We are the dead – Mike Shackle

Grim, grim, supergrim ! *

* comme aurait pu le dire le staff de Ruby Rhod.

we_are_the_deadMike Shackle est un auteur britannique vivant actuellement à Vancouver. We are the dead est son premier roman, ainsi que le tome inaugural d’un cycle appelé The last war. Alors que la tendance Hopepunk (SFF optimiste conçue comme une réponse au Grimdark) prend de plus en plus d’ampleur, Shackle va dans le sens opposé, proposant un bouquin qui ferait passer Le trône de fer pour une novélisation des Bisounours. En clair, il s’agit d’une Dark Fantasy extrême dans sa chronique sans concessions de ce qui arrive quand un pays est vaincu et livré à la cruauté et à la rapacité de ses ennemis jurés. D’ailleurs, un des Grands Maîtres du genre ne s’y est pas trompé ; voilà ce qu’en dit Glen Cook en personne : « Le meilleur livre que j’ai lu depuis des années. Erikson, Martin et Rothfuss vont devoir faire de la place au bar. Un joyau. » Pour ma part, je vous dirais que pour l’instant, c’est le meilleur roman de Fantasy que j’ai lu en 2019, avec The rage of dragons. Mais je vous conseillerai aussi, si vous lisez l’anglais, de bien être conscient de ce dans quoi vous vous engagez, car c’est vraiment un bouquin sans concessions (ou presque).

Univers

Il est relativement facile à résumer : au sud, Jia, pays de vague inspiration asiatique, défendu par une noblesse guerrière appelée Shulka (50 % Samouraïs; 50 % Hoplites ; signalons qu’il y a aussi une petite touche scandinave, avec la notion de Sekanowari -la « Guerre finale »- qui évoque le Ragnarök), où la magie était jadis surpuissante (permettant d’élever une forteresse d’un geste de la main, par exemple) mais a aujourd’hui en grande partie disparu (le magicbuilding sera expliqué assez tardivement dans le livre : il fonctionne, mais est assez singulier. Il a par contre le gros intérêt d’expliquer d’une façon très logique le flux et reflux du pouvoir arcane. Je vous laisse découvrir la chose par vous-même). On y adore quatre divinités. Le pays est séparé de ses voisins, les Egril, par une étroite vallée qu’il a été facile de barrer par une haute muraille et de défendre depuis des lustres. Et ce d’autant plus que l’ennemi est formé de barbares n’ayant aucune tactique, un armement ridicule, et est divisé en clans rivaux. Ils adorent le dieu des ténèbres, Kage.

À Jia, tout n’est cependant pas tout à fait rose : les Shulkas sont vus comme arrogants et dangereux, prompts à punir la moindre offense d’une potentielle décapitation sommaire, et prélevant 50% des revenus de la population.

Structure, base de l’intrigue – 1

Le roman est divisé en neuf parties : la première vous présente trois des personnages (il y en aura d’autres) et décrit le jour où les Egril envahissent Jia et, contre toute attente, écrasent le pays et la plupart de ses voisins en une dizaine de jours maximum, formant un Empire. Là encore, je vous laisse découvrir peu à peu de quelle manière cela s’est opéré dans le livre. Les huit autres parties se passent six mois après l’invasion, et décrivent chacune une journée d’une semaine fatidique. Elles vont introduire d’autres personnages, protagonistes ou un antagoniste (pas LE grand ennemi mais quelqu’un pouvant nous donner le point de vue du camp des méchants).

Dans la première des parties, celle qui se déroule le jour où se produit l’attaque, on fait la connaissance de Tinnstra, fille et sœur des plus célèbres Shulkas de Jia, mais sur le point de se faire virer de l’Académie militaire pour couardise, le plus terrible des déshonneurs dans cette caste militaire. Nous découvrons aussi Jax, le général en charge de la défense de la passe séparant Jia des Egril. Nous suivons enfin Dren, un adolescent du port de Kiyosun (le plus méridional du pays) qui se fait attraper par les Shulkas alors qu’il vient de redécorer le mur de leur caserne avec un dessin d’un membre viril (il les méprise). Ce personnage est l’exact opposé de Tinnstra : lui est issu du peuple et pas d’une famille prestigieuse, et surtout, il n’a peur de rien, même (et surtout) quand il faudrait, pourtant (il apprendra plus tard dans le récit…). Et dans les trois cas, une lumière, un bruit, et…

Une petite remarque, en passant : Tinnstra ne veut pas devenir un tueur sans âme, dont la vie ne tourne qu’autour de l’aspect martial, mais avoir des sentiments, des expériences. Voilà une attitude d’objecteur de conscience qui, en plus du cadre militaire, rapproche ce roman de The rage of dragons, dont je parlais plus haut.

