Jirel de Joiry – Catherine L. Moore

La première héroïne de l’histoire de la Fantasy

Si Catherine L. Moore (1911-1987) n’a pas l’aura, en France du moins, d’une Ursula Le Guin ou d’une Leigh Brackett, elle a pourtant elle aussi une importance fondamentale dans l’histoire de la SFF, et plutôt deux fois qu’une : d’abord, c’est une des premières femmes écrivant de la SF et de la Fantasy (sous pseudonyme masculin – C.L Moore -, comme toutes les autres durant une longue période, en raison de la misogynie d’une partie du lectorat et des éditeurs), et ensuite, elle est créditée (comme nous l’explique Patrick Marcel dans la préface du livre dont je m’apprête à vous parler) de l’invention de la première héroïne de Fantasy (bien que la chose puisse être contestée ou nuancée, aussi bien sur le volet « la première » que sur celui « de Fantasy », comme le détaille également très bien ladite préface), la Jirel de Joiry qui donne son nom à l’ouvrage, chatelaine française d’un Moyen Age encore proche de l’antiquité romaine, bien qu’une fois de plus, la localisation, spatiale ou temporelle, soit sujette à caution en raison du flou dans la description du cadre, voire de contradictions. Mais vu que cette Fantasy, comme celle de Clark Ashton Smith (auquel on peut penser, sur ce plan précis du mélange des genres, du moins) et d’autres auteurs disons lovecraftiens, voire celle de Karl Edward Wagner, nous fait volontiers voyager dans d’autres univers pas très euclidiens, on pardonnera ce flou (cette parenté étant d’ailleurs d’autant moins étonnante que Moore était membre du Lovecraft Circle, groupe de fans et d’auteurs correspondant avec le génie de Providence).

L’ouvrage est en fait un recueil de six longues nouvelles (50-60 pages chacune), publiées dans le légendaire magazine Weird Tales entre 1934 et 1939, la dernière au sommaire (qui date cependant de 1937) étant co-écrite avec Henry Kuttner (1915-1958), l’époux de Moore et lui-même un écrivain de SFF et d’Horreur reconnu, avec lequel elle a entretenu une fructueuse collaboration littéraire de leur mariage en 1940 jusqu’à la mort de Kuttner en 1958. Dès la première nouvelle, j’ai été frappé par l’élégance de la langue (de l’autrice, du traducteur initial – Georges H. Gallet – et de la traductrice – Sophie Collombet – qui s’est chargée de la révision du texte pour l’édition poche) ET par la fluidité de la prose : en général, surtout avec les auteurs français, on a l’un ou l’autre, mais rarement les deux. On est ici, à mon sens, sur un pouvoir évocateur, sur une qualité de tissage d’une atmosphère particulièrement soignée, qui ne se situe pas si loin que cela d’un Lovecraft (sans atteindre les indépassables sommets auxquels culmine Clark Ashton Smith), même si d’autres pans de l’écriture montrent, eux, des faiblesses certaines (les personnages sommairement brossés, la répétitivité des intrigues, etc.). Comme à mon habitude avec les recueils, je vais vous résumer chaque texte avant de vous donner mon sentiment et mon analyse, puis je résumerai ce que je pense globalement de l’ouvrage en fin d’article. Continuer à lire « Jirel de Joiry – Catherine L. Moore »

Fury – Alastair Reynolds

Alastair Asimov

Je me suis déjà exprimé sur la question, mais si j’ai ouvert ce blog c’est, entre autres raisons (et certainement la plus importante de toutes), pour transmettre à mon tour les bons conseils de lecture SFF dont j’ai eu la chance de bénéficier quand j’étais adolescent. À cinquante ans, dont quarante-deux de lectures classées dans l’imaginaire (depuis les comics et les Livres dont vous êtes le héros jusqu’à aujourd’hui), je suis, depuis quelque temps, à mon tour dans la position du vétéran qui peut conseiller utilement des lectrices et des lecteurs soit complètement débutants, soit moins avancés dans leur découverte du genre. Cela ne signifie pourtant pas que je ne puisse pas moi aussi bénéficier d’un conseil de lecture : notre domaine est si vaste que nul n’a pu tout lire en une vie humaine, même en ne prenant en compte que ce qui est « important » (et sur quel critère le définir, d’ailleurs ? Ce qui est « important » pour moi sera illisible pour quelqu’un d’autre, et inversement). C’est ainsi un aponaute qui, en commentaire de la précédente critique d’un Alastair Reynolds, m’a recommandé la lecture de Fury, une assez longue nouvelle à l’affiche, notamment, du recueil Beyond the Aquila Rift, que j’avais justement en stock mais pas encore lu. Qu’il soit remercié pour son conseil, car ce texte s’est en effet révélé très bon ! Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un lecteur de ce blog me conseille une nouvelle en VO (cela a notamment été également le cas à l’époque où Rich Larson n’avait pas encore été traduit en français et où j’avais été dans les premiers à chroniquer un de ses textes), et c’est le genre de bon plan, ainsi que d’échange avec ma communauté, que j’apprécie beaucoup. Continuer à lire « Fury – Alastair Reynolds »

