Un texte bluffant sur les dérives de l’utilisation des réseaux sociaux et sur le consumérisme
Il n’aura échappé à aucun des habitués du blog, je pense, que je ne suis pas franchement fan de SF française, et encore moins lorsqu’elle n’émane pas du circuit traditionnel de l’édition (j’ai déjà suffisamment de mal avec certains livres ayant bénéficié du concours de professionnels -travail éditorial, relecture, illustration, etc- pour me dispenser sans regret de ceux qui n’en bénéficient pas), et ce même si l’auto-édition, si elle compte 99 % de livres plus que perfectibles, réserve parfois quelques belles surprises. Eh bien en voilà une ! (à la couverture près…).
Mais commençons par le commencement : Audrey Pleynet est une auteure vendéenne ayant bifurqué, après des études en école de commerce, vers une carrière dans les ONG et autres associations. Vous ne serez donc pas surpris d’apprendre que la cause humanitaire lui tient à cœur, ainsi que le combat social et féministe. La nouvelle dont je vais vous parler aujourd’hui, Citoyen+, opère sur un registre anti-consumériste proche de celle de Jean Baret parue dans le dernier Bifrost… mais en beaucoup mieux. Car pour tout dire, je n’ai même pas réussi à finir le texte de Baret, tellement je l’ai trouvé lourd dans sa forme, alors que c’est avec plaisir que je suis allé jusqu’à la fin (qui offre d’ailleurs une excellente chute) de celui d’Audrey Pleynet. Bref, si vous souhaitez lire une nouvelle amplifiant certaines dérives actuelles de notre société pour mieux les dénoncer, je vous conseille vivement celle-ci, et ce d’autant plus que l’auteure vous propose de la lire gratuitement via différentes plates-formes sous forme électronique (la version papier restant payante).
Contexte
Le texte suit Alain, qui vient d’intégrer le programme Citoyen+ sponsorisé par le gouvernement. En échange du port d’un bracelet connecté (une sorte d’i-arnaque de chez Apple, mais en pire), les participants bénéficient de tout un tas de privilèges, comme des réductions d’impôts ou un statut prioritaire pour accéder à ceci ou cela. En contrepartie, le bracelet vous incite constamment à manger sainement, à bouger parce que la sédentarité c’est mal, à partager tout ce que vous faites, même le plus banal et inintéressant (en fait particulièrement le plus banal et inintéressant), sur les réseaux sociaux, et surtout, mais alors surtout, il vous pousse à consommer (et si vous ne le faites pas, les avantages et autres réductions s’accumulent jusqu’à ce que vous craquiez). Et bien sûr, il vous pousse à la performance, car si vous restez trop longtemps sans suivre ses conseils, vous perdez des points, vous n’êtes plus dans le game, et il affiche ainsi des cercles de couleurs désagréables.
Les conséquences se voient très facilement dans la relation entre Alain et son amie Mel : leurs activités communes ne sont pas basées sur leurs envies, mais sur ce qui leur rapportera le plus de points, leur permettra de remplir les « objectifs » fixés par le bracelet. Et elles se remarquent encore plus quand Alain rencontre la belle Clara, aux tendances anarchistes et anti-capitalistes, le pauvre homme étant déchiré entre sa volonté de toujours faire partie du Réseau et celle de faire partie de la vie d’une jeune femme farouchement opposée aux activités susurrées par le bracelet.
Analyse et ressenti
Eh bien voilà du très bon boulot. Sur la forme, c’est franchement bien écrit, avec un côté haletant et une vraie empathie pour les personnages (sans parler d’une chute complètement inattendue et absolument excellente). Sur le fond, Audrey Pleynet a parfaitement su capter les dérives de notre époque et les amplifier dans un futur (dangereusement) proche afin de mieux les dénoncer. Le texte montre très bien le fait que le narrateur, alors qu’il est dans une rue très fréquentée, est pourtant seul, isolé, parce qu’il est plongé dans les affichages de son bracelet, ce que n’importe qui peut d’ores et déjà vérifier en voyant le nombre de gens plongés dans leur smartphone alors qu’il y a des centaines de (vraies) personnes autour d’eux. Il montre aussi cette tendance à mon goût hautement détestable de TOUT montrer de sa vie sur les réseaux sociaux, avec les selfies et autres photos de ce que vous êtes en train de manger, et plus encore, celle de se sentir obligé de tout noter, de tout commenter. Et aussi la dérive qui consiste à organiser ses activités en fonction de ce qui va pouvoir être attractif pour l’audience des réseaux sociaux, plutôt que de faire ce que l’on a envie de faire, tout simplement (et à cet égard, les faux-semblants et prétextes dont personne n’est dupe sont très bien montrés par l’auteure). Enfin, il examine les dérives consuméristes de notre société, où vous finissez par acheter des choses dont vous n’avez ni besoin, ni envie, juste pour ne pas laisser passer ce que vous considérez comme des « opportunités », réductions et autres avantages, à durée limitée évidemment.