Sur un plan bassement matériel, à part lors du prologue spécifiquement consacré au début de l’invasion, un seul point de vue est adopté par chapitre. Signalons toutefois que dans de rares occasions, certains personnages sont vus par les yeux d’un autre.

Base de l’intrigue – 2

Après cette courte introduction (le sujet du livre est ce qui se déroule pendant l’occupation, après tout, pas l’invasion elle-même), nous retrouvons ces personnages, six mois plus tard. Jia (tout comme, désormais, les trois quarts du monde connu) est sous la coupe cruelle des Egril, qui, parce qu’ils portent des masques en forme de tête de mort (Shackle doit être fan des Grandbretons de Moorcock…), sont surnommés les Skulls (les crânes). Tinnstra, toujours caractérisée par sa couardise, fait tout ce qu’elle peut pour survivre dans la capitale du pays, Aisair, et surtout ne pas se faire remarquer. Jax, malgré un bras perdu (on remarquera d’ailleurs que deux personnages handicapés – son fils est en fauteuil roulant- dans un roman de Fantasy -à part à la rigueur des aveugles-, c’est plutôt rare), est le chef des Hanran, la résistance de Kiyosun. Dren, lui, veut se venger de l’envahisseur, avec son cousin et d’autres jeunes ou adultes qui ont tout perdu lors de l’invasion (ses parents sont morts). Il a mis la main, grâce à un concours de circonstances, sur une des armes secrètes des Egril, des boules de métal de la taille d’un fruit qui, quand on répand un peu de sang dessus, génèrent au bout de quelques secondes une énorme explosion, mais rendent malade quiconque est en contact avec elles, même à l’état inerte, trop longtemps. Ce chien fou recourt à des tactiques extrêmes (comme des attentats-suicide), tuant en moyenne deux fois plus de Jians que d’Egrils, et les Hanran locaux ne peuvent pas coopérer avec lui car il les tient pour des incompétents qui non seulement n’ont pas réussi à empêcher les Skulls de gagner, mais qui en plus « ne font rien » maintenant qu’ils sont entrés en résistance (dans sa vision puérile des choses, il ne peut concevoir que le coup d’éclat, que l’action qui se voit ; il ne comprendra l’intérêt de la planification à long terme et de faire dans le feutré que plus tard -à la dure-).

Dans la troisième partie (Jour 2), nous faisons la connaissance de deux nouveaux personnages : il y a tout d’abord Yas, qui, pour pouvoir nourrir son fils Ro, dont le père a été tué lors de l’invasion, ainsi que sa propre mère, va devoir travailler comme femme de ménage au quartier général des Egril à Kiyosun. Nous découvrons par ailleurs Darus, un Egril qui est un des Élus de l’Empereur Raaku (un type qui est supposé descendre du dieu Kage), qui donne à ceux qu’il a ainsi choisi un pouvoir qui se révélera différent pour chacun d’entre eux. Darus a reçu celui de soigner n’importe quelle blessure, que ce soit sur lui ou sur les autres. Et cela va très loin : il peut revenir à la vie après avoir été quasiment carbonisé, faire ressusciter une personne empoisonnée, faire repousser des membres amputés, etc. Sa redoutable sœur, Skara (qu’il déteste), a reçu, elle, le don de voler et de se téléporter. Les deux Egril sont de gros tarés sadiques qui doivent nous donner le point de vue de l’occupant sur les événements.