Apophis Box – Mars 2025

SF et Évolution / Provolution, IA se servant de l’humain à son insu, Extension des horizons : la téléportation et mini-chronique : Crimson Tempest – Anthony James

L’Apophis Box est une série d’articles… n’ayant pas de concept. Enfin presque. Bâtie sur le modèle des « box » cadeau, vous y trouverez à chaque fois trois contenus / sujets en rapport avec la SFFF, qui peuvent être identiques ou différents entre eux, et qui peuvent être identiques ou différents de ceux abordés dans la box du mois précédent. Pas de règle, pas de contraintes, mais l’envie de créer du plaisir, voire un peu d’excitation, à l’idée de découvrir le contenu de la nouvelle Box. Le but étant aussi de me permettre de publier des contenus trop brefs pour faire l’objet d’un des types d’articles habituellement proposés sur ce blog ou dérogeant à sa ligne éditoriale standard, et bien sûr de pouvoir réagir à une actualité, à un débat, sans être contraint par un concept rigide.

Vous pouvez retrouver les Apophis Box précédentes via ce tag.

Au sommaire de cette box de mars 2025 :

Nous sommes légion – Dennis E. Taylor

Après la Weird Fiction, la Weir Fiction !

Dennis E. Taylor est un programmeur informatique devenu écrivain de SF, et le moins qu’on puisse dire est que ce vécu professionnel se sent à la lecture de son roman, qui est qualifié de Hard SF (je rappelle que « Hard » signifie dans ce contexte « solide » – sous-entendu sur le plan du réalisme scientifique – et pas « difficile » à lire. Et d’ailleurs, ce bouquin est un magnifique exemple de la chose, tant il se lit avec une admirable facilité), même s’il faut bien s’entendre sur le sens donné ici au terme : c’est de la Hard Science du fait de l’emphase sur la technique (l’ingénierie), pas du fait d’un respect absolu des lois de la Physique telles qu’actuellement comprises (il y a des communications supraluminiques, par exemple). Et je m’empresse de préciser que ce n’est pas QUE ça : en fait, plus on avance dans le livre, plus on s’aperçoit qu’il balaye très large en termes de sous-genres ou de thématiques de la Science Fiction. Je ne suis guère fan de la couverture de l’édition française (vous trouverez celle de l’édition polonaise plus bas, vous verrez la différence…), mais au moins, elle a le mérite de moins crisper un certain lectorat que celle de la VO, qui marque clairement l’aspect (un parmi d’autres) SF militaire de l’ouvrage (même si là aussi, on est aux marges de ce domaine, vu que le personnage central n’est pas vraiment militaire, du moins au début ; vous comprendrez en lisant cette histoire), et elle souligne de façon détournée l’aspect fun et assez ludique du roman.

Nous sommes légion, donc, est le deuxième roman de l’auteur, et surtout le premier d’un cycle qui se nomme Nous sommes Bob en français et Bobiverse en anglais. Sur les cinq tomes de la VO, seuls les trois premiers ont été traduits, et vu que le tome 4 a plus de quatre ans, je suis pessimiste sur le fait que la traduction soit menée à bien. Toutefois, il se passe tellement de choses dans ces romans et ils sont tellement enthousiasmants que vous auriez tort de vous en priver sur le seul prétexte d’une traduction incomplète : j’ai achevé Nous sommes légion en moins de 24 heures, ce qui, si vous me suivez depuis un moment, devrait vous donner un indice très fort de sa qualité. Je ne lis même pas un Honor Harrington à cette vitesse, c’est tout dire !

Histoire de recontextualiser, j’ai acheté ce livre en promo Bragelonne il y a des années, l’ai laissé dormir dans un coin de ma liseuse parce que l’aspect SF humoristique éveillait ma méfiance, puis ai décidé d’y revenir récemment parce qu’il est centré sur 1/ le téléchargement de consciences humaines 2/ dans des sondes interstellaires, deux sujets qui m’intéressent beaucoup. Et là, ça a été la grosse claque : constamment surprenant, constamment réjouissant, ce bouquin, dont j’avais visiblement beaucoup sous-estimé l’intérêt, s’est révélé être une très bonne lecture, au style extrêmement fluide et plaisant, alliant un fond qui, s’il n’atteint pas les sommets himalayens des plus grands maîtres de la Hard SF, n’en est pas moins réel, à une forme qui, elle, rappelle fortement Andy Weir, avec un protagoniste fort sympathique, doté d’un solide sens de l’humour (de geek !), d’un inébranlable optimisme, et surtout d’une faculté à toujours trouver (ou presque) la solution technique qui va le sortir d’une situation périlleuse. Balayant, de plus, de nombreuses thématiques SF, Nous sommes légion me paraît être une très bonne porte d’entrée dans une SF un minimum ambitieuse mais abordable par quasiment tous les profils de lecteur, un tour de force pas si répandu que cela ! Bref, je ne saurais trop vous conseiller de le lire et de le faire lire, vous ne le regretterez pas ! Continuer à lire « Nous sommes légion – Dennis E. Taylor »