J’ai aussi apprécié le ton du texte, certes dénonciateur mais ni agressivement militant et encore moins moralisateur (à cet égard, la fin remet d’ailleurs la balle au centre d’une façon magistrale). C’est une nouvelle qui éclaire, qui avertit, mais qui ne juge pas.
Bref, j’ai passé un très bon moment de lecture. Audrey Pleynet a également sorti un roman, Noosphère, mélange, selon ses propres termes, « de SF, de philo et d’action », et j’avoue que si mon programme n’était pas surchargé jusqu’en… janvier 2022, j’y jetterai volontiers un coup d’œil, car s’il est seulement à moitié aussi bon que cette nouvelle, il doit franchement être intéressant.
Pour aller plus loin
Citoyen+ fait également partie d’un (excellent) recueil appelé Ellipses : vous pouvez lire sa critique ici.
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette nouvelle, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha, celle d’Artemus Dada (qui concerne Citoyen+ et le roman Noosphère), de Yogo, de Symphonie, de Lutin, d’évasion imaginaire, de Baroona, d’Aelinel,
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Noosphère, cela fait un moment que je tourne autour sans oser l’approcher car comme toi, la SF française, j’ai du mal. Je lirai donc ta chronique avec curiosité et tenter cette nouvelle que tu nous proposes en attendant.
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Il est naturel que « SF et philo » incite à la prudence, car tout le monde ne s’appelle pas Romain Lucazeau, clairement. Concernant Noosphère, comme indiqué dans l’article, ça va rester une idée de critique à très long terme. Je la garde dans un coin de ma tête, et si un jour j’ai un créneau qui se libère (un autre roman commencé et abandonné au bout de vingt pages, ou bien un truc brusquement repoussé de plusieurs mois -le « Actes Sud spécial »-), on verra si on tente ou s’il y a plus prioritaire à ce moment là. Sinon, eh bien rendez-vous en janvier 2022 😀
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2022 ? Ah ouais, quand même…
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Assez emballé par la nouvelle, j’ai pris le Noosphère, et arrivé presque à la moitié, toutes les qualités présentes dans la nouvelle y sont aussi.
Une plutôt bonne surprise, d’autant que c’est -semble-t-il- un premier roman.
Très prometteur !
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Aaaaah, merci pour ce retour très utile, qui, j’en suis sûr, va intéresser pas mal de gens sur ce fil, à commencer par FeydRautha et moi 🙂
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Je ne sais pas comment tu fais pour organiser ton planning de lecture et t’y tenir ! Moi quand j’essaie je ne tiens pas une semaine avant de tout changer en fonction de mon humeur et de prendre un livre que je n’avais pas du tout prévu. Alors 2022.. ! 😉
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En fait, pour l’organisation, tout part des nouveautés. Etant donné que je tente de les commencer le jour de leur sortie, je sais déjà qu’à telle date il faut que le livre précédent soit terminé pour que je puisse commencer la nouveauté. Donc pour établir le programme, je commence par placer les nouveautés dans le mois concerné, puis j’ajoute des livres plus anciens pour combler les trous. Sachant que je compte une moyenne de 100 pages par jour lues (même si, lorsque je suis libre, je peux monter à 175-225 pages par jour, certaines fois), ce qui fait que je sais exactement combien de temps va me prendre la lecture du bouquin x ou y. A partir de là, je ne touche plus aux nouveautés, mais je me laisse une marge de manœuvre pour les romans « de remplissage » : si j’ai une envie soudaine et que cela concerne un autre roman qui fait environ la même longueur que celui prévu à l’origine, je déplace ce dernier à un mois ultérieur et le remplace par mon envie du moment. Ce qui fait que, oui, je me tiens strictement à une partie du programme, mais pas forcément à celle « de remplissage ».