Au début, on ne voit pas bien ce qui relie ces personnages ou ce dont l’intrigue va parler (même si les thématiques, elles, sont claires comme de l’eau de roche -voir plus loin-), car certains sont dans la capitale tandis que d’autres sont dans le port de Kiyosun, à des centaines de kilomètres, et car tous ne sont pas dans la Résistance (au début, du moins). Puis, petit à petit, l’auteur les met en relation les uns avec les autres, et tout se déroule ensuite selon une partition limpide et d’une redoutable efficacité.

Personnages

Si Darus est très convenu (trop, sans doute -voir plus loin-), les autres personnages sont tous très intéressants. C’est Tinnstra qui, la première, retient l’attention du lecteur : en effet, elle bat en brèche le stéréotype de l’héroïne courageuse parce que justement, elle est caractérisée par sa peur, le fait d’être la couarde dans une famille d’icônes militaires, avant tout. Lorsque l’invasion commence, elle se fait virer de l’académie des Shulkas parce que lors d’un combat dans l’arène, elle a fui, abandonnant ses camarades à leur sort, un acte jugé si vil dans une telle caste militariste qu’il est impardonnable. Post-invasion, la jeune femme (dix-neuf ans) va également être caractérisée par le même genre de comportement, priant le dieu Kage non par conviction mais pour ne pas contrarier l’envahisseur, mentant aux commerçants (« je vous rembourserai demain, c’est promis ! ») sans jamais avoir l’intention d’honorer ses dettes et feignant les larmes pour avoir à manger, et surtout ne s’impliquant pas dans tout ce qui pourrait la faire remarquer, à commencer par la Résistance. Au début de la partie post-invasion du livre, elle représente ceux qui baissent la tête et acceptent leur sort, par lâcheté. Son mantra, partagé par bien d’autres, est « Il vaut mieux que quelqu’un d’autre souffre ». Elle déclare : « Il vaut mieux se soumettre, accepter que les Egril sont maintenant nos dirigeants, pour survivre » ; on est loin de l’intrépide protagoniste féminine badass tellement à la mode depuis quelques années !

Évidemment, vous vous doutez bien que les choses vont changer, et c’est la façon dont l’auteur va la conduire à prendre un rôle plus actif et dépasser sa peur qui est intéressante. L’évolution de la plupart des personnages est d’ailleurs un des points les plus fascinants du récit : Dren, chien fou menant ses actions meurtrières dans son coin, est une épine dans le pied des Shulkas, qu’il prend pour des lâches et des bons à rien ; on verra la façon dont sa vision de la situation, puérile et simpliste, va évoluer, et dont son paradigme va changer. Jax, lui, va passer de Général sans peur à un homme de plus en plus brisé, d’abord par la mutilation, puis par… mais vous verrez ça dans le livre. Mais c’est peut-être Yas qui retient le plus l’attention : à elle, qui va travailler comme femme de ménage pour l’ennemi, au risque de se faire tuer par les plus radicaux des Résistants (pour qui bosser pour survivre et nourrir sa famille est assimilable à de la collaboration), les Hanran vont demander, puis imposer (via le plus vil des chantages), d’abord des renseignements, puis une part plus active dans leurs actions. Jusqu’à placer la jeune mère devant un horrible dilemme ! (et je pèse mes mots…).

Le plus intéressant là-dedans est la relation entre les protagonistes (et je dis bien protagonistes) : l’un d’entre eux va essayer de tuer un des autres, qui va lui rendre la pareille ; les Hanran vont faire du chantage à Yas, et Tinnstra, va, dans un premier temps, refuser de travailler avec eux. Comme pour la psychologie des personnages, leurs relations sont tout aussi évolutives. Et tendent vers la même idée : lorsque votre pays a été vaincu, envahi et livré à des monstres, il faut dépasser ses peurs, ainsi que sa tendance égoïste à ne s’occuper que de soi ou du bien-être de sa famille. Comme l’aurait dit Spock, les besoins de la multitude passent avant ceux de la minorité. Et cela va être illustré d’une façon aussi magistrale que poignante par la relation entre Jax et son fils Kaine (au passage, je me demande si ces noms ne sont pas un clin d’œil à Jax Teller et son fils Abel).

