Isolation – Greg Egan

Vertigineux

isolation_eganIsolation est le deuxième roman publié par Greg Egan, en 1992 en VO et en 2000 en VF, après An unusual angle. On ne présente plus l’écrivain australien, le nom le plus prestigieux dans un sous-genre, la Hard SF, qui ne manque pourtant pas d’écrivains de génie (Baxter, Watts, Reynolds, Rajaniemi, Clarke, etc ; si besoin, voyez mon Guide de lecture). Et à la lecture de ce livre, on comprend pourquoi : Egan pulvérise les frontières, fait preuve d’une audace folle et jongle avec un naturel désarmant avec des concepts scientifiques pointus. On signalera d’ailleurs qu’une bonne moitié du bouquin ne laisse pas vraiment présager à la fois l’ambition mais aussi la difficulté de ce qui nous est proposé. Isolation commence comme une SF d’enquête Postcyberpunk (Nanopunk, pour être précis) lisible par tous avant de prendre un virage radical aux alentours de la page 175, pour se transformer en une Hard SF Posthumaniste très exigeante mais aux implications absolument vertigineuses. Vous êtes donc prévenu, ne vous lancez pas là-dedans à la légère (ou si vous êtes novice en Hard SF), même si l’australien a proposé, il faut être honnête, bien plus ardu que ce roman, et qu’avec un peu de bonne volonté (et éventuellement quelques connaissances en physique quantique), il reste compréhensible.

Dans la cage *

* Olympic airways, Foals, 2008.

Le roman se déroule en 2068. Trente-trois ans auparavant, le Système Solaire a été enfermé dans une Bulle aux propriétés similaires à celles de l’horizon des événements d’un Trou noir, qui l’empêche de percevoir l’univers extérieur. C’est une sphère parfaite centrée sur le Soleil, de 12 milliards de kilomètres de rayon. A priori, on pense qu’elle a été érigée par des extraterrestres pour nous isoler, mais pourquoi, on ne le sait pas. Après une flambée de violence dans le sillage de son apparition, des mouvements sectaires et terroristes ont vu le jour, qui tuent au nom de leur idéologie de déments encore aujourd’hui. Cependant, la plupart des gens se sont faits à la disparition des étoiles du ciel (qui a des conséquences moins apocalyptiques que chez Clarke  😉 ) et au fait que nous ne sommes pas seuls dans l’univers, et vivent leur vie presque comme avant. Notez qu’Egan ne s’étend pas vraiment sur les conséquences sociologiques du phénomène, elles sont traitées mais sans plus.

La technologie a évidemment beaucoup évolué, avec notamment la mise au point de ce que l’on appelle des « mods », terme auquel il faut donner la même signification que dans les jeux vidéos, par exemple, c’est-à-dire une extension ou modification (d’où le nom) d’une architecture logicielle existante. Sauf qu’ici, le mod est nanotechnologique, et que le « programme » qu’il réécrit est… le cerveau humain (notez que l’auteur en cite au moins un qui modifie aussi le reste du corps, en créant des émetteurs / récepteurs infrarouges dans les mains). Le but de ces mods peut être très variable : permettre au narrateur de converser avec une copie virtuelle de sa femme morte, installer un désir profond / une puissante motivation d’accomplir un certain but (s’élever sur le plan spirituel, professionnel, devenir riche), la loyauté envers une organisation ou une cause, ou encore de pouvoir fonctionner rationnellement et efficacement en écartant l’émotion, la faim, le sommeil, etc, par exemple lorsqu’on est policier ou agent de sécurité (le même genre de technologie est utilisé par Ken Liu dans Le regard). Bref, une version technologiquement plus aboutie de ce qu’on trouvait déjà dans Gravité à la manque de George Alec Effinger.

Base de l’intrigue

Le récit est narré à la première personne du singulier par Nick Stavrianos, un privé et ancien policier. Il a été engagé (anonymement) pour retrouver la trace de Laura Andrews, 32 ans, qui a mystérieusement disparu de la maison de santé de Perth où elle était prise en charge. Ce qui paraît très improbable, à la fois à cause du fait qu’elle ne possède pas de fortune qui aurait pu motiver un kidnapping et qu’elle est handicapée mentale à un point tel qu’elle n’est même pas capable d’ouvrir une porte toute seule.

