95 % de bouillie incompréhensible, suivis par 5% de pur génie
Black Helicopters est une novella écrite par Caitlin R. Kiernan, et se passant dans le même univers que Agents of Dreamland (dont le personnage principal, le Signalman, fait une apparition dans le chapitre 16). Malgré le fait qu’elle soit sortie hier, ce n’est pas une totale nouveauté, mais une version allongée (de cinq chapitres) et remaniée d’un texte sorti en 2015. Ce dernier avait en effet été limité en nombre de signes, et cette réédition a été pour l’auteure l’occasion d’ajouter à la fois des scènes envisagées à l’époque et « coupées au montage » faute de place mais aussi de faire le lien avec son travail récent en plaçant cette histoire dans le même contexte qu’Agents of Dreamland. Alors je vais anticiper un peu, mais clairement, ce qui a été ajouté ne sert pas à grand-chose (les chapitres 6 et 13, par exemple, relèvent de la catastrophe industrielle), et ce qui a été « remanié » ne l’a clairement pas assez été. Le très gros problème de cette nouvelle mouture, en effet, et très probablement de l’ancienne, est qu’elle est en très grande majorité incompréhensible, et ce sur de multiples plans. Seul l’avant-dernier chapitre donne une explication (et encore, il faudra vous accrocher pour comprendre, l’ami FeydRautha, qui l’a aussi lu, vous confirmera qu’on finit facilement en PLS sous son bureau, avec 98 points de SAN en moins), qui, et c’est un comble, pose finalement presque autant de questions qu’il n’en résout.
Je dois dire que la surprise a été à la fois rude, mauvaise et complètement inattendue : c’est le quatrième texte de Kiernan que je lis et critique en quelques semaines, et jusqu’ici, mon avis à leur sujet se baladait entre « excellent » et « tout ce qu’il y a d’honnête ». Bref, je ne m’attendais guère à lire ce qui pourrait être un sérieux prétendant au trophée de Razzie Apophien 2018, s’il existait (encore).
Univers
Il est facile, en apparence, à résumer : c’est un contexte Lovecraftien transposé au XXIe siècle, avec des agences d’espionnage / contre-espionnage combattant les menaces surnaturelles et ressemblant à celles du Cycle de la Laverie de Charles Stross. Sauf que… ce texte est supposé se dérouler dans l’univers du Signalman. Et que Agents of Dreamland est supposé être un prélude à Black ships seen south of Heaven. Sauf que les événements de Black Helicopters semblent ne pas pouvoir être compatibles avec ceux de cette dernière nouvelle ! (notamment dans le fait qu’il existe toujours des humains ayant colonisé l’espace dans les années 2150). Bref…
Personnages et intrigue
Le récit est principalement centré sur trois personnages, Ptolema, Bête et Ivoire, mais il y a aussi un grand nombre de personnages secondaires (dont le Signalman). La première est apparemment une femme qui vit depuis l’antiquité égyptienne (pourquoi ? comment ? Nous n’en saurons rien) et qui bosse pour Y, la contrepartie britannique de la Compagnie (agence fédérale secrète) pour laquelle travaille le Signalman (les hommes en noir, disons). Bête et Ivoire sont des jumelles, des albinos incestueuses dotées de très importants pouvoirs télékinésiques (et non, elles ne sont pas rousses, elles ressembleraient plutôt à Emma Frost). Il semblerait également qu’une femme correspondant à leur description ait été aperçue à proximité des événements apocalyptiques de grande envergure au cours de l’Histoire (Tunguska, Katrina, Hiroshima, etc)… y compris avant leur naissance (un hommage au Butterfly Man ?).
L’une d’elles, Ivoire, est sur une île au large de la côte du Maine, Deer Isle, qui, depuis août 2012 et l’apparition d’une « lumière hurlante » en mer, subit de très étranges phénomènes : épidémie mortelle, écoulement du temps modifié (on peut y accéder, sur le net, à des articles qui ne paraîtront que plusieurs mois plus tard…), ciel montrant une absence de lune et des constellations étrangères, et surtout un océan qui s’est mué en flaque d’immonde protoplasme dont jaillissent des créatures qu’un des protagonistes appellera Shoggoths (l’auteure a une jolie formule : « l’endroit est transformé en bouquin de Stephen King »). Elle est accompagnée par la petite-fille d’une cobaye d’un programme de la CIA des années soixante, une personne instable mais très douée avec les armes à feu surnommée Sixty-six (66).
Ivoire est obligée de mettre son pouvoir psi au service de ses mystérieux commanditaires, qui s’assurent de son obéissance par deux méthodes : d’abord, ils l’ont rendue malade (un cancer est évoqué), et lui fournissent les stupéfiants (elle en est à l’Héroïne) seuls capables de calmer sa souffrance pour un temps, avec les tueries qu’on lui demande de perpétrer (comme c’est pratique !) ; Ensuite, sa sœur jumelle et amante, Bête, est confiée à la garde d’une psychiatre, et on fait comprendre à Ivoire qu’elle sera violée, torturée ou tuée en cas de désobéissance. En réalité, c’est de son plein gré que Bête coopère.