Thématiques

La thématique sociale est la première qui apparaît : avant même l’invasion, l’auteur vous parle de la façon dont les Shulkas asphyxient économiquement le pays et règnent dessus d’une main de fer, décapitant le peuple à la moindre offense. Après l’attaque éclair et la reddition en une grosse semaine, par contre, la thématique centrale est liée à l’occupation et la Résistance. Les Egril, en caricaturant à peine, combinent les pires traits des Talibans et des Nazis (les Élus rappellent plus ou moins la SS-Totenkopfverbände, notamment dans le symbolisme des uniformes -noirs, avec des symboles de grade en forme de crâne, etc-) : ils imposent non seulement l’adoration exclusive de Kage (les quatre divinités de Jia étant qualifiés de « faux-dieux » -coucou Teal’c-), mais aussi d’être présent aux services religieux, et tout manque de foi ou d’assiduité est puni par la mort. Et d’ailleurs, il donnent la mort très facilement, encore plus que les Shulkas, pour le moindre prétexte, voire juste pour s’amuser. Sans compter que tout Egil tué par la Résistance entraîne, en représailles, la pendaison de dix Jians pris au hasard, le plus souvent. On notera d’ailleurs avec intérêt que leurs soi-disant prisonniers « Hanran »… n’en sont en réalité pas !

L’auteur décrit très bien le joug Egril : les check-points, le couvre-feu, le fait qu’ils s’accaparent toute la nourriture (qui est devenue si rare que des bagarres peuvent éclater pour une poignée de carottes, même entre personnes se connaissant depuis toujours : l’amitié est devenue un luxe que bien peu de gens peuvent se permettre), qu’ils tuent tous ceux qui pourraient constituer une menace, les viols ou encore les attouchements au prétexte de palpations de sécurité, les tortures (parfois juste par sadisme, sans réellement chercher à obtenir des informations), les arrestations arbitraires, le fait qu’un très grand nombre de personnes disparaissent de la surface de la planète sans laisser la moindre trace, etc. On pourrait donc croire à un roman très manichéen, les gentils Hanran contre les immondes Egril, mais l’auteur désamorce en bonne partie cela (mais voyez plus loin tout de même), notamment en montrant des dissensions au sein des différentes composantes de la Résistance (la bande de Dren / les Hanran), pouvant aller jusqu’à la lutte armée ou le meurtre entre elles ! Elle montre aussi que les Hanran sont vraiment prêts à tout pour porter un coup aux Egril, y compris à se comporter envers les Jians (et particulièrement Yas) de la façon la plus impitoyable qui soit. C’est d’ailleurs un axe de développement des personnages : si votre pays était conquis, que seriez-vous prêt à sacrifier pour le libérer ? Votre vie, celle de vos enfants, celles de vos collègues de travail, celles des passants, voire celles de vos compagnons d’armes ? Car Dren considère l’attentat-suicide comme une tactique tout à fait envisageable (il est d’ailleurs étonnant de voir ces quasi-Talibans que sont les Egril être les victimes d’explosions déclenchées par des kamikazes !), ou le fait de manipuler une veuve psychologiquement fragile ou une gamine de douze ans sous l’angle « la fin justifie les moyens ». Bref, comment rendre à votre nation sa liberté sans y perdre votre âme ?

Il montre aussi le brassage social entraîné par une occupation : alors que les Shulkas étaient tous nobles et méprisaient la populace, les Hanran comprennent aussi des personnes, hommes ou femmes, issus d’autres couches de la société Jia, et ils ont noué des liens étroits autant qu’interlopes avec le syndicat du crime (et les contrebandiers), les mystérieux Weeping Men (non, rien à voir avec Rembrandt Brown !), alors que ces derniers étaient les ennemis jurés des Shulkas. Dans une perspective connexe, le cousin (et lieutenant) de Dren se dit heureux que l’invasion ait eu lieu et espère que les Egril ne seront jamais vaincus, car leur arrivée lui a donné une liberté de ne plus obéir à personne (ses parents, par exemple), de tuer qui lui déplaît, de semer le chaos, de ne pas travailler, bref d’être un électron libre, qu’il n’aurait jamais eue autrement !

