The light brigade – Kameron Hurley

Glissement de temps sur Mars

light_brigade_hurleyLes lecteurs non-anglophones ont pu découvrir Kameron Hurley avec la publication en fin octobre 2018 de son roman Les étoiles sont légion, paru chez Albin Michel Imaginaire. Son nouveau livre, The light brigade, relève d’un registre différent, au carrefour du Postcyberpunk, des SF militaire et dystopique, du Post-apocalyptique, ainsi (et c’est plus surprenant) que du Time Opera. Et ces différentes couches ne sont pas apparentes d’emblée, mais se dévoilent de façon séquentielle : si le début est une pure science-fiction martiale et post-apocalyptique qui lorgne fortement du côté de Robert Heinlein (presque jusqu’à la parodie -bien que je m’empresse de préciser que le ton du roman de Hurley est très grave-), au fur et à mesure que le monde se dévoile on s’aperçoit que nous sommes sur une Terre dystopique, dominée par des corporations toutes-puissantes, dans la lignée du Cyberpunk mais en encore plus extrême. Après la phase d’entraînement classique dans toute SF militaire, une ultime strate va se dévoiler : une technologie de téléportation (pour simplifier, c’est un peu plus compliqué que ça) subit un dysfonctionnement (mais en est-ce un ?) qui envoie le narrateur (je vais y revenir), Dietz, dans une variante assez originale d’une boucle temporelle.

Sur le papier, ce livre, qui est une charge sans merci tout à la fois contre le militarisme, le fascisme, le capitalisme, les démocraties, Donald Trump, les medias, le pouvoir par la peur, l’inaction des gens de bien, etc, et j’en passe, est intéressant, ou du moins le serait s’il n’était pas affligé d’un ventre mou et de certains choix assez surprenants. Songez en effet qu’il faut attendre les deux tiers du texte pour connaître avec certitude le sexe de Dietz et… 99% pour connaître son prénom ! (et un temps étonnamment long pour simplement avoir son nom de famille… Il est assez rare que pendant un temps significatif de lecture, vous ne sachiez même pas qui vous fait le récit des événements !). Ceci est certes assez anecdotique, mais n’est qu’un exemple emblématique d’une façon de faire où, par exemple, un nombre effarant d’explications n’est donné que dans les trois derniers %, alors que le lecteur vient d’en passer des dizaines qui auraient aisément pu être raccourcis. Bref, le rythme des révélations est mal maîtrisé, tout comme l’est le nombre de pages alloué à chaque phase de l’intrigue. 

Alors certes, et j’ai déjà vu passer un article allant dans ce sens sur Tor.com, il va se trouver des gens pour trouver que ces cachotteries sur le genre ou le prénom de Dietz sont un trait de génie de l’autrice ou une force de son roman, disant que cela vous permet de vous concentrer sur la personnalité du narrateur et pas sur le fait qu’il soit un homme ou une femme. C’est oublier très vite plusieurs points importants, à commencer par le fait que ce genre de démarche ne doit pas servir de gadget largué là de façon totalement artificielle mais avoir une vraie justification dans le bouquin (pour voir une bonne utilisation de ce procédé, je vous conseille en revanche fortement The black tides of Heaven de Jy Yang, vous verrez tout de suite la différence), et que des tas d’écrivains de SF militaire, aussi bien masculins que féminins (David Weber, Joe Haldeman, Tanya Huff, Elizabeth Bonesteel, etc), ont utilisé des soldats hommes comme femmes, en étant clairs sur leur sexe dès la première page, et que ledit protagoniste soit d’un genre ou d’un autre, le fait de le dévoiler immédiatement n’a eu aucune conséquence négative sur le bouquin, qui n’aurait, de plus, pas été amélioré si l’auteur en question avait balancé l’info artificiellement au bout de 300 pages. J’ai même envie de dire que si votre volonté est de mettre en avant des femmes-soldats (et je précise que pour éviter le spoil, à ce stade de la critique, je ne dis pas que c’est le cas ici), vous avez plus intérêt à poser la donnée tout de suite qu’à entretenir une ambiguïté plus pénible pour la facilité de projection dans le bouquin, voire le confort de lecture, qu’autre chose. Mais bon, Les étoiles sont légion nous l’a largement prouvé, Hurley est adepte des procédés inhabituels (narratifs, en matière de worldbuilding, etc) afin de faire parler d’elle et de ses romans, donc un tel gadget narratif ne devrait, après tout, pas vous étonner, hein… Sauf que personnellement, je pense qu’au lieu de faire l’intéressant avec cette astuce d’écriture, il y aurait eu bien d’autres points plus critiques à peaufiner sur ce plan, à commencer par le rythme global ou celui des révélations.

