Waldo – Robert Heinlein

Mélange des genres

waldoRobert Heinlein (1907 – 1988) est considéré par le public anglo-saxon comme un des trois grands auteurs de l’âge d’or de la Science-Fiction, avec Asimov et Clarke. Pour autant, si, en France, même les gens qui ne sont pas adeptes de nos mauvais genres ont au moins entendu parler de ces deux derniers, Heinlein, lui, reste plus largement méconnu. Au mieux, on vous citera Starship Troopers, dont l’adaptation cinématographique est sans doute une des plus grandes trahisons de l’oeuvre originale de tous les temps.

Si l’auteur est si populaire, c’est qu’au cours de sa carrière, il a publié des œuvres balayant large, séduisant aussi bien l’aile droite du lectorat (Starship troopers) que, tout au contraire, la contre-culture, particulièrement avec En terre étrangère. Avec Waldo, le Belial’ nous propose une oeuvre publiée à un stade précoce de la carrière de l’américain, en 1942. On notera que comme certains autres termes ou acronymes créés par Heinlein, celui de Waldo (à la fois le nom du protagoniste et des manipulateurs robotiques qu’il emploie pour remplacer ses bras dépourvus de force) est passé dans le langage courant, désignant les télémanipulateurs utilisés pour manipuler de façon sûre des substances dangereuses (par exemple radioactives).

L’intérêt de ce texte est double, et à mon avis asymétrique : premièrement, il montre le cheminement d’un homme né handicapé et devenu, de fait, un reclus misanthrope, vers un individu valide, épanoui et mis sous la lumière des projecteurs, un aspect du texte qui, s’il est sympathique, reste à mon sens mineur ; deuxièmement, il donne une explication à un phénomène qui met en péril la technologie-clef de cet univers mais explique aussi l’évolution physique du personnage, d’où découle sa transformation psychologique ; et c’est dans ladite explication qu’est pour moi sans conteste le gros intérêt de cette novella.

Univers, personnages, base de l’intrigue

Publié pour la première fois en 1942, ce court roman place son action dans l’avenir, environ en 1978 (il est mentionné à un moment qu’une théorie démentant le Principe d’incertitude d’Heisenberg est vieille d’une vingtaine d’années, et à un autre qu’elle a été présentée en 1958). Outre la redéfinition des lois physiques pour exclure toute part de chaos (et là, le dieu du désordre que je suis s’insurge), l’évolution technologique clef définissant cet univers est la mise au point d’un système permettant de transmettre à distance (et sans fil) l’énergie alimentant aussi bien les installations fixes que les véhicules. On notera une conquête spatiale très vigoureuse (la « seconde expédition sur Vénus » est déjà vieille de plusieurs décennies), à tel point que dans l’intrigue, on se rend littéralement en orbite comme on passe de son pavillon de banlieue au centre-ville.

Petite remarque taxonomique (je reparlerai de ce thème plus tard et plus en détails) : cette novella constitue un exemple d’uchronie a posteriori, sous-catégorie reconnue par certains taxonomistes de l’imaginaire (comme votre serviteur) mais réfutée par les spécialistes de l’uchronie. En clair, un roman qui a été conçu comme une anticipation, mais qui, lu après la période où il est censé se dérouler, ne correspond pas à la situation géopolitique / technologique / etc réelle. Un bon exemple est 2001 d’Arthur C. Clarke, où l’Union Soviétique existe toujours au début du XXIe siècle. Un tel roman, pas conçu comme une uchronie, en est, de fait, devenu une, en quelque sorte.

La NAPA, corporation fournissant les capteurs d’énergie électrique, constate que ces derniers tombent parfois en panne sans raison, alors que normalement, le nouveau paradigme physique a éliminé toute incertitude. Les choses se corsent quand un des employés de haut rang dit que son véhicule a été réparé par un vieux rebouteux de son patelin, et que les antennes affectées se mettent à faire des contorsions bizarres, presque organiques. Comme personne ne comprend ce qui se passe et comment régler le problème, on fait appel à Waldo, créateur de la technologie de transfert d’énergie spolié par la NAPA (c’est du moins ce qu’il prétend). Celui-ci est un ingénieur de génie, atteint depuis sa naissance par une myasthénie, qui fait que ses muscles sont atrophiés et qu’il est rapidement sans force. Pour palier à son état, il a utilisé les fonds issus de son vaste génie technique et scientifique pour s’établir en orbite (l’absence de pesanteur lui facilitant la vie) et pour construire les manipulateurs robotiques portant son nom et donnant le sien à ce texte. Signalons d’ailleurs que la description de sa station orbitale et de ses manipulateurs est un chef-d’oeuvre de Hard SF.