Ptolema, elle, est à Dublin et doit rencontrer deux transfuges de « X », une autre officine occulte (dans tous les sens du terme). Tout un tas de groupes concurrents gravitent d’ailleurs autour des deux transfuges (deux femmes), de Ptolema et / ou des jumelles.
Bon, à ce stade, certains d’entre vous ne doivent pas trouver l’intrigue si incompréhensible que cela. Eh bien ils se plantent complètement. Parce que ce que je viens de vous expliquer n’est que le début du commencement de l’amorce de quelque chose d’atrocement convoluté, comme nous allons le voir. De plus, j’ai synthétisé des infos qu’on trouve un peu partout dans le novella : je peux vous assurer qu’en cours de lecture, il faut vraiment s’accrocher pour comprendre certaines choses.
Structure, narration
La narration est en effet prodigieusement exigeante : elle multiplie les points de vue, majeurs (ceux que je viens de vous présenter) et mineurs (une foule de personnages secondaires dont je ne vais même pas faire l’effort de vous parler tant ils ne servent finalement à rien ou quasiment), et entrelace des chapitres se baladant entre 1966 et… 2152, le gros se plaçant toutefois en 2012 (dont le 21 décembre, évidemment. Vous savez, la fin du monde selon ces bons à rien de Mayas, ayant un score en « Divination / astrologie » à peu-près aussi bon que celui de Paco Rabanne). Si dans Agents of Dreamland, c’était costaud mais bien fait et compréhensible, là en revanche le résultat est un immonde (et je pèse mes mots) gloubi-boulga de scènes dont la connexion entre elles met terriblement de temps à se dessiner (quasiment l’intégralité de la novella), qui, sur le moment, sont, pour certaines, incompréhensibles (en réalité, elles ne prendront leur sens que si vous relisez le texte après l’avoir achevé), dont l’écriture est parfois si obscure qu’on ne comprend rien à ce qui se passe (les fameux chapitres 6 et 13), et qui introduisent quasiment jusqu’au bout de nouveaux personnages dont on se demande bien à quoi ils servent.
Donc, en gros, vous allez passer 95 % du livre ou quasiment (le chapitre 18, par exemple, s’en tire beaucoup mieux que les autres) à ne pas comprendre le quart de ce que vous lisez. Et puis… arrive l’avant-dernier chapitre. Et là, Caitlin Kiernan vous donne les clefs de son histoire, et c’est… bluffant. Très exigeant à comprendre, mais bluffant. Maintenant, les questions à se poser sont de savoir si :
1/ Vous êtes prêt(e)s à vous prendre la tête 200 pages sur un texte auquel vous ne comprendrez rien pour avoir le plaisir de savourer deux pages de bonheur intense.
2/ Vous êtes prêt(e)s à relire ce roman court une deuxième fois avec les informations glanées à la première lecture.
Bref, je n’ai pas l’impression que ce texte, qui plus est en anglais et, qui ne sera, à mon avis, jamais traduit, va attirer beaucoup de monde, et ce sera à raison : pour moi Kiernan s’est complètement plantée, à la fois dans le texte de base, trop obscur, et surtout dans cette version allongée et révisée, où les ajouts ne servent à rien ou quasiment et où le travail de clarification qui aurait dû être fait n’a pas été réalisé. J’ai même l’impression que cette version 2.0 est encore moins compréhensible que celle de base, ce qui est tout de même un comble. Et en plus de clarifier, il aurait fallu diminuer la longueur plutôt que l’allonger (et pour rien, en plus) : un nombre effrayant de chapitres (anciens ou ajoutés) ne sert à rien et / ou peut être résumé en une seule phrase (du genre : « C’est le même univers que celui du Signalman », « Une des jumelles et Ptolema jouent encore à cache-cache un siècle et demi plus tard », « Sixty-six porte le nom de sa chambre d’hôpital psychiatrique et est la petite fille d’une jeune femme cobaye involontaire du programme MK-Ultra de la CIA »). Et bien sûr, le clou du spectacle, qui est, comme précisé plus haut, que ce texte contredit les deux autres (et surtout Black ships seen south of Heaven) auquel il a été rattaché ! Signalons d’ailleurs aussi l’auto-contradiction au sein d’un même texte, deux dates différentes étant citées pour l’apparition de la lumière verte au large de Deer Isle (12 et 20 août)…
Le souci est aussi que des tas de points restent inexpliqués, par exemple au sujet des deux transfuges, de la nature de X ou de Julia Set (personne, terme relatif au concept mathématique d’Ensemble de Julia -ce qui semble cohérent avec l’évocation répétée de l’effet papillon-, les deux ?), de la réaction de Nora, etc. Et pire encore, l‘explication finale, si elle éclaire certains points, pose finalement presque autant de questions qu’elle n’aide à en résoudre. Désolé de ne pas être plus précis, cela ne pourrait pas se faire sans divulgâcher horriblement. On remarquera toutefois l’habileté de l’ultime chapitre, qui est un reflet du neuvième.