Au passage, pour celles et ceux qui se poseraient la question, le livre n’a qu’un lointain rapport avec l’unité militaire qui s’est (bien contre son gré) illustrée lors de la bataille de Balaklava, et il faut en fait plus le chercher dans un passage du poème que l’engagement a inspiré à Tennyson que dans la charge de cavalerie elle-même : « Il n’y a pas à discuter / Il n’y a pas à s’interroger / Il n’y a qu’à agir et mourir « . Car l’obéissance aveugle aux ordres et surtout au briefing de mission est la vertu cardinale dans les troupes Corporatistes. Dans The light brigade, light doit se comprendre comme opposé à obscur (comme dans le « côté obscur » de Star Wars) et surtout comme lumière (la technologie de téléportation utilisée convertissant les gens en ondes lumineuses).

Univers

L’action se passe dans un futur relativement proche, mais pas immédiat. Certains indices donnés dans le texte me suggèrent que nous sommes soit au début du XXIIIe siècle, soit à la fin du XXIVe (oui, c’est flou, mais il va falloir vous y habituer, c’est comme ça sur pas mal de points dans ce roman). Suite à un effondrement écologique et à d’autres facteurs (est citée une épidémie d’Ebola), les corporations, qui détenaient déjà beaucoup de pouvoir sous les anciens gouvernements, ont supplanté ces derniers, sont devenues les gouvernements. Suite à une série de guerres (où elles n’y sont pas allées avec le dos de la cuillère : Sarin, armes nucléaires, etc) et de fusions, sept d’entre elles se sont imposées, avant qu’un dernier conflit n’en mette une au tapis pour faire émerger le « Big 6 » actuel. Désormais, les territoires ne sont plus désignés que sur le plan géographique (noms des continents) ou par le nom de la Corporation qui les possède (au sens premier du terme !) : on ne parle plus des USA ou du Canada mais de l’Amérique du Nord possédée par Cankrushkev, ou encore de l’Europe Evecom. Et c’est la même chose dans le reste du monde.

Les corporations ont mis en place un système où le fascisme le dispute à l’hyper-capitalisme le plus débridé, donnant naissance à une hiérarchisation digne de l’Empire romain ou de l’Apartheid entre les différents types d’habitants qui résident sur leur territoire : tout en bas de l’échelle, on trouve les goules (si traduction française il doit y avoir, je pense que « spectres » ou « fantômes » serait mieux adapté), parquées dans des camps de travail, qui n’ont quasiment aucun droit, et surtout pas celui à des soins médicaux, un logement ou une nourriture décente, etc. Par contre, le moindre prétexte est bon pour les emprisonner, voire les faire disparaître ou les exécuter sommairement. Au-dessus, on trouve les résidents, qui ont déjà plus de droits mais sont encore bien inférieurs aux citoyens. Et au sommet de la pyramide, se trouvent bien entendu les actionnaires et le management.