L’auteur décrit enfin la façon dont certains Jians voient leurs compatriotes comme des collaborateurs, des traîtres, alors que dans un cas, il s’agit juste d’un tavernier qui, pour ne pas avoir d’ennuis, sert à boire aux soldats Egrils, et que dans l’autre, il s’agit de Yas, qui leur sert de femme de ménage, pour pouvoir donner à manger à son nourrisson et à sa propre mère (alors que l’économie s’est effondrée et que l’occupant détourne l’écrasante majorité de la becquetance à son profit), ce qui, convenons-en, est loin de la trahison à la patrie ! Enfin, Shackle mentionne des femmes tondues et dénudées publiquement pour avoir accordé leurs faveurs à l’occupant. Il faut toutefois nuancer en disant que l’auteur précise clairement que certains trahissent effectivement Jia et sont indubitablement des collabos. Le point vraiment intéressant est que les Jians ont l’impression d’être pris entre deux feux ; un exemple : porter un masque, comme les Skulls, est un signe de dévotion à Kage, donc, en montrant sa piété, d’être vu par les Egril sous un jour favorable sans pour autant trahir son pays (dans le même ordre d’idée, la plupart des maisons arborent un drapeau Egril, non pas par loyauté, mais une fois encore pour se protéger) ; d’un autre côté, pour un Hanran, surtout les Shulka parmi eux, c’est un signe de collaboration, ou au moins de soumission, et donc la possibilité d’avoir de gros ennuis (du type lame dans le bidou). Que faire, dans ce cas ? Et côté Dren, c’est encore pire : lui déteste encore plus les collaborateurs que les Egril !

Ambiance et réalisme

Il me faut maintenant parler de deux points capitaux du récit : son ambiance, et son réalisme. Premier point, comme dit en introduction et suggéré dans le reste de cet article, nous ne sommes définitivement pas là pour rigoler. L’ambiance est extrêmement noire, cruelle, et, pendant une grosse partie du récit, nihiliste et désespérée (les Egril sont tellement puissants que rien ne peut leur porter des coups, encore moins les chasser de Jia). De plus, l’auteur décrit avec un réalisme glaçant de nombreuses scènes de torture, d’attentats et le sadisme des Egril, particulièrement de Darus et de sa sœur Skara. Signalons par contre que contrairement à ce que l’on pourrait penser, il est plus soft que certaines œuvres de Grimdark sur la question du sexe : il y a bien une tentative de viol et des attouchements, mais cela va moins loin que chez d’autres auteurs. On notera aussi l’effroyable origine de certaines des « armes secrètes » des Egril, dont je ne vais pas plus parler histoire de vous laisser le « plaisir » de la découverte. Ce n’est clairement pas le roman qu’on conseillera à quelqu’un en recherche d’une Fantasy légère, optimiste ou d’une lecture détente / feel good : c’est un bouquin noir, cruel, et surtout réaliste. Et c’est justement son réalisme, la profondeur et le côté sans concessions de ses thématiques qui m’a séduit et qui en fait, pour moi, un roman d’une grande intelligence.

Quand je parle de réalisme, je ne veux pas évoquer une absence de magie ou de créatures fantastiques, mais bel et bien des réactions des différents personnages, qui ne sont pas idéalisées comme dans nombre d’autres genres de la Fantasy mais qui correspondent à ce qui se passerait vraiment dans la vie réelle. Par exemple quand Jax ordonne la mort de Dren et que les Hanran passent réellement à l’acte, quand un personnage est torturé et finit par parler, quand un personnage soupçonné d’avoir trahi la cause est agressé par ses propres camarades ou quand Tinnstra, qui doit mener une gamine de quatre ans en sécurité, se retrouve en sérieux péril quand la petite fille refuse d’avancer et lui met des bâtons dans les roues alors que la jeune femme a les Egril aux trousses. Tout comme Tinnstra ne correspond pas au stéréotype de l’héroïne courageuse, l’enfant en question ne correspond pas à celui, encore plus détestable, de la fillette pleine de bonne volonté et sage / intelligente comme une adulte alors qu’elle sort à peine du stade des couches, en caricaturant.

