contre, si vous attirez l’attention, vous disparaîtrez un beau jour, purement et simplement. C’est ce qui est arrivé aux parents de l’héroïne, Coppelia, qui se retrouve donc orpheline.

Si vous n’appartenez ni à l’élite (les mages), ni à leurs ouvriers (des workhouses), vous vivez dans les parish (communes / quartiers) au mieux, dans le Barrio, de l’autre côté de la rivière, au pire (on remarquera d’ailleurs que ce terme n’est pas le seul qui donne une très vague coloration espagnole -ou peut-être italo-espagnole- à ce roman, l’époque d’inspiration étant un peu plus floue -Renaissance, au minimum-). Quand vous saurez en plus que le quartier des mages, le Siderea, est situé sur les parties les plus hautes de la ville, et que plus vous êtes riche et influent et plus vous avez de babioles magiques, vous comprendrez que les stratifications sociales sont multiples : haut / bas (classique en SFF, que ce soit en science-fiction –Les monades urbaines, Strata– ou en Fantasy –Olangar-), d’une rive à l’autre d’un fleuve (comme dans le récemment primé The tangled lands, auquel j’ai d’ailleurs souvent pensé parce que plusieurs points de l’univers ou de l’ambiance sont relativement similaires), et bien sûr le degré de possession de magie et d’argent, donc d’influence.

Si je vous parle de cet aspect social, ce n’est pas un hasard : vous aurez peut-être l’impression (superficielle) que le cœur de ce court roman est formé par le détournement de tropes SF (je vais y revenir) pour les appliquer à un univers de Fantasy, mais si vous regardez plus attentivement, le message est en fait social. Mais là aussi, nous allons en reparler.

Base de l’intrigue, personnages

Coppelia, donc, est une voleuse, médiocre, qui se sert des talents artisanaux transmis par ses parents avant que les nervis des Mages ne les attrapent par le colbac pour les fourrer dans une workhouse (avant leur disparition aussi totale que mystérieuse) pour fabriquer et mettre en scène des marionnettes, dans le quartier de Fountain Parish. Il ne s’agit en fait que d’une diversion pour permettre à ses complices de détrousser les spectateurs. Sa journée de larcins terminés, elle rentre dans son appartement minable du Barrio, où elle a des relations aux plus hauts niveaux de la pègre locale (via la « tante » -terme honorifique et non lié à une éventuelle appartenance à une même famille- qui l’a prise sous son aile). Et justement, elle est recrutée, en grande partie sans qu’on lui demande son avis, par le parrain local, car dans une chambre secrète loin sous le Siderea, une équipe de cambrioleurs a trouvé un golem extraordinairement évolué (mais n’a rien pu emporter car pas équipée pour). Étant experte dans la fabrication de petits personnages en bois, ses connaissances sont jugées utiles et sa présence indispensable. Mais ce sont surtout ses fameux complices qui vont s’embarquer clandestinement dans l’expédition, étant intéressés au plus haut point par cette découverte inédite (on n’a jamais vu golem de taille humaine).

Et pour cause : lesdits malandrins sont des homoncules, de petits personnages de bois, de métal, d’os, de papier, de cire, etc, d’une quinzaine de centimètres de haut, animés par la magie et dotés d’une intelligence-conscience de niveau humain. Ils ont été créés par un sorcier reclus dans sa tour en plein milieu de nulle part, et, après des siècles d’isolation, ils ont récemment décidé, malgré les dangers (exposer un homoncule de cire ou de papier aux éléments est plus qu’hasardeux !), de créer clandestinement des colonies dans les cités des hommes. Celle de Loretz ne compte que sept membres (façonner un nouveau corps est long -des années- et on a besoin d’une source de magie pour ce faire). Normalement, on fait tout pour ne pas être découvert par les humains, mais deux des Homoncules, Tef et Arc, ont vu les avantages de se révéler puis de s’associer à une jeune fille de dix-sept ans (Coppelia : vous suivez, oui ?) qui peut à la fois leur permettre de mettre rapidement la main sur des babioles chargées de pouvoir magique (de fait, la Colonie -terme qui a un parfum très X-Files-ien, je trouve- locale en a rassemblé plus que toutes les autres réunies) et qui peut leur fabriquer de meilleurs corps (et surtout bien plus vite) qu’ils n’en sont capables eux-mêmes.