Les corporations contrôlent absolument tout : il vous faut un permis pour avoir des enfants, et votre niveau d’accréditation (goule, résident, citoyen) détermine votre accès à l’information (le nouvel « internet à intrication quantique », le knu, est hiérarchisé en tiers -le mot anglais signifiant strates, étages- dont les niveaux les plus élevés ne sont accessibles qu’aux citoyens ou plus haut encore ; signalons que l’accès à l’information est encore plus restreint pour les soldats), la technologie, le logement, la nourriture, l’hygiène publique, les soins médicaux (qu’ils soient de base ou évolués), l’éducation, etc. Le système fonctionne parce que les gens sont prêts à tout pour monter dans la hiérarchie et échapper à l’enfer des camps de travail des goules. De même, comme chez les romains ou chez Heinlein, un certain temps de service dans les Corporate Corps vous assure la Citoyenneté, du moins si vous survivez jusque là. Dans un monde où les soldats humains sont moins onéreux que les robots de combat, et où les candidats se bousculent pour venger leurs morts lors du Blink ou se sortir du statut de ghoul, on ne peut pas dire que le commandement fasse forcément grand cas de la vie humaine. Sans compter que sous le régime corporatiste, celui qui gène a tendance à disparaître très facilement !

Les corpos ont colonisé l’espace, installant des bases sur la Lune tandis que Mars a apparemment été habitée avant leur prise de pouvoir (si j’ai bien tout saisi). À un moment donné, la lune a été frappée par quelque chose, qui en a arraché un gros bout, a fait pleuvoir une pluie de débris meurtriers sur Terre, tandis que le reste formait un anneau autour de notre satellite mutilé. Heureusement, les corporations avaient déjà commencé depuis un moment à déménager leurs activités sur Mars où, hélas, les choses se sont rapidement envenimées avec les colons, qui voyaient d’un mauvais œil l’arrivée des « fascistes » (j’en profite pour dire que plusieurs parties du roman -dont le début et la fin- reprennent un vocabulaire assez Heinleinien, du moins tel que l’imaginent ses détracteurs : on oppose socialistes et anarchistes libertaires aux corporations, qui représentent l’ordre et le gouvernement légitime, alors que dans l’autre camp, les martiens appellent les corpos les « fascistes »). Quelque chose d’assez extraordinaire est alors arrivé : pendant vingt ans, aucun signal n’a été émis par la planète rouge, et ceux envoyés depuis la Terre n’ont pas reçu de réponse. Black-out total.

Et puis un jour, un groupe de martiens se présentant comme dissidents a demandé à rentrer sur la planète-mère, proposant de réparer les dommages environnementaux causés par les Seed Wars (conflit entre deux corporations ayant rendu une partie de l’hémisphère nord stérile) à l’aide de la technologie de terraformation développée pour coloniser Mars. Pendant un temps, tout s’est bien passé, jusqu’à un événement appelé le Blink : un beau jour, douze millions de personnes ont tout simplement disparu de São Paulo, pouf, il n’y en a plus. Les martiens en ont été rendus responsables, et la guerre a fait rage contre eux.

Intrigue *

* Caught somewhere in time, Iron Maiden, 1986.

(Je vais faire un peu plus de révélations sur l’intrigue dans cette critique que dans les autres. Pas de quoi vous gâcher le plaisir de lecture, mais de quoi faire une analyse détaillée et me simplifier la vie, notamment à propos du sexe de Dietz. Si vous ne voulez pas le connaître avant de lire ce roman -mais bon, je vous rappelle qu’il est signé Kameron Hurley, hein, donc il n’y a pas vraiment de surprise à attendre à ce niveau-, passez directement à la conclusion de l’article).

Dietz est en colère, car lors du Blink qui a frappé São Paulo, elle a perdu une partie de sa famille. Elle veut faire payer les aliens (on comprendra rapidement que dans ce contexte, ce terme doit se comprendre comme étranger et pas extraterrestre, et qu’il désigne les colons -humains- martiens), et s’engage donc dans le Corporate Corps de la compagnie Tene-Silvia. Après six semaines d’entraînement, elle est prête à être déployée.

