J’étais moyennement convaincu, et puis la fin est arrivée, et là…
Fran Wilde est une autrice américaine qui, entre autres (nombreuses) activités, à été l’assistante d’un joaillier. Ce qui, comme nous allons le voir, n’a rien d’anecdotique mais a au contraire une importance certaine. Elle va publier dans quelques semaines son quatrième roman, Riverland, mais c’est d’abord dans le registre court qu’elle a attiré l’attention. De fait, la novelette (texte de longueur intermédiaire entre une nouvelle et une novella / un roman court) dont je vais vous parler aujourd’hui, The jewel and her lapidary, a été finaliste du prix Locus 2017 et nominée au Hugo et au Nebula la même année. On remarquera aussi les éloges de Ken Liu sur la première de couverture.
Histoire de vous raconter ma vie deux minutes (vous conviendrez que je ne me prête pas souvent à l’exercice…), ce texte végétait tranquillement dans ma liste de bouquins « à lire un jour (lointain) » depuis, oh, plus que ça, et y serait probablement resté un gros moment si Tor n’avait pas annoncé la sortie d’une novella (208 pages), The fire opal mechanism, située dans le même univers (dit « Gemworld », qui est également le nom du cycle) le 4 juin 2019. Là, je me suis fait la réflexion qu’il était temps de me bouger un peu, et donc, de fait, voici ma critique. Au final, j’en sors très convaincu sur certains points, pas du tout sur d’autres, mais ça ne m’empêchera pas de lire la « suite ». Parce que la fin a tout de la (petite) claque et excuse, au moins partiellement, les points négatifs.
World- et Magic-building, narration
Le texte s’ouvre sur un extrait de guide touristique, concernant la Vallée des Joyaux. D’autres passages de l’ouvrage rythmeront la novelette, et dévoileront rapidement que la civilisation de la vallée, décrite dans le reste de The jewel and her lapidary, s’est effondrée longtemps auparavant. On sait donc que ça va mal finir, mais ce qui est intéressant est justement la façon particulière dont on parvient à cette fin. Et de toute façon, le fait de savoir, dès le début, comment une histoire va se terminer n’a jamais été un frein au fait de l’apprécier. Pensez au film Titanic, par exemple : vous savez tous que le bateau va couler, mais ça ne vous empêche pas de regarder le long-métrage. Bien au contraire, même. Eh bien là, c’est pareil.
Dans la Vallée des Joyaux, il y a des veines de gemmes très particulières. Elles ont le pouvoir de vous plier à leur volonté et de faire de vous leurs esclaves, ou bien de vous rendre fou, d’amplifier vos désirs (ceux qui sont le plus contraires à vos intérêts). Sauf qu’un jour, un individu appelé le Roi Sourd s’est aperçu qu’en les taillant ou en les insérant dans des montures, des chaînes, bref tout l’accessoire du lapidaire / joaillier, il pouvait 1/ stopper leur influence maléfique et 2/ exploiter leur pouvoir à son profit, soit pour contrôler les autres, soit pour amplifier tout sentiment qu’il souhaitait projeter, soit pour faire accomplir aux gemmes majeures d’autres exploits magiques, comme rendre la vallée invisible à ses ennemis, par exemple. La dynastie royale des Jewels (les Joyaux) était née, régnant sur un peuple de mineurs, d’artisans et autres commerçants, et surtout contrôlant les gem-speakers, ceux capables d’entendre la voix (car elles en ont une, même si l’humain normal ne la perçoit pas -seulement ses effets-) et de parler aux gemmes. Quatre siècles de paix ont suivi.
Chaque Jewel (roi ou membre de la famille royale) est assisté par un Lapidary (Lapidaire / Joaillier), un gem-speaker (magicien) d’élite, qui se double aussi d’un administrateur. En clair, les jewels prennent les décisions, mais dans les faits, ce sont les lapidaries qui règnent au quotidien, qui sont au contact du peuple. Et puis, avantage additionnel, ce sont eux qui transforment les nouvelles gemmes magiques, ce qui fait que le précieux esprit des dirigeants est protégé de leur influence corruptrice. Un passage évoque même le fait qu’un des frères de l’héroïne, donc un prince, couche avec sa Lapidaire alors que la demoiselle n’est pas consentante / enthousiaste à propos de la chose, apparemment.
Les Lapidaires, vu leur pouvoir politique et magique, sont liés par de nombreux vœux, physiquement incarnés dans des bijoux, qui disent ce qu’ils doivent faire ou au contraire ne pas faire par rapport aux Joyaux (la dynastie royale) ou aux gemmes (la caillasse magique).