Au terme d’une minutieuse enquête, Nick finira par retrouver sa trace dans l’immeuble d’une société de New Hong Kong. En effet, après la rétrocession de l’original et l’invasion de Taïwan par la Chine, des réfugiés (thème récurrent chez Egan, cf Cérès et Vesta par exemple) refusant l’impérialisme ont obtenu des territoires dans le nord de l’Australie, fondant ainsi une prospère ville-État de douze millions d’habitants. Sauf qu’en pénétrant dans l’immeuble en question, Nick va se faire prendre. Et là…

Page 175 : un nouveau roman commence ! 

Les 175 premières pages forment donc une SF d’enquête Postcyberpunk (Nanopunk) avec un protagoniste appelé Nick Stavrianos, parfaitement compréhensible même pour quelqu’un qui n’est absolument pas féru de Hard SF. Sauf qu’au détour de la page 175 (environ), on a le sentiment qu’un second roman commence, et non pas simplement une autre partie du même livre (signalons d’ailleurs que la chute de la fin de la première est assez vertigineuse dans ses implications). Et là, on bascule dans une Hard SF Posthumaniste de très haute volée, typique de ce que seul Egan et Rajaniemi sont capables de proposer. De plus, il y a un point complètement bluffant à propos du protagoniste de cette deuxième phase : il s’appelle toujours Nick Stavrianos, mais ce n’est plus le même personnage. Je ne peux pas vous expliquer pourquoi sans spoiler, mais disons que ce n’est que le début, puisque ce Nick Stavrianos 2, issu du 1, va se transformer encore une fois en Nick Stavrianos 3, puis 3 + quelqu’un d’autre, puis 3 + 3 puissance n, puis 3 + l’Humanité. Oui, c’est cryptique, mais ça décrit pourtant avec précision ce qui se passe. Bref, si, comme d’habitude chez Egan, nous ne sommes pas vraiment sur un perso de compétition en terme de caractérisation (encore que, sur ce roman précis, c’est plutôt pas mal), en revanche celui-ci acquiert une sorte de caractère fractal qui lui, est très intéressant.

Là encore, difficile de parler de la thématique scientifique abordée sans spoiler, mais disons qu’elle est liée à la mécanique quantique (et que le même phénomène est exploité, même si avec bien moins de brio, par Blake Crouch dans Dark Matter) et qu’elle met en jeu un processus qui inverse complètement notre vision habituelle de la causalité : ici, c’est le futur qui détermine le passé, et pas l’inverse. Même si les mécanismes mis en jeu sont différents, j’y ai vu une parenté avec ce qui est développé dans le tome 2 d’Anatèm, pour ma part, la sélection de la meilleure Histoire. On remarquera aussi que c’est la seconde fois, après sa magistrale nouvelle Poussière (un des textes les plus étourdissants niveau sense of wonder qui existe), qu’Egan ré-explique ce qui se cache derrière notre expérience quotidienne du monde d’une façon à la fois bluffante et quelque part terrifiante (surtout dans le cas du roman dont nous parlons aujourd’hui : après tout, il met en jeu un constant « génocide » virtuel).

Si la première partie était lisible sans problème par tous, la seconde se révèle en revanche beaucoup plus exigeante (et également plus aride sur le plan romanesque : alors que dans la partie Postcyberpunk, on avait une vraie intrigue, dans la partie Hard SF elle devient plus un prétexte pour un déballage d’idées sur la mécanique quantique et son utilisation par Egan ; j’ajoute, pour ceux qui ne le connaissent pas, que le style de l’auteur est toujours aussi utilitaire, froid), et nécessitera de la concentration et peut-être quelques connaissances ou recherches rapides sur le net en mécanique quantique. Attention donc à ce dans quoi vous vous engagez, surtout si vous n’êtes féru ni de science, ni de Hard SF, même si ce roman est tellement grandiose dans ses implications et thématiques (notamment le libre-arbitre) qu’on rate vraiment quelque chose en ne le lisant pas. C’est vraiment à du « Transhumanisme de combat » auquel on a affaire, premier point, et d’autre part, loin du nihilisme Lovecraftien proclamant haut et fort l’insignifiance de l’Homme à l’échelle du cosmos, ici, au contraire, l’humain se retrouve investi d’un terrifiant pouvoir sur le reste de l’univers. 