Lorsque la NAPA, en désespoir de cause, fait appel à ce misanthrope de Waldo (qui considère son état comme une évolution et pas un handicap, et qu’il est donc supérieur aux « singes sans poil »), celui-ci commence par refuser, avant de se raviser, voyant un défi scientifique à la hauteur de son génie et une occasion de jouer un mauvais tour à la compagnie. Il le fait également car le médecin qui le suit depuis toujours, le docteur Grimes, lui fait prendre conscience que lui aussi est dépendant de l’infrastructure technologique terrestre (sinon, qui lui portera sa nourriture, par exemple ?), et lui demande de trouver une solution qui palliera une « épidémie » de myasthénies provoquées, selon lui, par les rayonnements du système de transmission d’énergie. Et ses prévisions sont terrifiantes : encore vingt ans, et il ne restera plus d’ouvrier capable de travailler dans l’industrie lourde.

Initialement, Waldo ne comprend pas ce qui cloche : sur un plan scientifique, le fait que les récepteurs cessent de capter l’énergie n’a aucun sens. Lorsqu’il entend parler du rebouteux, il se rend (avec effort) dans le puits de gravité terrestre, où il est témoin des pouvoirs du vieil homme et lui extirpe quelques bribes du mécanisme. C’est alors  qu’il va mettre sur pied une nouvelle branche de la science, ou plutôt en redécouvrir une presque disparue.

Analyse, première partie : de l’infirme misanthrope au valide intégré dans la société

Je vais diviser mon analyse en deux parties : la première, dans les lignes qui suivent, est lisible sans spoiler majeur ; la seconde, dans la partie suivante, est par contre à éviter si vous ne voulez pas connaître le fin mot de l’histoire (qu’il est nécessaire de dévoiler pour proposer une critique digne de ce nom).

Heinlein fait appel à la figure du personnage handicapé, ce qui n’est en rien un hasard : on rappellera en effet que l’auteur a dû quitter l’US Navy à cause d’une tuberculose pulmonaire, un traumatisme qui a laissé une profonde empreinte sur lui. La figure du mutilé de guerre a de même une importance certaine dans son roman le plus connu, Starship troopers. Et d’ailleurs, Heinlein, qui, en étant un des premiers auteurs accordant une grande importance au réalisme scientifique, est un des pionniers de la Hard SF, a probablement influencé d’autres auteurs majeurs de ce sous-genre, comme Clarke, Reynolds et Baxter, qui ont également utilisé un personnage mutilé / handicapé (je ne peux pas vous dévoiler les œuvres concernées, car le fait que le personnage soit dans cet état est un secret qui n’est dévoilé que tard dans l’intrigue). Et de fait, même dans d’autres sous-genres de la SF, on trouve des personnages similaires, comme l’Helva d’Anne McCaffrey dans le cycle des partenaires ou, bien entendu, le Mulet du camarade Asimov. On ajoutera que d’un certain point de vue, Waldo, c’est Hawking avant l’heure : l’auteur a d’ailleurs cette phrase « Un homme pareil qui écope d’une maladie pareille ? ».

Sans grande surprise, la solution au problème technologique posé va aussi apporter une compensation inattendue au handicap de Waldo, et entre le début et la fin du texte, on verra celui-ci changer du tout au tout, et ce sur tous les plans. Cet aspect du texte, bien que classique en 2019, ne devait pas l’être en 1942, que ce soit dans sa dimension humaniste ou transhumaniste. Pour autant, il ne constitue, à mon humble avis, qu’un intérêt tout à fait mineur de Waldo.

