The Tindalos asset – Caitlin R. Kiernan

Le cycle revient sur les bons rails

Tindalos_assetAlors que les non-anglophones parmi vous viennent juste de découvrir Les agents de Dreamland de Caitlin R. Kiernan, sorti dans la collection Une heure-lumière du Belial’, son autrice publie la troisième novella du cycle (Tinfoil dossier) auquel ce texte appartient (après le très décevant et extrêmement cryptique Black Helicopters), un roman-pas-si-court (près de 170 pages tout de même) appelé The Tindalos asset. Celles et ceux d’entre vous qui sont les plus versés dans les arcanes lovecraftiennes auront bien entendu instantanément reconnu la référence aux Chiens de Tindalos créés par Frank Belknap Long. Pourtant (et l’illustration de couverture devrait vous donner un indice en ce sens), c’est en fait un autre pan de la mythologie du génie de Providence qui est ici mis en avant. Pour tout dire, alors que Les agents de Dreamland montraient une apocalypse possible due à une des races du Mythe, The Tindalos asset en montre une autre, à vrai dire bien plus convenue, qui pourrait advenir (si on ne l’empêche pas) si les activités occultes (dans tous les sens du terme) d’une autre race (bien plus mise en avant dans les Lovecrafteries) ne sont pas stoppées.

Si The Tindalos asset est un texte bien plus digeste que Black Helicopters, agréable et intéressant (sauf dans quelques chapitres mettant en scène l’antagoniste, qui sont presque aussi cryptiques que Black Helicopters) et remet donc le cycle sur les bons rails, il a cependant un défaut (au moins pour certaines catégories de lecteurs, même si je ne me compte pas vraiment dans leurs rangs) : la répétitivité. De structure (identique à celle des Agents de Dreamland -j’y reviendrai-) et scénaristique (il s’agit une fois de plus d’empêcher une future apocalypse possible). Toutefois, j’ai pris plaisir à lire cette novella, et en matière de néo-Lovecrafteries, l’œuvre de Kiernan reste très clairement le haut du haut du panier.

Base de l’intrigue, structure, personnages *

* Clean, Depeche Mode, 1990.

Los Angeles, janvier 2018. Le Signaleur retrouve son ancienne co-équipière, Ellison Nicodemo (il y a, à mon avis, beaucoup de choses à creuser en terme d’analyse sur ce nom de famille, au passage, qui n’a sans aucun doute certainement pas été choisi au hasard), dans un triste état. C’est une junkie, d’une maigreur effrayante, vivant dans un trou à rats. Elle est supposée avoir quitté l’agence il y a des années, mais bon, celle-ci est comme la CIA ou les Marines, on ne la quitte jamais vraiment. Et là, il se trouve qu’Albany a un urgent besoin d’Ellison : elle seule est capable d’arrêter Jehosheba Talog, messie de l’apocalypse promise par une certaine race bien connue des amateurs de Lovecraft. Et il se trouve que les deux jeunes femmes se connaissent fort bien : sept ans plus tôt, Nicodemo a échoué à neutraliser Talog, s’est retrouvée entre ses mains, et l’objet d’un rituel infâme, qui lui a laissé de nombreuses cicatrices, dont les plus terribles ne sont pas celles qui marquent sa peau mais bel et bien son esprit. Le Signaleur expliquera d’ailleurs à sa nouvelle co-équipière, la très propre sur elle Mackenzie Regan, qu’aussi difficile à croire que cela puisse paraître, à sa grande époque Ellison était un agent d’exception, le « Tindalos Asset » (au sens qu’on donne à ce dernier terme dans le milieu militaire ou du renseignement) qui donne son titre au texte. Au passage, il y a un très fort aspect militarisation de mutants à la X-Men autour du personnage d’Ellison, qui est d’ailleurs explicitement nommé par Kiernan à un moment l’Arme X, comme Serval / Wolverine. Ce qui fait d’ailleurs écho à un autre des grands inspirateurs de l’autrice, Charles Stross, qui avait déjà évoqué le sujet de la militarisation des créatures du Mythe (dans Une guerre encore plus froide), Weyland-Yutani Style.

La structure est similaire à celle des Agents de Dreamland : janvier 2018 est considéré comme le « présent », et de nombreux flashbacks à diverses époques (à partir de 1956) permettent de mieux cerner l’histoire d’Ellison, de sa relation avec le Signaleur, d’une mystérieuse statuette représentant une divinité du Mythe, de Jehosheba et de ses ascendants (dont l’un est encore plus… j’allais dire spécial mais Extérieur -les connaisseurs de l’œuvre de Lovecraft me comprendront- serait sans doute un terme plus adapté et pertinent, que les autres), et du jour fatidique où les routes des deux jeunes femmes se sont croisées. Il y a également deux flash-forwards, un en 2028 et un, dans le dernier chapitre, en… 2151, qui permettant de savoir ce qui est arrivé aux personnages ou au monde après l’intrigue examinée dans ce roman proprement dite.