Enfin, et la postface le prouve clairement, un problème majeur de ce texte est qu’il essaye de mélanger un nombre effrayant d’influences, et que ça ne fonctionne pas. En résumant et en simplifiant à la hache, on peut dire que nous avons un arc pouvoirs psi / magouilles de la CIA / mécanique quantique / théorie du chaos qui tente de cohabiter, sans grand succès, avec un arc Brume (Stephen King) à la plage / Lovecraft / Charles Stross. Séparément, les deux auraient parfaitement pu fonctionner (avec quelques… pardon, des efforts majeurs de réécriture), Agents of Dreamland est là pour le prouver, mais les deux ensemble, et 1258 autres références jetées par-dessus, encore ? Aucune chance !
En conclusion
Cette novella de Caitlin R. Kiernan, nouvelle mouture allongée et remaniée d’un texte paru en 2015 et qui se place dans le même univers (Lovecraftien / Strossien) que deux autres textes de l’auteure, est une épouvantable déception : horriblement convolutée et difficile à comprendre, elle n’offre qu’un court moment de bonheur lors de la révélation quasi-finale (elle-même très exigeante en terme d’effort de compréhension, d’ailleurs) de la nature réelle des protagonistes. Bref, à vous de voir si deux pages grandioses valent le coup de se taper près de 200 pages mélangeant bla-bla et prose incompréhensible.
Niveau d’anglais : moyen tendance élevée, avec des pointes occasionnelles à un niveau costaud / difficile. Signalons aussi l’emploi dans plusieurs chapitres d’autres langues que l’anglais : français, espagnol, hébreu, etc.
Probabilité de traduction : à mon avis, zéro. C’est tout simplement un texte trop mal fichu et exigeant pour le lecteur français de SFFF moyen.
Pour aller plus loin
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C’est de loin la meilleure explication de la recette originale du gloubi-boulga que j’ai lue.
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Encore un truc qui ne parlera qu’aux quadras dans notre genre ^^ (comme « reviens JPP, reviens ! »)
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Pour les incohérences, on peut en mettre certaines sur le compte du copy editing chez Tor. Kiernan s’en plaint sur son Live Journal. Sinon, les nouvelles de Kiernan sont avant tout, je trouve, des nouvelles à ambiance. Et elle assume son manque d’intérêt à en écrire une fin, tout en permettant aux lecteurs de tirer ce qu’il en peut.
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Tout à fait, elle les revendique d’ailleurs comme telles et se dit moins intéressée par les éléments d’écriture plus traditionnels (intrigue, etc). J’en parlais dans ma critique d’Agents of Dreamland. Il n’empêche que là, si même (sans nous lancer des fleurs) deux lecteurs de Weird expérimentés comme FeydRautha et moi n’en tirons quasiment rien, et avec les pires difficultés qui plus est, c’est qu’il y a clairement quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce texte précis. Surtout que je n’ai pas eu ce sentiment ni dans Agents of Dreamland, ni dans Black ships seen south of Heaven, ni dans L’autre modèle de Pickman.
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J’avais déjà testé un roman à la trame compliquée et où il faut accepter l’incompréhension : le Déchronologue de Stéphane Beauverger, où les chapitres sont espacés dans le temps et où l’on fait sans cesse des allers et retours entre passé et futur. Mais j’avais trouvé l’expérience plaisante et la plume de l’auteur assez riche et prenante. Mais là ce sera sans moi !
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Je pense qu’il faut bien différencier d’une part les trames exigeantes / les livres où les éléments de compréhension (des termes spécifiques à l’univers, par exemple) ne sont donnés que très progressivement, et d’autre part ceux où le lecteur a le sentiment de ne quasiment rien comprendre à ce qui se passe jusqu’à la toute fin (voire dans certains cas même après avoir fini le livre). Nous sommes clairement dans ce cas là ici, tout simplement parce que même dans le cas d’un lecteur expérimenté et habitué aux structures tortueuses, c’est avec un bien mince plaisir qu’on achève ce livre (si même il y en a un), et on en retire un sentiment d’expérience pénible plus qu’intéressante ou enrichissante. Être cryptique, pourquoi pas, mais l’être au point de perdre son lecteur, je ne suis pas persuadé que ce soit une technique viable.
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Certes !
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Personnellement, la trame complexe de ce roman, avec une chronologie éclatée entre 1966 et 2152, j’ai adoré. J’ai trouvé que c’était un des poins forts du roman. Le problème est que le contenu des chapitres est incompréhensible. Notamment deux chapitres, les 6 et 13 comme relevés par Apophis, relèvent de la fourberie intellectuelle (voire du rapport intime et réprouvé par la morale sur les diptères). Il est facile de vouloir se donner des prétentions littéraires et d’écrire n’importe quoi pour faire « contemporain », tout le monde peut le faire. Il est beaucoup plus difficile d’écrire une histoire complexe mais cohérente pour le lecteur. Je crois que Caitlin Kiernan s’est un peu monté la tête quand Jonathan Strahan lui a proposé de réécrire sa nouvelle et s’est magistralement plantée.
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