« Mais ! », vous écriez-vous, « tu t’es trompé de livre, Apophis, c’est le résumé du début de Starship Troopers que tu nous fais là ! » (voir mon article sur la SF militaire). Il est vrai que les similitudes sont nombreuses : si je devais synthétiser le début du roman d’Heinlein, je pourrais écrire « Rico est en colère, car les aliens Arachnides ont détruit Buenos Aires. Pour se venger, il s’engage dans l’Infanterie Mobile ». Et les ressemblances ne s’arrêtent pas à l’amorce de l’intrigue : tout le vocabulaire utilisé (les insurgés martiens sont à de multiples reprises désignés par les termes communistes ou socialistes) et le ton du tout début font penser à une caricature du roman phare de la SF militaire. Je me suis même demandé sur quel registre exact de science-fiction nous étions, et suis allé vérifier la façon dont le roman était vendu, avec quel genre d’argumentaire. Alors je vous rassure, cette impression quasi-parodique ne dure pas, pas plus que la sensation d’un copier-coller avec Heinlein ne se prolonge. Très vite, le propos se fait bien plus sombre, et on comprend que nous sommes en fait dans un registre à la fois (post)cyberpunk et post-apocalyptique.

Mais revenons à Dietz. Dans ce contexte, on ne peut pas dépasser la vitesse de la lumière. Pour convoyer rapidement des troupes sur Mars, on a en revanche trouvé le moyen de convertir le corps humain en lumière, ce qui fait qu’il suffit de quelques heures pour atteindre la planète rouge (et qu’on peut se téléporter où on veut sur Terre). Alors je préviens tout de suite, l’amateur de Hard SF va froncer les sourcils devant les vagues explications sur le mécanisme de la chose proposées par Hurley, et plus encore quand elle va lui parler de la structure circulaire du temps. Mais bon, suspension d’incrédulité, Soft-SF, etc, bref vous connaissez la chanson.

Après son entraînement, donc, Dietz va faire un « saut » (une téléportation) d’essai, où elle va pouvoir constater que le procédé n’est pas encore totalement au point. Dans le genre des organes ou des membres « remontés » au mauvais endroit lors de la rematérialisation (un peu comme dans La mouche 2). Mais bon, la vertu cardinale inculquée lors des classes est « on suit les ordres et le briefing à la lettre, point ». Il faut dire qu’elle va passer six mois au placard, dans un poste logistique, sur Terre, parce que les techniciens ont détecté une anomalie dans sa structure atomique qui rend le saut dangereux pour elle. Mais vu le besoin pressant en troupes fraîches, elle va finir par être envoyée sur le terrain.

Arrive donc le jour du premier « saut » réel, qui doit conduire Dietz et son peloton sur Mars, pour une simple mission de reconnaissance. Sauf que quelque chose arrive, et que la jeune femme va se retrouver dans un endroit différent, avec des soldats différents, et des ordres de mission qui ne correspondent plus au briefing qui lui a été fait. Lors de la téléportation de retour à la base, elle va même s’apercevoir qu’elle se trouve face à des gens encore différents… et à un troisième briefing. De plus, lors des interrogatoires standard par les psychologues et autres officiers de renseignement, elle va s’apercevoir que certains semblent la connaître, évoquent des rencontres précédentes… alors que c’est la première fois qu’elle les voit !

Lors des sauts suivants, à chaque fois, l’expérience va être la même : on lui fait un briefing qui dit qu’elle va être envoyée à un certain endroit, avec tel ou tel soldat ou officier, elle débarque ailleurs avec d’autres hommes, et à son retour à la base, une troisième version des événements va lui être présentée lors de son débriefing. Et plus encore, elle va s’apercevoir que 1/ ses sauts la conduisent à diverses époques de la guerre sur un intervalle de plusieurs années objectives et que 2/ ce qu’ils révèlent de l’histoire de la guerre est en contradiction avec la propagande des corporations. Elle comprend alors qu’elle est dans une (variante d’une) boucle temporelle ! (notez qu’elle va aussi faire l’expérience de largages normaux, où les briefings avant / pendant / après mission correspondent). Mais bon, malgré les questions des officiers de renseignement, la peur de passer pour une folle et de disparaître un beau jour, mise en prison par le régime Corporatiste, Dietz fait ce qu’on lui a appris : elle suit les ordres à la lettre, ne les discute pas, si aberrants qu’ils puissent paraître compte tenu des circonstances, ne se pose pas de questions (ce qui est le but ultime des classes : enseigner l’obéissance aveugle). Jusqu’à ce que…