Plus généralement, la tension dramatique qui traverse ces pages est absolument énorme : comme chez G.R.R. Martin (et dans le meilleur de la -Grim-Dark Fantasy dans son ensemble), vous tremblez réellement pour les personnages, parce que vous comprenez vite qu’il n’est pas du tout garanti qu’ils échappent au viol, à la mutilation, à la torture ou à la mort. La puissance émotionnelle de certaines scènes (les deux empoisonnements…) est tout bonnement époustouflante. Et vu que le rythme et les rebondissements se font de plus en plus haletants, le roman se fait aussi de plus en plus intéressant au fur et à mesure que l’on avance. Et ce d’autant plus que vous êtes réellement dans la tête des personnages, dont vous ressentez les peurs, les doutes, la honte, etc. Sur le plan de la psychologie, on a vraiment affaire, surtout dans le cadre d’un premier roman, à quelque chose de tout à fait exceptionnel (et je pèse mes mots). Bref, la forme, acérée, vient tout à fait magnifier un fond thématique comme on l’a vu très riche.

Quelques menus défauts

Même s’il s’agit d’un roman tout à fait impressionnant, il reste quelques défauts tout de même : celui qui m’a le plus dérangé est que si les dissensions et le côté fanatisé de la Résistance la rendent réaliste, les Egril m’ont paru pour le moins manichéens. À part un minuscule épisode, tout à fait mineur (un officier qui recadre ses hommes), nous n’avons pas, par exemple, le point de vue d’une éventuelle « Cinquième Colonne » ou plus généralement de gens qui, dans l’Empire Egril, ne sont pas d’accord avec la politique menée, notamment sur la façon dont est gérée l’occupation. Ce côté monolithique m’a un peu dérangé pour de la Dark Fantasy (où les nuances de gris se substituent au tout blanc ou tout noir), même s’il n’a rien de rédhibitoire vu que côté Résistance, par contre, on est très loin du manichéisme.

Ensuite, la fin est extrêmement prévisible, certains passages avec la gamine que j’évoquais plus haut sont tout de même un poil gnan-gnan, et la façon dont Dren ou, surtout, Tinnstra évoluent, si elles ne sont pas irréalistes et sont plutôt bien amenées, relèvent tout de même de ficelles un peu grosses. Et que dire du coup de l’épée (vous comprendrez en lisant ce roman), qui fait sourire tant il se voit venir à des kilomètres ?

Quoi qu’il en soit, absolument rien de majeur, cela reste un (premier !) roman tout à fait magistral, et surtout, il n’y a rien qui ne puisse facilement être réglé dans les tomes 2+ (que j’ai rudement hâte de lire, du coup). Même si on sent la grosse ellipse temporelle venir.

En conclusion

Le principe de ce roman, le premier de son auteur et l’ouverture d’un cycle, est simple : le pays des « gentils » (mais pas tant que ça, en fait) a été écrasé (c’est réglé dans le prologue), voyons l’occupation (par des gens que dans le milieu du Jeu de rôle, on qualifierait de bi-classés Talibans / Nazis) et la résistance dans le reste du bouquin. Occupation extrêmement dure (arrestations arbitraires, viols, massacres, population affamée, tortures, etc) et Résistance prête aux pires saloperies pour tuer un seul Egril (alors les chasser…), y compris à supprimer les cellules dissidentes, à recourir aux attentats-suicide, à empoisonner des centaines de personnes pour en libérer une seule, etc. Bref, contrairement à l’air du temps, orienté, tout au contraire, vers le Hopepunk (SFF optimiste), Mike Shackle nous offre un roman « Overgrimdark », qui va beaucoup plaire à ceux d’entre vous qui sont en recherche d’une fantasy aussi réaliste, adulte et coup de poing que possible, mais qui va horrifier les autres, ceux qui poussent déjà des cris d’orfraie à la vue d’un GoT pourtant souvent (mais pas toujours) plus soft. On soulignera que la tension dramatique est exceptionnelle, tout comme la psychologie / l’évolution des personnages et le fond thématique. Bref, voilà un premier roman absolument magistral, sans nul doute une des sorties de l’année en Fantasy VO.

Niveau d’anglais : aucune difficulté.

Probabilité de traduction : c’est tellement noir et tellement peu dans l’air du temps Hopepunk et post-GoT que je ne parierais pas vraiment là-dessus.