Ressenti et analyse *

* Here comes the flood, Peter Gabriel, 1977.

Dans la postface, l’autrice explique qu’alors que Les agents de Dreamland et Black Helicopters ont été écrits dans un laps de temps très resserré (six semaines pour le premier, douze jours pour le second -ce qui explique sans doute qu’il soit aussi imbuvable, mais passons…), la rédaction de The Tindalos asset s’est, elle, étalée sur plus de quatre ans, de 2015 à 2019, certains éléments ayant auparavant été publiés dans une anthologie. Ceci explique sans doute le fait que si le gros du texte est très compréhensible et agréable à lire (pour l’amateur d’Horreur cosmique lovecraftienne, bien sûr), 2-3 chapitres sont extrêmement cryptiques (à la limite de l’incompréhensible), dans la droite lignée de Black Helicopters. D’ailleurs, quand je vois passer certaines critiques sur Les agents de Dreamland, qui le trouvent « obscur », je ris tout seul dans mon coin, justement parce qu’en terme de difficulté, ce texte est d’une clarté limpide et aussi peu exigeant que possible par rapport à Black Helicopters, qui nous avait mis à l’époque, le camarade FeydRautha et moi, en PLS et avec un misérable point de SAN restant. C’est tout dire.

Ce qui me conduit à aborder un autre problème : comme Les agents de Dreamland, The Tindalos asset est probablement lisible par quelqu’un qui n’a pas ou très peu de connaissance de l’univers de Lovecraft, mais cette personne y perdra beaucoup en terme de références et de clins d’œil. Notamment quand on va vous parler d’un certain « Homme noir » venu d’Égypte. Ou des Chiens de Tindalos. De même, il vaut mieux faire jouer l’intertextualité avec les autres novellae du cycle. Faute de quoi la révélation du fait que Frank Belknap Long ne serait qu’un pseudonyme pour une certaine Immacolata Sexton, qui fait de la « démystification / désinformation préventive / rétroactive temporelle », risque de vous passer onze kilomètres au-dessus de la tonsure. Car oui, les trois novellae sont liées, les personnages et les événements des deux autres étant cités dans celle-ci. Ce qui a d’ailleurs conduit certains d’entre nous (les camarades Perchoc, FeydRautha et votre serviteur, par exemple), à s’interroger sur la façon dont elles l’étaient, car certains événements semblent contredire les autres, ou faire comme s’ils n’avaient jamais existé. On l’a vu, en terme de structure et d’intrigue, il y a une certaine répétitivité dans le cycle : mais celui-ci n’est-il pas constitué de variations apocalyptiques uchroniques reprenant des mondes similaires et des personnages identiques et leur faisant à chaque fois jouer une partition différente, même si elle rappelle celle de l’opus précédent ? La question reste posée (ce serait d’ailleurs intéressant d’avoir l’éclairage de l’autrice).

Ce que j’ai trouvé très intéressant, c’est que le chapitre 8 lie entre eux deux pans de la mythologie Lovecraftienne qui étaient jusqu’ici assez largement déconnectés. Un certain dieu y fait ce qui était jusque là plutôt l’apanage d’un autre, créant probablement par ce biais un des personnages les plus redoutables (sur le papier, du moins) et en tout cas charismatiques de toutes les Lovecrafteries, modernes ou d’origine. Et si on prend en compte les Chiens, on se retrouve avec la conjonction de trois pans là encore assez largement déconnectés d’habitude mais ici réunis dans la même intrigue. De quoi relativiser le côté convenu du scénario (du cent fois vu en Lovecrafteries).

Je parlais de références lovecraftiennes, internes à l’univers du Signaleur, mais il y a une troisième catégorie de clins d’œil à capter (en plus de ceux aux comics que j’ai évoqués plus haut) : les références aux théories du complot et / ou à l’ufologie, la cryptozoologie (on évoque Nessie, le Bigfoot, etc), etc. Les connaisseurs (pas vrai Pierre-Paul ?), là encore, se délecteront des références à Groom Lake, à MK Ultra, à la Philadelphia Experiment, au projet Stargate (non, pas celui de Jack O’Neill, mais plutôt celui-là) ou à cette « technologie zeta-réticulienne obtenue par ingénierie inverse ». Il y a même un petit aspect Histoire Secrète, notamment quand on vous explique pourquoi les survivants de l’expédition Donner (non, rien à voir avec le fait d’aller chercher un Kebab chez le turc du coin de la rue) ont eu recours au cannibalisme (un thème qui revient d’ailleurs plusieurs fois dans ce texte), qu’on vous évoque les vraies causes du crash de Roswell, de l’incident de la Tunguska, de l’assassinat de JFK par Lee Harvey Oswald, etc.