Thématiques, ressemblances

Première remarque, le traitement de la boucle temporelle est ici plutôt original : classiquement, en SF, le protagoniste est enfermé dans une boucle du temps, qui va d’un point A à un point B, et qui, arrivé à ce dernier, ne va pas vers les points C, D, E, etc, mais revient au point A, le personnage gardant les souvenirs de l’itération précédente, tandis que le reste de l’univers est « rebooté », se comportant exactement comme si rien de l’itération précédente n’avait eu lieu. Ici, les choses sont différentes : l’auteure explique que Dietz a été libérée de la « surface » de la  boucle formée par les quatre ans de guerre, et atterrit donc, au gré de ses téléportations sous forme de lumière, en des points aléatoires de ladite boucle. Donc, contrairement à une histoire de boucle temporelle classique (Replay par exemple), Dietz ne revit pas la même séquence d’événements à l’infini, mais fait l’expérience de certains d’entre eux dans un enchaînement aléatoire (enfin… non, rien). Se pose alors la question suivante : comment vivre dans le présent, lorsque l’on connaît déjà le futur ? Qu’untel va mourir, une autre être mutilée ? Peut-on changer le futur si on en a déjà fait l’expérience, ou seulement s’assurer de son avènement ? (Sarah Connor n’est pas d’accord…).

A part ça, le roman est une charge extrêmement virulente (mais pas vraiment habile, c’est souvent fait avec de gros sabots) contre le capitalisme, le traitement de l’information et la propagande (les medias annoncent l’achèvement d’un immeuble… qui n’est en réalité pas terminé !), le militarisme (signalons que le récit des combats est particulièrement hardcore et gore), le fascisme (songeons que pour régler le « problème martien », les corpos mettent en place une Final Solution Initiative), la redistribution des richesses (la technologie existe, les corporations ont les moyens financiers, mais l’existence de camps de travail aux conditions de vie infernales assure que l’alternative offerte par la corpo est forcément meilleure : le choix n’en est en réalité pas un, c’est le travail… ou la mort !)  la passivité des gens (que l’auteure incite à reprendre le pouvoir qu’ils ont sacrifié aux gouvernements, aux sociétés, etc. Tout le livre est finalement la dénonciation du pouvoir de faire accepter n’importe quoi aux gens par la peur, y compris de courber l’échine pour avoir des choses qu’ils pourraient obtenir eux-mêmes), mais aussi les démocraties (« les démocraties corrompues, les kleptocraties »). Je vous invite à méditer sur le passage suivant, issu d’une tirade d’un cadre du régime :

America tore itself apart, riddled by the rot of unfettered free speech, drowned in a deluge of propaganda foisted upon an uneducated public with no formalized training in critical thinking. Liberal democracies and scheming socialist regimes were doomed from the start.

En filigrane, on devine une critique tout aussi acerbe contre le Président Trump et sa politique ou plus généralement contre tous les populismes (pour convaincre les gens de se retourner les uns contre les autres, il suffit de les persuader que leur mode de vie est en danger), mais sans tout à fait épargner ses opposants non plus. Je pense aussi que Hurley a, envers Heinlein, le même genre d’attitude que les néo-Lovecraftiens envers le génie de Providence, à savoir un mélange d’hommage et de révulsion.