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31 réflexions sur “We are the dead – Mike Shackle

  1. « Hopepunk » : encore un nouveau terme de classification appris grâce à Apophis, merci !
    Mais sans connaître cette appellation je sentais bien que depuis un petit moment on allait dans ce sens-là : une SFFF fondamentalement optimiste, à rebours des dystopies et du grimdark (et du monde réel, aussi). Tant mieux si certains auteurs ne suivent pas ce courant. Et espérons que tu te trompes sur les faibles probabilités de traduction de ce roman, qui a vraiment l’air d’en valoir la peine.

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  2. Côté hopepunk, je trouve qu’il n’y en a pas plus qu’avant : la mode reste majoritairement aux dystopies et à la DF pas ultra-noire, mais bien noire quand même.
    Le tout quand on s’en éloigne, c’est d’avertir le lecteur sur ce qu’il risque de lui tomber dessus si le monde sombre dans le chaos, et pas faire de la boucherie pour la boucherie, et ce livre m’a l’air bien trop intelligent pour tomber dans cet écueil. J’aurais quand même une réserve sur « Il fut un temps où la magie était puissante, mais elle a presque disparu » : j’ai l’impression que ça va faire pas mal d’auteurs qui font le coup parce qu’ils ne savent pas trop comment elle marche ni comment pourrait fonctionner une société où elle serait très présente.

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    • Non et non. Premièrement, l’Hopepunk est apparu (ou disons a été formalisé) il y a deux ans, donc dire « il n’y en a pas plus qu’avant » n’a aucun sens. Deuxièmement, c’est, bien au contraire, une tendance en énorme développement dans la SFF ANGLO-SAXONNE (pas seulement littéraire, mais aussi ciné, TV, etc) : se fier à ce qui se passe dans le microcosme francophone, qui est une goutte d’eau dans l’océan des publications en anglais et qui a de toute façon souvent deux guerres de retard sur les dernières tendances US/UK en matière de SFF (cf la Fantasy à poudre), n’a rien de pertinent. Et non, dans ce cas précis, l’auteur offre une explication précise au flux et reflux de la magie, et ce mécanisme n’a rien d’un gadget pour je-m’en-foutiste, vu qu’une partie de l’intrigue de ce tome 1 (et très probablement du tome 2) repose dessus. C’est d’ailleurs pour ça que je me suis bien gardé d’en dire trop sur le magicbuilding, pour ne pas spoiler.

      Sinon, pour se cultiver sur l’Hopepunk :
      https://www.vox.com/2018/12/27/18137571/what-is-hopepunk-noblebright-grimdark

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  3. Hopepunk? Cool cela me donne de l’espoir, allons-nous vers de la littérature moins déprimante ?

    Ton titre m’a fait un peu peur. Je me disais que cela serait peut-être trop noir (glauque?) pour moi. Mais finalement tu me rassures tout au long de ta critique. Je le coche donc, en espérant une traduction chez Bragelonne.

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  4. Dommage qu’une traduction soit peu probable mais si l’anglais est assez simple à comprendre… Je l’ai noté dans mon carnet et je verrai dans quelques mois, quand j’aurais fait baisser ma PAL, pour me l’acheter (et peut-être que d’ici là, une traduction sera annoncée, sait-on jamais ^^).
    Merci pour la découverte =)

    Aimé par 1 personne

    • La probabilité de traduction reste une estimation de ma part, basée sur ce que je sais des critères de sélection de telle ou telle maison d’édition ou du suivi des tendances actuelles en SFFF. Je me suis déjà planté, dans un sens comme dans l’autre 😉

      Sinon, oui, je te confirme que ce roman ne présente pas la moindre difficulté en anglais.

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  5. Ping : Prix Apophis 2019 | Le culte d'Apophis

  6. Ping : Queen of the conquered – Kacen Callender | Le culte d'Apophis

  7. J’étais passé à côté de cette critique (vu grâce à la « prochaine lecture » du T.2), ta critique m’a poussé à la consommation (ainsi que la couverture :)) !
    Toujours un doute sur l’anglais mais le kindle avec le dico intégré facilite les choses.

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  8. Ping : A fool’s hope – Mike Shackle | Le culte d'Apophis

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