Il faut noter qu’on en apprend plus à la fois sur le Signaleur (il était temps, me direz-vous) et sur les différentes agences occultes (dans tous les sens du terme) concurrentes d’Albany : si j’ai bien tout saisi, X serait chinoise et Barbican Estate britannique. On reparle aussi de Julia Set, d’Immacolata Sexton et de Ptolema, croisées dans les deux autres novellae.

Voilà pour l’analyse. Pour ce qui est de mon avis, la répétitivité en terme de narration temporellement déstructurée ou d’intrigue, identiques ou très similaires à celles des Agents de Dreamland, ne m’ont pas gêné. J’y vois plus une marque de fabrique du cycle qu’un défaut, une redite. Et puis bon, il faut dire que la façon qu’à Kiernan de faire du Lovecraft du XXIe siècle est encore plus affutée et jouissive que celle de Charles Stross, même si c’est pour une raison différente : alors que Stross mêle Lovecrafteries et humour, Kiernan donne, quelque part, une vision encore plus extrême, vertigineuse, indicible, de l’Horreur Cosmique popularisée par le Maître en personne (même si on peut remarquer que dans ce troisième court roman, l’humour est un peu plus présent que dans les deux autres, où on n’était vraiment pas là pour rigoler). À ce titre, le chapitre 9, et surtout, surtout le 8, sont de petits bijoux, même si la portée effroyable de ce dernier ne pourra être pleinement comprise que par celui ou celle qui connaît un minimum son Lovecraft. Et puis bon, si la fin et l’épilogue sont prévisibles, ils n’en gardent pas moins un certain impact (au passage, j’y ai vu une certaine convergence avec La ballade de Black Tom de Victor LaValle, dans la façon de lier habilement préoccupations écologiques bien réelles et Mythe). Pour tout dire, à mon sens, ces chapitres justifient à eux seuls la lecture de The Tindalos asset.

Sinon, si je dois avouer être entré dans ce troisième opus de Tinfoil dossier un peu à reculons, en raison de l’énorme déception qu’avait été Black Helicopters, j’ai été rapidement rassuré à sa lecture, car à part 2-3 chapitres, The Tindalos asset reste lisible, agréable et compréhensible. Si vous avez apprécié Les agents de Dreamland et que vous lisez l’anglais, je vous conseille de faire l’impasse sur Black Helicopters et de lire directement cette troisième novella. D’ailleurs, si traduction il doit y avoir, le Belial’ serait, à mon humble avis, bien inspiré de faire de même, les références à l’incident de Deer Isle restant suffisamment éparses et mineures pour ne pas gêner la compréhension de ce troisième opus, qui constitue de toute façon une histoire parfaitement compréhensible de façon tout à fait indépendante.

Niveau d’anglais : moyen.

Probabilité de traduction : les sacrifices sont à faire au nom de Père Perchoc, Roi des Profonds de Bretagne.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un autre avis sur ce court roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha, celle de,

Envie de soutenir le blog ?

Ce livre vous intéresse, vous êtes client d’Amazon et souhaitez soutenir le blog ? Passez par un des liens affiliés suivants pour votre achat, cela ne vous coûte strictement rien de plus !

VO : Acheter en version papierKindle

Si vous lisez sur Kindle, vous pouvez également soutenir le blog en vous inscrivant pour un essai gratuit de l’abonnement Kindle, via ce lien, et si vous audiolisez, vous pouvez aider le Culte en essayant gratuitement Audible via ce lien.

***

Retour à la page d’accueil

8 réflexions sur “The Tindalos asset – Caitlin R. Kiernan

  1. Ping : The Tindalos Asset – Caitlin R. Kiernan – L'épaule d'Orion

  2. Arf, justement je publie aujourd’hui mon avis sur Les agents de Dreamland.
    The Tindalos asset a l’air « diablement » intéressant, même si l’avis de Feyd calme un peu mon ardeur. J’attendrai de voir ce que fait Le Bélial avant de passer, ou pas, à la VO.
    Quant à trouver Dreamland « obscur » ou « dur à suivre parce la narration n’est pas linéaire » (comme je l’ai lu aussi), j’en rigole 🙂

    Aimé par 1 personne

    • Un personnage est lié aux Chiens, en effet, mais ils ne sont pas au centre de l’intrigue. C’est une des races majeures créées par Lovecraft lui-même qui l’est (les Chiens ont été créés par un des disciples de Lovecraft, Frank Belknap Long).

      J’aime

  3. Ping : [TAG] Autrices incontournables en SFFF | Le culte d'Apophis

  4. Ping : Apophis Box – Mai 2023 | Le culte d'Apophis

Laisser un commentaire