Et puisqu’on parle de ressemblances, on peut dire qu’outre Heinlein et le Cyberpunk, le roman ressemble aussi à une partie de la trilogie martienne de Kim Stanley Robinson, dans le sens où lorsque les corporations débarquent sur la planète rouge, longtemps après les colons initiaux, elles veulent confisquer le pouvoir de façon très agressive, ce qui mène à des heurts avec les « indigènes ». On peut aussi penser à Dragon Déchu de Peter Hamilton (son seul one-shot !), qui met également en scène les soldats de corporations (et, coïncidence ou pas, aussi une combinaison de combat de nature organique).

Structure

La structure de ce roman est très particulière : tout d’abord, la narration est (globalement) à la première personne du singulier, le récit étant fait par Dietz. Jusqu’au premier saut de combat, où elle fait sa première expérience de voyage dans la boucle temporelle, cette narration est presque linéaire. En effet, Dietz fait à la fois un poil de flashforward, et un peu de flashbacks sur son adolescence (et ce qui l’a conduite à détester Tene-Silvia : seule la disparition de sa famille lors du Blink a pu l’inciter a s’engager dans ses troupes). Après que l’auteure ait dévoilé la boucle, en revanche, la narration va devenir plus exigeante, en raison des changements incessants de personnages secondaires, d’époques, etc. A part en une ou deux occasions, ce n’est ni pénible, ni spécialement difficile à suivre, mais en revanche ça nécessite une certaine concentration, pour ne pas dire une concentration certaine (à la Przybylski, mais en moins bien écrit).

Enfin, à partir d’un certain point, des interludes vont apparaître : ils concernent un interrogatoire où deux personnages, dont l’identité va mettre très longtemps à se dévoiler (l’interrogateur et le sujet), sont opposés, à la fin de la guerre.

Mes problèmes avec ce livre

Outre le côté peu convaincant des explications scientifiques (même si je dois dire que la conception de la réalité comme un consensus est assez fascinante), la charge assez maladroite contre ceci ou cela (ou l’utilisation de light / dark « à la Star Wars« , très -trop- manichéenne pour du Cyberpunk), le clin d’œil lourdaud à Heinlein au début, la structure convolutée, mon principal souci avec ce roman est qu’après la deuxième boucle temporelle, en gros (trinité de « je suis supposé aller là à telle époque, j’atterris en fait ici à telle autre époque, et au retour à la base, je m’aperçois qu’en fait je suis à un stade de la guerre encore différent des deux précédents »), l’auteure n’a plus grand-chose de neuf à raconter, et fait faire à sa narration ce que j’ai perçu comme une… boucle, c’est-à-dire qu’elle nous montre encore et encore de façon assez inutile le même genre d’événements, semblant traîner des pieds sans raison pour aller vers la conclusion (un quota de pages à respecter ?). Conclusion où, en 3%, sont dévoilées plus de choses que dans les dizaines de % précédents ! Bref, le rythme des révélations est très mal maîtrisé.

On pourrait aussi parler des personnages, qui, à part Dietz, sont mal caractérisés : il faut dire qu’ils sont tellement nombreux qu’il était probablement difficile de faire autrement. Mais bon, quand ça concerne « l’antagoniste » (même si, à mon avis, celui-ci est en réalité le système corporatiste / fasciste / dystopique), c’est un peu plus préoccupant… De plus, pour cette partie du lectorat qui apprécie ou non un roman avant tout en fonction de la qualité de sa galerie de personnages, je ne suis pas du tout certain que celui-ci soit recommandable.