Si le début, et l’explication de la mise en place de la Bulle, m’a évoqué Spin de Robert Charles Wilson, en revanche la fin rappelle celle de La musique du sang de Greg Bear, avec son apocalypse qui n’en est pas vraiment une et son côté psychédélique. Et cette conclusion (ou plutôt la pré-fin) est absolument brillante dans sa construction !

En conclusion

Second roman de Greg Egan, Isolation commence comme un polar Postcyberpunk lisible par tous avant de se transformer, un peu avant la moitié, en une Hard SF posthumaniste de très haute volée mais du coup beaucoup plus exigeante, redéfinissant de façon radicale ce qu’est la vie, la place de l’homme dans l’univers et les lois réelles de celui-ci. C’est un livre aux implications vertigineuses, à l’ambition folle, à la construction brillante, au travail très intéressant sur le protagoniste (entre les première et seconde partie, la même personne donne deux personnages différents, puis une multitude… en un seul), mais que sa complexité (qui n’atteint cependant pas tout à fait celle des « pires » romans de l’australien à ce niveau) réservera au lecteur qui n’a pas peur de s’investir profondément dans une lecture. En tout cas, son posthumanisme radical et la place très anti-Lovecraftienne qu’il donne à l’homme dans l’univers en font, à mon sens, un livre important dans la SF des trente dernières années.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes: celle de FeydRautha, celle de Gromovar, de Célinedanaë, de Yogo le Maki, de Tachan,

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39 réflexions sur “Isolation – Greg Egan

  1. Ping : Isolation – Greg Egan – L'épaule d'Orion – blog de SF

  2. Je garde un bon souvenir de ce roman. C’est parfois assez agréable de lire un livre dont le direction change en cours de route (pour moi le meilleur de ce type là reste Avance rapide de Michael Marshall Smith).
    Par contre, je suis en ce moment en train de lire tout doucement La cité des permutants et là j’avoue que Egan m’ennuie. Ça met un temps fou à décoller et je ne crois pas à la moitié de ses explications.

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    • Le côté glaçant et sidérant des expériences effectuées vers le début du roman m’avait totalement convaincu…mais c’est le seul roman que j’ai lu de lui, avec les deux premiers recueils de nouvelles ! Je vais sans doute me prendre Isolation en poche grâce à cette chronique.

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    • Ce genre de Hard SF est devenu une véritable thérapie pour moi. Dès que j’enchaîne un peu trop de bouses littéraires ou de livres sympas mais sans ambition ou démesure, boum, lecture ou relecture d’un Egan / Rajaniemi / Baxter / etc et ça va mieux.

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  3. Rigolo, je ne me souvenais pas du contexte de l’isolation : par contre, la seconde partie (quantique) m’a laissé une impression extrêmement forte.
    Y a du très bon chez les australiens . Je viens du coup de découvrir que Souls of the Great Machine (Sean McMullen) avait été traduit, je vais le relire (la aussi, une très forte impression de ce post apo avec ses bibliothécaire duellistes..) , comme peut-être celui la.

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    • J’ai acheté le tome 1 de la VF l’année dernière, mais je n’ai pas encore eu le temps de le lire. Il a été publié en A&D chez Robert Laffont, ce qui est en général un signe certain de la qualité d’un bouquin.

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    • De mon côté, c’est la lecture du « problème à trois corps » qui m’avait rappelé McMullen.
      Les deux premiers tomes de « l’ame dans la grande machine » ont été traduit. J’ai adoré le premier, un peu moins le deuxième mais très déçu quand même de ne jamais avoir pu lire la suite en français.

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    • De mon côté, le Voleur quantique m’a plu. J’ai aimé devoir faire des efforts pour saisir des bouts de lore ou de l’intrigue: on est d’autant plus récompensé. Pour des raisons évidentes, on ne verra pas la suite et fin de cette trilogie en France, mais si ça ne te décourage pas…

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    • En Hard SF, Le voleur quantique (par contre attention, c’est un bouquin vraiment ardu) en romans et The server and the dragon dans l’anthologie Engineering Infinity pour les textes courts. Hors Hard SF, Summerland est très bon (c’est une variante de Dieselpunk).