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C’est quand même trop la classe ! ^^ Un jour je ferais ça moi aussi 😉
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je suis également admirative. J’essaie de me faire un programme mensuel, et je ne le tiens jamais. Ou un truc s’intercale, ou mon choix initial ne me fait plus envie à ce moment là. Grosse surprise, je vais peut-être parvenir à lire les 2/3 de mon programme des challenges estivaux. Peut-être…
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Très chouette nouvelle, et sa gratuité participe (un peu, si l’on choisit de la lire) à l’idée qu’elle développe. Amusant.
Merci pour le lien.
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Je t’en prie.
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Mais c’est que ça m’a l’air très actuel tout ça ou comment se donner un bon coup de cafard sur notre charmante époque ^^ ou un coup de pied au cul pour éviter le pire…je note ^^
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C’est tout à fait ça 😉
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En fait, le sujet me fait vraiment penser à une nouvelle de Ken Liu, dans la Ménagerie de papier. Je ne me rappelle plus comment elle s’appelle, en revanche.
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C’est « Faits pour être ensemble », si je me souviens bien.
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Peut-être bien effectivement! Bonne mémoire!
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L’analyse des dérives de la société consumériste a l’air complète et bien menée. Ca me rappelle l’essai sociologique de Gilles Lipovetsky, « L’ère du vide », déjà publié dans les années 80…
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Et bien, je crois que je vais me laisser tenter par ton retour si positif, surtout que je connais bien tes réticences concernant la production made in France.
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Oh c’est très intéressant ! c’est un thème qui m’intéresse beaucoup, merci pour la découverte !
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Mais de rien 🙂
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Ping : FLASH ACTU : une chronique pour ma nouvelle gratuite Citoyen+
Je ne suis pas un adepte de la nouvelle mais je vais la lire et si c’est bien je me laisserais tenter par Noosphere surtout que les quelques retours Babelio sont bons (même si ce n’est pas des lecteurs de pure SF !)
Merci pour la découverte
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Je t’en prie. J’espère que tu aimeras, même si j’ai peu de doutes sur la question.
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Tu avais raison, c’est très bon, trop court à mon goût mais très appréciable.
Et sur son site il y a un tout petit texte publié le 1er janvier 2018 : Nouveau Nouvel AN qui vaut aussi le détour.
Sinon rien à voir, il semble que tu as un problème dans l’affichage des heures dans tes commentaires 😉
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Ah, merci de m’avoir signalé ce souci, j’ai modifié le réglage et l’heure devrait s’afficher correctement maintenant.
Sinon, j’ai l’impression très nette que c’est l’ensemble de la prose de la dame qui vaut le détour. Je pense même que je vais essayer d’avancer la lecture de son roman avant 2022 😀
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Merci d’avoir remis les pendules à l’heure… 😉
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Ah, excellent !
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Et tu aurais bien raison de le faire, son roman vaut largement d’en avancer la lecture : [https://artemusdada.blogspot.com/2018/08/noosphere-audrey-pleynet.html].
En tout cas ton blog est drôlement chouette avec ce nouvel habillage. Il était déjà pas mal avant, mais là il est très classe.
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Très bonne critique. Me voici convaincu, je vais programmer sa lecture dans les tout prochains mois.
Merci pour tes compliments concernant le nouvel habillage du blog !
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Ping : FLASH ACTU : une chronique pour Noosphère (et Citoyen+ en passant) de Artemus Dada
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J’ai lu Citoyen + (ce qui m’a déjà permis de gagner des points !) et là j’en fais un commentaire sur un blog (encore des points !)… Eh oui, je suis prêt pour être un citoyen +, ouf… j’avais tellement peur d’être un marginal, un laissé pour compte en lisant des livres « non officiel » (du genre critiqué sur Télérama)… Plus sérieusement j’ai lu d’une traite cette nouvelle très bien menée et malheureusement aussi très juste… (aïe… j’ai dû perdre des points, là…). Ne perdez plus une seconde pour télécharger (gratuitement) cette nouvelle d’Audrey Pleynet.
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Très joliment tourné, bravo 😉
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