J’ajoute aussi (mais c’est probablement plus un problème personnel qu’un vrai souci inhérent au roman) que j’ai échafaudé tout un tas d’hypothèses, qui se sont révélées inexactes. En fait, j’ai espéré une richesse dans The light brigade qui n’est jamais venue. A l’inverse, lorsque les explications viennent (notamment sur le Blink), elles sont prévisibles, ayant même à la toute fin un vague parfum de L’éveil d’Endymion qui ne sera pas forcément agréable pour tout le monde (on pense d’ailleurs à ce livre -ou à Dune– pour le système de « torture neurale » virtuelle). Parlons enfin de certains points qui m’ont paru extrêmement artificiels : que l’accès au net soit très limité pour les soldats, ça se conçoit, surtout dans une société certes capitaliste, mais surtout franchement fasciste, où l’information est manipulée et contrôlée en permanence. En revanche, le fait que Dietz n’ait pratiquement jamais accès à la date au cours de son aventure n’a aucun sens sur le plan militaire ou de la propagande, et est créé artificiellement par l’auteure pour garder un certain mystère à propos de sa boucle temporelle.

En conclusion

Mélange de postcyberpunk dystopique, de SF militaire et de Time Opera, The light brigade commençait plutôt bien (si on fait abstraction de l’hommage / parodie de Starship troopers du début), et j’ai cru un long moment que nous avions affaire à une SF militaire solide dans un univers plutôt crédible. Toutefois, la thématique Time Opera vient carrément gâcher tout ça, et le roman se révèle trop long, convoluté et avec un rythme des révélations trop mal maîtrisé pour convaincre. Sans parler d’un aspect scientifique qui, lui, n’y arrive jamais vraiment. Ajoutons à cela une charge virulente mais maladroite contre ceci ou cela pour faire de ce livre un « aurait pu / dû mieux faire » de première classe, même si je ne parlerais certainement pas de mauvais bouquin pour ma part, juste d’oeuvre très perfectible.

Niveau d’anglais : pas de difficulté particulière.

Probabilité de traduction : très peu probable. Vu que Les étoiles sont légion a été extrêmement clivant dans le lectorat français, et que Gilles Dumay a explicitement  déclaré que le lancement d’AMI n’avait pas été à la hauteur des espérances de la maison, il est très improbable que le département éditorial se relance dans une traduction de l’autrice, et surtout pas pour de la SF militaire (même antimilitariste). De plus, il est également peu plausible qu’une autre maison se lance là-dedans, car le roman cumule défauts d’écriture, parti-pris narratif et sous-texte engagé dans une combinaison qui le rend relativement peu attractif, surtout compte tenu du fait qu’un autre des bouquins de l’autrice a reçu une réception mitigée chez un autre éditeur (AMI).

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24 réflexions sur “The light brigade – Kameron Hurley

  1. Ma première impression sur Hurley après avoir lu seulement un roman, c’était une autrice qui veux tellement mettre de messages militants et de truc percutants qu’elle oublie la base du truc : faire une bonne histoire. Et tu confirmes un peu ça avec tes deux dernières chroniques sur elle.

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  2. Ce serait bien que je puisse m’instruire avec quelques livres qui dénoncent la passivité des gens sans gros sabots, justement. Mais à part « Vigilance » ou « Black Friday », je vois mal ce qui se fait en ce moment…

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  3. Ping : Programme de lecture des sorties en VO – 2019 | Le culte d'Apophis

  4. j’adore ta critique.
    Il est assez délicat de critiquer ce genre « d’artifices » sur le sexe qui sont souvent un peu lourd et sont là que pour remplir/cocher la case adéquate. Il y a effectivement de superbes bouquins qui sont fluides dans ce domaine et nous voyons rapidement la différence avec une narration qui va être naturelle et le placement de l’élément choisi assez artificiel…

    Bon, visiblement, je ne lirai pas ce bouquin.

    Je traîne sur Paria en raison de la traduction…

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  5. Pour ma part vais quand même le lire, c’est d’ailleurs ma prochaine lecture. Après, on avait déjà eu un avis complètement différent sur The Stars are Legion.

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    • Tout à fait. J’ai vu que tu lisais le roman d’Arkady Martine, que je suis en train de finir (critique à suivre ce soir), et je suis également curieux d’avoir ton avis dessus.

