Un chef-d’œuvre (de worldbuilding) méconnu
Cette chronique est dédiée au père spirituel de ce blog, Kallisthene
Donald Kingsbury est un auteur américano-canadien extrêmement paradoxal : il publie son premier roman, celui dont je vais vous parler dans la suite de cet article, à l’âge de… 53 ans, c’est d’emblée une réussite si impressionnante qu’il gagne un prix Locus, le tout premier prix Compton-Crook, un prix Prometheus en 2016 et est nominé pour le Hugo en 1983 ; quelques mois après sa parution, il annonce qu’il est en train d’apporter la dernière touche à un autre roman se déroulant dans le même univers, The Finger Pointing Solward (le titre faisant référence à une nébuleuse / un courant d’étoiles mentionné dans le paratexte de Parade Nuptiale), qui ne sortira pourtant pas dans la foulée : un extrait, sous la forme d’une nouvelle appelée The Cauldron, paraîtra toutefois douze ans plus tard (en 1994), et la dernière mention à l’ouvrage aura lieu encore douze ans plus tard, en 2006… et depuis, plus rien. Au moment où je tape ces lignes, Kingsbury a 95 ans, et ce second livre n’est toujours pas paru. De façon plus générale, en une quarantaine d’années, Kingsbury a très peu publié (une grosse demi-douzaine de nouvelles, et deux autres romans, dont un, traduit en français, Psychohistoire en péril, se plaçant, comme son nom l’indique, dans le prestigieux univers d’Asimov, sans en constituer une part officielle et reconnue par les héritiers de ce dernier, toutefois).
Ce paradoxe, de l’auteur qui publie extrêmement tard, qui achève une suite à un roman qui marque d’emblée les esprits mais ne la sort jamais, qui, de manière plus générale, publie très peu après son arrivée fracassante sur la scène du roman de SF, et presque systématiquement des nouvelles se déroulant dans les univers d’autres auteurs prestigieux (Asimov, Niven), dont une bonne partie des autres nouvelles sont des bouts ou des embryons de ses romans, se retrouve dans l’essence même de Parade Nuptiale : alors que fondamentalement, il s’agit d’une « banale » lutte de pouvoir entre clans rivaux, doublée de péripéties romantiques, elles-mêmes doublées d’une période de brusques changements de paradigme technologique / d’un déblocage d’une société figée dans la tradition et le primitivisme (à quelques exception près, comme nous le verrons) depuis longtemps (siècles, voire millénaires), le tout dans une perspective ethno-SF qui rappelle plus ou moins fortement Le Guin et Herbert (et, à mon humble avis, Gene Wolfe) et avec le thème classique d’une utopie dans laquelle le ver est dans le fruit et qui fait chuter cette belle société, en fait absolument rien de ce que je viens d’énumérer n’est classique, alors que tout tendrait à indiquer, pourtant, le déjà-vu, voire le banal, et donc, l’inintéressant. La lutte de pouvoir entre clans concerne des gens qui inventent à peine le véhicule à roue (en métal) et la radio mais qui pratiquent une ingénierie génétique très poussée depuis des lustres, et qui ne connaissent pas le concept de guerre ; les péripéties romantiques concernent un mariage polygame rassemblant trois hommes et deux épouses qui se bat pour convoler avec une troisième femme de son choix, alors que pour des raisons politiques, on lui ordonne d’en courtiser une autre ; les changements de paradigme sociétaux mettent en jeu ladite femme, qui est qualifiée d’hérétique parce qu’elle veut mettre un terme à la cruauté institutionalisée sur sa planète ; contexte qui, par bien des côtés, rappelle effectivement Le Guin et (surtout) Herbert, mais qui est bien plus extrême que les leurs, et qui possède son identité et son pouvoir attracteur (je n’ose parler de « charme », vu le cannibalisme) propres ; et utopie (cannibale !), en un sens, où la redécouverte d’éléments du passé de cette civilisation, qui ne tuait que quand c’était nécessaire et voyait le meurtre de masse d’individus (donc la guerre) que l’on n’aurait pas le temps de manger comme une abomination inutile, mène à un début de changement sociétal radical, embryon d’unification totale de la planète et, conjuguée au progrès technologique, menace de lâcher sur le reste de l’univers humain une force militaire forgée dans un milieu et une philosophies plus radicales encore que celles des Fremen ou des Sardaukar.
En un mot comme en cent, Parade Nuptiale est un de ces chefs-d’œuvre rarissimes de la SF (ethnologique, mais pas seulement), « évidemment » complètement méconnu en France (où il n’a d’ailleurs pas été réédité depuis une vingtaine d’années), et hélas trop exigeant, très probablement, pour les goûts du public SFFF d’aujourd’hui. Il me faut, par ailleurs, vous prévenir si vous comptez lire ce roman, ou la suite de cette critique : Kingsbury emploie des concepts absolument abominables, de notre point de vue (mais qui sont une nécessité pour les habitants de sa planète imaginaire), et même si ce blog ne pratique pas le trigger warning, je me dois d’avertir les plus sensibles d’entre vous qu’il faut avoir le cœur bien accroché pour en prendre connaissance. La lecture de ce qui suit est donc entièrement à vos risques et périls. Continuer à lire « Parade Nuptiale – Donald Kingsbury » →