Dans le berceau du temps – Adrian Tchaikovsky

Le Crépuscule des dieux

Le 12 mars 2025, paraîtra en français le troisième tome du cycle entamé avec l’excellent Dans la toile du temps et poursuivi dans le magistral Dans les profondeurs du temps, sous le nom Dans le berceau du temps. J’ai, pour ma part, lu la version anglaise de ce roman, et ne peux donc pas me prononcer sur la qualité de la traduction (sinon pour dire que celle du titre évite un spoiler potentiel – pour les lecteurs les plus expérimentés en SF, du moins – mais du coup perd le clin d’oeil plein de sens caché de la VO), de la correction, la relecture et ainsi de suite. Je peux en revanche dire qu’à part dans ses derniers 10%, de loin les plus clairs et les plus intéressants (en fait si intéressants qu’on peut regretter amèrement que Tchaikovsky n’en ait pas fait le cœur de son roman), ce troisième volet est LOIN du niveau de ses deux prédécesseurs, il est vrai très élevé. Et je dis bien troisième, pas forcément dernier : la fin du livre sent très fortement le jalon avec un potentiel quatrième bouquin (envers lequel je serai, du coup, fortement méfiant : je n’en ferai l’acquisition que quand un Feydrautha / Anudar / Gromovar aura donné un avis positif dessus).

Ceux qui n’ont lu Tchaikovsky qu’en français pourraient être étonnés par un avis aussi négatif ; ceux qui, comme moi, ont lu une partie de sa vaste bibliographie VO (et le mot est faible…) savent que l’auteur est capable du meilleur (ce qui a été traduit, essentiellement) mais aussi de choses allant du passable au dispensable en passant par le plutôt mauvais. Ce cycle est le joyau de sa couronne (SF, du moins : en Fantasy, sa décalogie Shadows of the Apt – dont je proposerai la critique du premier tome dans les mois à venir – peut revendiquer ce titre), et on aurait pu espérer qu’il conserve sa qualité de bout en bout : cet espoir a clairement été déçu. Sur le fond comme (surtout) sur la forme, Dans le berceau du temps est une grosse déception, qui vire même partiellement au calvaire quand les longueurs se conjuguent à une narration inutilement convolutée et à un propos auquel on est loin de tout comprendre, avant que les dernières dizaines de pages ne clarifient et ne relèvent le niveau. Pas de quoi sauver ce bouquin pour autant : il m’est pénible de le dire, parce que pour moi ses deux prédécesseurs sont deux monuments de la SF de haute volée récente, mais vous pouvez vous dispenser sans grand regret de sa lecture. Vous garderez ainsi une bonne image de ce cycle. Seule l’hypothétique parution d’un tome 4 au niveau des deux premiers pourrait redonner un intérêt à ce tome 3, à la rigueur. Continuer à lire « Dans le berceau du temps – Adrian Tchaikovsky »

The Two faces of war – Rob J. Hayes

Tout le talent de Rob J. Hayes condensé en une courte nouvelle

Si vous vous inscrivez à la Newsletter de Rob J. Hayes, vous recevrez en cadeau trois nouvelles (sous forme électronique) qui se déroulent dans certains des nombreux mondes créés par l’auteur, dont celui du cycle Mortal techniques dont je vous ai parlé plusieurs fois sur ce blog. Le texte en question, The Two faces of war, est accolé au premier chapitre du roman Never Die (c’est donc aussi l’occasion d’en avoir un aperçu, même si le plus intéressant en est la fin et ses énormes et très inattendues révélations), et avait à l’origine été publié dans Art of war, une anthologie réunissant quarante auteurs de Fantasy qui avaient accepté d’écrire à titre gracieux une nouvelle au profit de Médecins sans frontières. Et parmi les quarante, il y avait quelques noms connus des aponautes, comme, donc, Hayes, mais aussi Mark Lawrence, Brian Staveley (Skullsworn), John Gwynne (L’Ombre des dieux), Sebastien De Castell (The Malevolent seven), Nicholas Eames (La Mort ou la gloire), Ben Galley (Chasing graves), Ed McDonald (La Marque du corbeau), Anna Stephens (Godblind), Anna Smith Spark (The Court of broken knives) ou encore R.J. Barker (The Bone ships, qui sort en français dans quelques semaines).

Notez que même si The Two faces of war est supposé se dérouler dans l’univers de Sword & Sorcery d’inspiration asiatique du cycle Mortal Techniques, il pourrait en fait prendre place dans n’importe quel monde ayant une technologie de niveau médiéval. Même pas médiéval-fantastique ou oriental, juste médiéval. Je ne cite d’ailleurs ce texte sur ce blog consacré à la SFFF que parce qu’il émane d’un auteur exerçant son art dans le registre des littératures de genre et l’ayant publié à l’origine dans une anthologie de Fantasy. Et parce qu’il offre un éclatant aperçu (et gratuit, qui plus est) du formidable talent de Hayes. Continuer à lire « The Two faces of war – Rob J. Hayes »