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      • Pour ma part je dois finaliser ma chronique donc pas de publication avant demain. Maintenant pou résumé :
        – J’ai trouvé l’univers très bon, même si j’aurai aimé que l’aspect sur les tensions politiques interne soit peut-être un peu plus développé.
        – Intrigue classique mais solide, avec juste une ou deux grosses facilités à la fin
        – Les personnages sont intéressants, principalement dans le jeun politique et les non-dits, mais j’ai trouvé dommage la facilité avec laquelle l’héroïne se fait des alliés et des mais, cela aurait mérité plus de complexité.

        Je repasserai ce soir pour savoir ce que tu en as pensé alors ^^

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  6. Bonjour, merci encore pour votre travail de lecture et de commentaire. Pour une fois je me trouve en désaccord avec votre analyse. J’ai trouvé ce livre passionnant, et je ne pouvais pas m’en arracher.

    L’histoire de base est bien menée et intéressante en soi, malgré la ligne narrative stéréotypée où le personnage principal, Dietz, passe du « rookie » au héros. Les allusions multiples aux grands romans de SF militaire (STARSHIP TROOPERS, THE FOREVER WAR, OLD MAN’S WAR, SLAUGHTERHOUSE-FIVE) ajoutent une profondeur et une densité thématique à la narration, et on comprend ainsi qu’on est plongé dans une nouvelle contribution à une grande conversation intertextuelle. Cette conversation se tisse aussi avec des romans contemporains, par exemple avec ANCILLARY JUSTICE (Ann Leckie) et NINEFOX GAMBIT (Yoon Ha Lee).

    Je trouve que la question, ou plutôt la non-question, du genre est traitée de façon plus satisfaisante dans THE LIGHT BRIGADE, un peu comme la question de la couleur de la peau dans STARSHIP TROOPERS. Cette indifférence au genre n’est plus au premier plan, comme c’est le cas dans ANCILLARY JUSTICE, mais à l’arrière plan, comme donnée banale de la situation, pas un gadget. Aux yeux des corporations nous sommes tous des pions, aux yeux de Dietz le genre est d’importance sécondaire.

    Mon sentiment en lisant le roman c’était qu’il accomplissait la transposition d’un roman canonique de la SF militaire dans un contexte politique, épistémologique, et ontologique plus contemporain. La narration est brouillée chronologiquement, non pas de façon arbitraire, mais à l’image de l’expérience du « décollage du temps » du personnage principal, créant ainsi une perception kaléidoscopique du monde, de la guerre, et des autres personnages.

    Ces procédés (brouillage chronologique, décollage temporel, perception kaléidoscopique) se conjuguent bien avec la nécessite de maintenir une conscience critique, voire paranoïaque, dans un monde où règne la censure et les fake news. Cette incertitude et cette fragmentation au niveau de la perception et de l’information affectent la caractérisation des personnages. Le narrateur réduit à une dépiction pointilliste doit construire son image des personnes à travers des bribes d’information et de perception, tout comme le lecteur. Néanmoins, on arrive à un sentiment synthétique des caractères comme Andria, Tanaka, Jones, Norberg.

    Le lien avec NINEFOX GAMBIT se voit dans le contrôle du calendrier, par le pouvoir en place, pour arriver à maîtriser des effets « exotiques » en vue de gagner la guerre. Ici on dépasse le niveau épistémologique d’incertitude vers un éventuel niveau ontologique de construction. Donc, même si les personnages restent à l’état d’ébauches fragmentaires (justifié par le décollage du temps du narrateur ), on voit surtout des soldats ordinaires. Le problème avec NINEFOX GAMBIT est que son message démocratique est en contradiction avec sa fixation narrative sur les élites.

    C’est la fin qui m’a déçu. Cette notion de la réalité construite devient indistinguable de la magie, et permet l’émergence d’un deus ex machina pour contrer le pouvoir en apparence inexorable des corporations. Le message démocratique est contredit par le recours à un pouvoir quasi-divin.

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