Après une phase de présentation des personnages et de l’univers (l’histoire des made-folk, le peuple des Homoncules, est assez fascinante), la narration (qui alterne entre les points de vue de Coppelia, de Tef / Arc et des voleurs) se concentre essentiellement sur le « casse » et ses conséquences, quand l’équipe retourne dans la crypte secrète pour s’emparer de ce qui s’y trouve.

Thèmes et tropes

Vous l’aurez compris, les tropes SF exploités relèvent, en premier lieu de l’intelligence artificielle, Homoncules et Golem n’étant que des androïdes sous un autre nom. Mais cela ne s’arrête pas là : via le second, nous explorons des domaines jadis balisés par Isaac Asimov, Greg Egan et Gérard Klein (le boss de la très regrettée Ailleurs & Demain, pas l’acteur), mais je ne peux en dire plus sans spoiler. Par contre, il me faut en dévoiler plus sur les Homoncules pour mentionner un autre trope : celui de l’invasion silencieuse. En effet, si certains veulent soit coopérer avec les humains (ou du moins certains humains choisis comme Coppelia -au passage, la mention à plusieurs reprises du terme « human pet » / « animal de compagnie humain » rappelle Semiosis et la façon dont Stevland considère les Pacifistes-), soit se cacher mais ne pas leur faire du mal, d’autres (et c’est particulièrement le cas des chefs des Homoncules, les Folded Ones) veulent leur faire du mal, les menacer, voire les exterminer. Il n’en reste pas moins que des êtres pensants dont tous les humains (sauf une jeune fille de dix-sept ans) ne savent rien se sont introduits dans leurs villes, et y récupèrent des ressources pour augmenter leur nombre. Ajoutez non-humains à « êtres pensants » et vous obtenez le trope de l’invasion extraterrestre « à bas bruit ». Ajoutez artificiels et vous obtenez celui du robot / de la nanomachine / de l’IA qui s’est échappé d’un labo secret et isolé (ou qui a accédé secrètement à la conscience, peu importe) et qui se reproduit à de nombreux exemplaires alors que l’Homme ne soupçonne rien et vous obtenez le scénario de nombre de romans, films ou séries de SF (on notera aussi que c’est l’invasion de la Tour par des pilleurs qui pousse les dirigeants des Homoncules à ne plus mettre tous leurs œufs dans le même panier, afin de pérenniser leur espèce : remplacez « colonies dans des villes humaines » et « pilleurs » par « colonies spatiales après une invasion extraterrestre », et voilà encore un parallèle à faire avec la SF). Même si Tchaikovsky ne développe pas vraiment la chose. Pas plus, d’ailleurs, qu’il ne vous parle des questionnements liés à l’accès à la conscience de ces êtres. Ou en tout cas pas au niveau auquel certains pourraient s’attendre. C’est donc le reproche tout à fait légitime qu’on pourrait faire à cette novella : elle effleure de nombreux thèmes, mais ne va presque jamais assez loin ou reste toujours trop floue.

On se gardera cependant de tout jugement basé uniquement sur l’analyse des tropes SF, car finalement, le thème le plus mis en avant est social : de l’intrigue au worldbuilding, tout vous parle de stratification, d’inégalités, de violences policières, de travail forcé, de disparitions sommaires (si vous arrivez dans la cité sans talent utile, vous êtes tout à fait susceptible de disparaître un beau jour de la surface de la « Terre »), de l’usage d’une violence massive contre qui s’attaque au gouvernement (qui, d’ailleurs, ment au peuple, entretenant l’espoir chimérique de l’accès à la citoyenneté en prouvant sa valeur dans les workhouses), de tentatives des homoncules « modérés » de vivre ensemble avec les humains malgré les plans sinistres, voire meurtriers,  que peuvent fantasmer les plus radicaux de leurs éléments ou dirigeants, et malgré des différences (de taille, de matériaux constitutifs, etc) qui semblent les condamner à vivre séparés. On notera aussi que les Homoncules modérés se rebellent contre leurs chefs, leur imposant une démocratie faite sur un coin de table le moment venu. On retiendra enfin que ce sont les plus pauvres des Homoncules qui quittent la Tour pour fonder les Colonies, car ils n’ont rien à perdre, alors que les privilégiés restent là où le pouvoir (magique, mais aussi politique) est, à savoir dans ladite Tour. Comme chez les Humains, la stratification sociale se double, chez les Homoncules, d’une stratification spatiale / géographique.