Analyse, deuxième partie (attention spoilers)

Car le vrai intérêt de ce texte est en fait taxonomique : les phénomènes irrationnels décrits plus haut (panne des récepteurs, les antennes qui se tortillent, les réparations, par un rebouteux, dont personne ne comprend la nature) correspondent en fait à une résurgence… de la magie. Quand Waldo s’en rend compte, il va étudier les anciens grimoires et en tirer une explication scientifique, liée à des transferts d’énergie et d’entropie entre notre univers et un autre, auquel il est lié, explication qui est quasiment Hard SF. Or, dans la taxonomie, ce genre de développement est une des définitions de la Science-Fantasy (clic ou clic) : comme dans Operation Chaos de Poul Anderson, par exemple, il s’agit ici de donner une explication en apparence scientifique à des phénomènes qui ne pourraient en aucun cas exister selon les lois de la physique actuellement connues (ou plutôt ici, selon le paradigme propre à cet univers, puisque ce n’est pas tout à fait le nôtre en raison de la mise hors-jeu du Principe d’incertitude). Pour résumer, on a donc une bluffante explication non seulement « scientifique », mais, plus que ça, quasiment Hard SF (donc un bon cran au-dessus encore)… de la magie !

On remarquera que cette explication des phénomènes surnaturels par la coexistence de deux univers, celui d’Einstein et un autre (disons celui de Mordenkainen, pour les connaisseurs), a été réutilisée par la suite. C’est d’ailleurs une manière commode d’établir un contexte où la magie existe / est puissante à certaines époques, et faible, voire inexistante, à d’autres : tout peut être expliqué par l’intensité ou l’existence de la liaison, variable, entre les deux univers.

Là où le texte devient vraiment très fort, surtout pour sa date de rédaction extrêmement précoce, c’est dans l’explication du fait que les pannes arrivent à certains individus et pas à d’autres : en gros, la réalité est consensuelle (la magie n’a disparu qu’en raison du développement de la science, et du fait que le grand public s’est persuadé que l’univers « ne jouait pas aux dés », surtout après la redéfinition de la Théorie du Tout en 58) et le paradigme est modifié en fonction des croyances personnelles : le monde varie selon la façon dont on choisit de le voir. Là où certains voient une maison hantée, un OVNI ou le monstre du Loch Ness, les autres savent qu’il s’agit d’un bug dans la Matrice… euh non ne peuvent pas les voir parce que leur esprit rationnel, cartésien, fait que ces phénomènes ne peuvent pas exister en leur présence. Et quand je dis ne peuvent pas, je ne parle pas d’un refus d’un phénomène réel, mais d’une impossibilité physique dudit phénomène de se produire en leur présence, car les conditions, le paradigme, les lois physiques permises par ceux qui, comme Mulder, « veulent croire », n’existent plus en présence d’un sceptique. Comme le disait jadis un de mes philosophes préférés, Alistair Leslie Graham, il s’agit d’imposer son style. On pourra aussi penser, en un sens, à Vernor Vinge : selon l’endroit de la galaxie où vous vous trouvez, le paradigme permettant le vol supraluminique existe… ou pas. Sauf qu’ici, il ne dépendrait pas de la zone mais de l’individu concerné.

Bref, Heinlein fait du proto-Egan (ou donne sa propre variante de la Troisième Loi de Clarke : la magie peut être décrite selon des bases scientifiques et technologiques)… en 1942, et donne une explication Hard SF convaincante… à la sorcellerie. Rien d’étonnant, vous le comprenez désormais, à ce que cette novella ait obtenu le prix Rétro-Hugo et que son auteur soit un des plus grands maîtres des littératures de l’imaginaire !

En conclusion

On pourrait croire que cette oeuvre « de jeunesse » d’Heinlein n’a pour seul intérêt que le cheminement d’un homme malade et misanthrope vers une pleine intégration dans la société. Mais elle est beaucoup plus que ça, constituant un tour de force taxonomique et un précurseur des œuvres les plus ambitieuses de la Hard SF. Même si, pendant une bonne moitié de ses 150 pages, j’étais quelque peu dubitatif, et que la fin n’est pas très satisfaisante à mon goût, le point critique de l’explication des phénomènes au centre de l’intrigue est absolument magistral, ce qui fait que ce texte, même s’il ne se placera pas parmi les meilleurs de la collection et ne sera sûrement pas fait pour tout le monde, ravira les amateurs de Hard SF soucieux de découvrir un précurseur du genre, et peut-être surtout ceux qui, au contraire, aiment que les frontières entre genres et sous-genres soient brouillées ou redéfinies.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette novella, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha, celle de JAW, de Yogo le Maki, du Chroniqueur, de Lianne, de Lutin sur Albédo, d’Ombre Bones, de l’Ours inculte, de la Navigatrice de l’imaginaire,

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