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  4. je suis en plaine lecture d’un Egan!!! Alors j’ai trouvé ce clin d’oeil littéraire assez sympa.
    J’ai Isolation dans ma PAL, suite au dernier dossier, car il est jugé le plus accessible de l’auteur.
    Et tu confirmes que le livre a toutes les chances de me botter.

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  5. Ping : Un Janvier plein de grisaille – Albédo

  6. Aucuns regrets pour celui-ci, un roman court mais très dense exigeant en terme de concentration mais vertigineux. Certes il a fallu que je relise et plus d’une fois certains passages pour bien saisir l’idée dans sa globalité, parce que dans’le détail j’y serais encore! Surtout dans la seconde partie du livre, mais au final j’ai été impressionné de La haute tenue de l’œuvre, on est pas La pour se poiler mais on voyage loin!

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  7. Ping : L’œil d’Apophis – Numéro 14 | Le culte d'Apophis

  8. Je l’ai lu après être tombé sur cette critique (dont je n’ai lu que le début ne voulant pas trop en savoir avant de le lire). Le début du roman partait bien mais très vite et jusqu’à la fin, il s’est révélé être d’un ennui total. J’ai continué jusqu’au bout, croyant et attendant un retournement, qui n’est hélas jamais arrivé.
    Je ne le conseillerai pas, bien au contraire…

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    • Il me semble avoir prévenu que c’était un livre très exigeant, pourtant, non ? Et ce même dans le début de la critique (sans parler du reste de l’analyse, que, du coup, vous auriez sans doute dû lire). Se lancer dans du Egan la fleur au fusil, c’est donner le bâton pour se faire battre.

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  9. Ping : Shiang – Conn Iggulden | Le culte d'Apophis

  10. Petite question pour Apo. Nouveau converti à Egan depuis ma lecture des 3 recueilles de nouvelles et du fameux Diaspora (grâce à toi !), j’en veut plus ! Par rapport à Diaspora, est on sur un même niveau de difficulté de lecture ? j’ai atteint avec ce dernier l’extrême limite de ce que mes capacités intellectuelles sont capable d’encaisser en terme de propos scientifiques 🙂
    Je voudrai pas donner le bâton pour me faire battre ah ah !
    Merci,

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    • De mon point de vue, Isolation est plus difficile que Diaspora. Je te conseille plutôt A dos de crocodile, qui sort également chez le Bélial’ dans moins de deux semaines et qui est nettement plus abordable que Diaspora ou Isolation sur le plan scientifique.

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  11. Ping : Inhibitor Phase – Alastair Reynolds | Le culte d'Apophis

  12. J’ai trouvé Isolation passionnant. Je l’avais pris un peu pour me remettre en jambes dans l’œuvre de Egan (j’avais tenté Diaspora l’année dernière, mais pas à un moment où j’étais intellectuellement prêt et n’ai pas dépassé le premier chapitre je crois… mais bon j’ai projet de m’y remettre à une meilleure période), et ça a été un bon choix ! c’est assez pointu sur la seconde partie en effet, mais la première accroche suffisamment bien pour que quand le livre rentre dans le dur conceptuel j’ai quand même envie de savoir où ça va aller. Je pense que je m’y replongerai volontiers, surtout pour la fin ou il y a peut-être des choses que j’ai un peu mal comprises (j’avais quelques restes de cours de physique quantique, ça aide effectivement).

    En lisant les différents articles qui lui sont consacrés ici, je crois que je vais regarder d’abord du côté des Larmes du Crocodile et essayer le cycle de l’Amalgame pour continuer, ainsi que ses autres nouvelles.

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    • Si ça peut te rassurer, le premier chapitre de Diaspora est vraiment particulièrement exigeant, mais la suite est moins ardue (même s’il y a tout de même quelques passages scientifiquement délicats).

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  13. Ping : Isolation de Greg Egan – Les Blablas de Tachan

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