Je reviens sur l’aspect social, et il est criant sur la fin : les mages, ces élites qui ont tout, pouvoir occulte, argent et position, n’accordent aucune valeur aux vies des autres, particulièrement celles du Barrio. L’un d’eux déclare, en découvrant un des êtres artificiels : « It was a thing, just as all lesser beings were things to the mage-lords. It had no right » (« C’était une chose, tout comme tous les êtres inférieurs étaient des choses aux yeux des seigneurs-sorciers. Elle n’avait aucun droit »). Et un peu plus loin, un même paragraphe mêle les termes « made thing – know its place- affront ». En clair, humain n’appartenant pas à l’élite ou « robot » / homoncule, les inférieurs, organiques ou artificiels, n’ont aucun droit, et s’ils ne respectent pas leur place, l’affront doit être puni par la destruction. Il y a d’ailleurs un point qui en dit long : le seul endroit de la ville où les habitants ont un prénom et un nom est le Siderea, là où l’élite formée par les mages vit ; partout ailleurs, leurs nervis ne s’adressent à vous que par un surnom, une manière de vous rabaisser, de vous déshumaniser.

Bref, je veux bien qu’on dise que tout ça est du déjà vu dans d’autres genres, mais il n’empêche que dans le cadre de la Fantasy, on ne peut pas dire qu’on croise tout ceci tous les jours, que ce soit en terme de tropes ou d’aspect social (sauf dans des bouquins récents et novateurs comme Olangar). Après, on est bien d’accord, il ne s’agit pas du meilleur bouquin de Tchaikovsky, ni en Fantasy, ni sorti cette année, ni dans la forme courte (novella), ni en général. Mais de là à s’en servir comme combustible pour petite flambée automnale ou pour caler cette damnée table basse bancale, non.

Niveau d’anglais : facile.

Probabilité de traduction : à mon sens, nulle. La forme courte, bien qu’en progrès notable en France ces derniers temps, est toujours largement boudée, et en plus, dans la bibliographie de l’auteur, que ce soit pour les novellas ou les romans pleine taille, il y a largement plus prioritaire à traduire.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette novella, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha,

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11 réflexions sur “Made things – Adrian Tchaikovsky

  1. Ping : Made things – Adrian Tchaikovsky – L'épaule d'Orion – blog de SF

  2. Héhé. Tu as écrit exactement la critique que j’attendais que tu écrives sur ce livre. Notamment, lorsque tu dis « Et qu’un auteur n’est pas condamné à ne produire que des chefs-d’oeuvre, ayant aussi le droit d’écrire des bouquins pour se faire plaisir », cette phrase je l’avais en tête lorsque j’ai écrit ma chronique et je savais que tu l’écrirais. Tout comme je savais que tu contrebalancerais mon avis plus critique que le tien. 😉

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    • Nom d’un Muad’Dib, voilà qu’il a un don de prescience, maintenant. Tu es certain que tu es un Harkonnen et pas un Atréide ? 😀

      Sinon, mon p’tit Feyd, qu’est-ce que c’est que cet avatar sur le forum du Belial’ ? Il est où mon trou noir et son disque d’accrétion, nom d’un Cygnus-X1 ???

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  3. Probabilité de traduction quasi-nulle. Dommage. L’univers que tu décris me plairait bien.
    Une novella, ça passerait bien en collection UHL (quoique 190 pages, c’est limite) mais le Blial ne publie pas des masses de fantasy même dans cette collec

    Aimé par 1 personne

    • C’est vraiment dommage, en effet, que le Belial’ publie aussi peu de Fantasy en UHL. Une novella comme The black tides of Heaven de Jy Yang, par exemple, me paraissait taillée à la fois pour la collection et pour les thèmes progressistes défendus par l’éditeur. De même, The haunting of Tram car 015 de P. Djéli Clark (qui est une Uchronie de Fantasy) ferait un excellent UHL, à mon sens.

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