Très clairement, ce magic-building, qui conditionne aussi le worldbuilding, est un des deux gros points forts de cette longue nouvelle, avec sa fin. Bien entendu, l’attrait de ces gemmes, qui font des hommes leurs esclaves, est probablement une allégorie du matérialisme, du capitalisme, etc. Mais à un niveau plus terre-à-terre, on peut remarquer de fortes convergences avec l’univers de Tolkien, et ce sur plusieurs points : premièrement, on se rappellera la façon dont l’Arkenstone a exercé une fascination disproportionnée sur Thorin, en faisant presque son esclave (d’ailleurs, les gemmes de Fran Wilde ressemblent à une sorte de fusion entre ladite pierre précieuse et l’Anneau Unique, dans sa façon de susurrer des mots à l’esprit de ses porteurs afin de les plier à sa volonté propre) ; deuxièmement, on se remémorera aussi le fait que la joaillerie a un rôle capital dans l’univers du seigneur des anneaux, notamment via Annatar, c’est-à-dire Sauron ; enfin, Tolkien évoque à plusieurs reprises les « secrets cachés dans les racines des montagnes », notamment pour expliquer que Gollum se soit enfoncé dans leurs profondeurs pour n’en ressortir qu’une fois que ce petit délinquant de Bilbon lui ait volé son anneau, mon précieux, parce qu’il fallait bien aller au commissariat pour signaler le larcin, non mais.
Personnellement, et toujours dans le registre « l’influence sinistre et magique des pierres cachées au cœur du monde », j’ai aussi repensé à un passage du Sorcier de Terremer d’Ursula Le Guin.
Intrigue
L’intrigue proprement dite commence in media res : la princesse (le Joyau / Jewel) Lin et sa Lapidaire, Sima, sont jetées dans un cul de basse fosse par le père de cette dernière, le Lapidaire du roi, qui vient d’assassiner le reste de la famille royale (avec du poison) et est en train de tuer, faire fuir ou rendre fou le reste du palais en libérant les Grandes Gemmes de leurs montures. Ce qui a aussi pour effet d’annuler les protections magiques du palais. Son but étant de livrer celui-ci à une armée des Montagnes de l’Ouest en approche (il pense que le pouvoir des gemmes faiblit et que la Vallée a besoin d’une protection « physique », ce qu’elle ne possède pas. Et vu que le souverain ne voulait pas entendre raison sur ce point…). La commandante de cette dernière, Nal, va vouloir contraindre Lin à épouser son fils, donnant ainsi une légitimité à son annexion, et Sima à livrer les Grandes Gemmes qui restent, puisque après le suicide de son père, elle est la dernière Lapidaire. Mais les deux adolescentes ont leur propre plan… Car le danger n’est pas seulement la tyrannie de Nal, mais aussi et surtout le fait que la Vallée puisse à nouveau être livrée à des gemmes que personne ne contrôlerait !
Mon avis
J’ai eu plusieurs problèmes tout le long de la majeure partie de ce texte : du ton au worldbuilding géopolitique (avec ses noms d’autres royaumes un peu pipi-caca : Montagnes de l’Ouest, Mers de l’Est, etc) en passant par le flou dans certaines thématiques et le côté balourd de certaines autres (par exemple, Sima coupe physiquement les chaînettes et autres montures de bijoux qui représentent / génèrent la soumission aux vœux magiques qui en font une « esclave » de la famille royale), j’ai plus eu l’impression d’avoir affaire à du Young Adult qu’à autre chose. Le fait que les deux héroïnes soient adolescentes, le gamin de Nal soit un minot de moins de dix ans, le fait que le côté initiatique du récit soit lourdingue (en gros, Lin et par extension Sima étaient écartées des affaires sérieuses, étant trop jeunes et la première juste bonne à marier dans le royaume des Mers de l’Est ; sauf qu’après le coup d’état, ce sont elles qui se retrouvent avec la responsabilité de protéger le peuple de la Vallée des joyaux) et que Joyau et Joaillier / Lapidaire développent une relation plus que professionnelle ou formelle participant évidemment à ce sentiment. J’étais donc prêt à n’en retenir qu’un magicbuilding relativement original et en tout cas intéressant lorsque la fin (que l’on croit connaître d’avance, rappelez-vous) arrive. Et là, nous ne sommes plus du tout dans du YA. Là, on se prend une claque, petite, certes, mais une bonne baffe tout de même. Parce que la façon d’arriver à l’état où en est la vallée dans le guide touristique bien postérieur est assez magistrale, et que le prix à payer a été immense. Et j’ajoute que cela pose les jalons pour la suite, qui du coup paraît parfaitement logique.
Bref, à moins qu’un certain côté YA et des thématiques un peu floues parfois (dans leur exploitation) ou assénées sans trop de subtilité ne soient rédhibitoires pour vous, voilà un texte qui a certes des défauts, mais aussi de grandes qualités, que ce soit en terme de worldbuilding ou dans la chute de son intrigue.
Niveau d’anglais : facile.
Probabilité de traduction : franchement improbable, plus en raison du format que de l’intérêt propre du texte.
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en raison de l’intérêt prpore du texte… alors avec cette dernière phrase, j’avoue que je suis indécise. Tu m’avais presque convaincue malgré les réserves sur l’intrigue. Je verrai si j’arrive à réduire ma PAL VO!
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La dernière phrase signifie que je pense que la traduction est improbable non pas parce que le texte serait mauvais (il ne l’est pas, même s’il comprend des points qui sont perfectibles ou pourront ne pas convenir à certains types de lecteurs), mais parce que le format novelette / novella est exploité par peu d’éditeurs en France, et que je ne vois pas ce texte débarquer chez l’un d’entre eux (et surtout pas le Belial’).
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