Un grand roman (de Fantasy) Historique
Cette critique a été réalisée dans le cadre d’un service de presse fourni par les éditions Argyll. Un grand merci à Xavier Dollo et Emmanuel Chastellière !
Le 9 juin 2023, paraîtra chez Argyll Himilce, le nouveau roman d’Emmanuel Chastellière. L’auteur ayant fait des études d’Histoire, ses romans de Fantasy (L’Empire du léopard , La Piste des cendres) et ses recueils de nouvelles de New Weird à esthétique Steampunk (Célestopol, Célestopol 1922) ayant une forte composante composante historique (y compris pour les deux livres de Fantasy à poudre se déroulant dans un monde secondaire), et son intérêt, pour ne pas dire son amour, pour l’œuvre de Guy Gavriel Kay, le « pape » de la Fantasy Historique, étant bien connu, il paraissait clair que tôt ou tard, il allait écrire un roman relevant de ce sous-genre.
Ce qui frappe d’emblée est la période historique choisie : comme je l’expliquais dans une récente Apophis Box, la civilisation carthaginoise est très nettement moins exploitée en SFFF que d’autres de la même époque, Rome en tête. Ce qui interpelle ensuite est que la focale n’est pas centrée sur Hannibal, comme on aurait pu s’y attendre… mais sur son épouse, prénommée Himilce, un choix aussi singulier qu’audacieux, ne plaçant dès lors pas (ou disons plutôt pas majoritairement) cette œuvre dans une perspective militaire mais plutôt féminine, pour ne pas dire féministe. Car comme la quatrième de couverture l’explique très bien, un des intérêts (et comme nous le verrons, ce n’est pas le seul) d’Himilce est de tenter de démontrer pourquoi l’Histoire préfère retenir les hommes guerriers plutôt que les femmes promouvant la paix.
Au fil des lectures et des années, j’ai dit d’Emmanuel Chastellière que c’était un auteur prometteur, puis qu’il avait atteint une certaine maturité littéraire, puis qu’il se plaçait désormais parmi les écrivains d’imaginaire français qui comptent (on aimerait un peu plus de SF, par contre, merci 😀 ). Avec Himilce, dont la gestation a été longue, apparemment, il a clairement franchi un palier supplémentaire : si la Fantasy Historique est un sous-genre chéri par nombre d’auteurs français, et un registre où, contrairement à d’autres au sein des littératures de l’imaginaire, ils ont su, et souvent avec brio, se montrer fort convaincants, il manquait au domaine son équivalent de ce qu’est Guy Gavriel Kay chez les anglo-saxons ; non seulement Himilce est le roman le plus abouti d’Emmanuel Chastellière, mais il a su, ce qui n’est pas un mince exploit, se hisser à la hauteur du Kay moyen. Peut-être pas encore à celle des chefs-d’œuvre du canadien (Les Lions d’Al-Rassan ou La Mosaïque de Sarance), mais il n’a clairement rien à envier à la plupart des autres livres de Kay. Et croyez-moi, ce n’est pas le genre de compliment ou de « distinction » que je distribue avec prodigalité ou aisément, ma réputation de critique difficile n’étant plus à faire. Comme nous le verrons, s’il m’a manqué un petit quelque chose pour lui décerner le titre suprême de (roman) Culte d’Apophis, Himilce reste une sortie fort recommandable et, à mon sens, un jalon important dans la carrière de son auteur.
Contexte, personnages
L’intrigue et le contexte sont relativement aisés à résumer : il s’agit de l’histoire d’Himilce, l’épouse d’Hannibal, essentiellement durant les trois premières années (dont une contée en détails et deux de façon plus elliptique) de la Deuxième guerre punique, un épisode clé de l’enfance de cette princesse (mariée sans qu’on lui demande son avis au plus emblématique des Barca pour nouer une alliance politique avec son clan, un des plus puissants d’Ibérie) étant narré dans le premier chapitre, sa rencontre avec son futur époux dans le second, et le départ pour la guerre de ce dernier, où il refuse de l’emmener avec lui et la confie à un de ses hommes de confiance, le numide Aspar, dans le troisième, avec des écarts de plusieurs années entre chacun d’eux.
Le reste du roman se situe à Carthage ou dans ses environs, et ne montre plus du tout Hannibal, même si évidemment, ses exploits militaires en Italie sont mentionnés. Non seulement il n’est pas le sujet du roman, ni même son personnage central, mais plus que cela, ce sont les autres Barca (sa mère, sa sœur, sa cousine -mon personnage préféré- et, sur la fin, son frère) qui sont mis en avant, particulièrement les femmes du clan, donc.
Outre le fait que visiblement, Emmanuel Chastellière s’est documenté avec sérieux sur la culture carthaginoise (le récit regorge de détails précis qui confèrent à ce roman un vernis certain d’authenticité, du moins autant que quelqu’un qui n’est pas historien et qui n’a pas cherché à vérifier le moindre de ces détails puisse en juger), si vous faites ne serait-ce que de vagues recherches sur Himilce elle-même, vous vous apercevrez, en achevant le livre, que l’auteur a lié de façon très habile réalité et fiction, et qu’avec le peu qu’on sait de la princesse ET qui est solidement établi (où les chroniqueurs ne se contredisent pas ou alors quand un seul mentionne un point précis alors qu’il n’est attesté par aucun des autres), il s’est formidablement débrouillé pour forger une intrigue, les moments clés de la vie de ce personnage, de façon crédible, cohérente et intéressante : bravo !
Écriture
Emmanuel Chastellière a désormais une bibliographie suffisamment conséquente pour que vous ne soyez pas surpris si je vous dis que dans ce livre comme dans les autres, particulièrement les plus récents, son style est fluide et plaisant. Là où Himilce marque, toutefois, une évolution, est dans un ton plus… peut-être pas grave, mais disons plus solennel, un vocabulaire / des tournures plus… pointu(es) sans être non plus pédant(es), et surtout dans des descriptions d’une qualité absolument exceptionnelle (et je pèse mes mots). Les descriptions ne sont pas un aspect de l’écriture sur lequel je m’arrête, en général, à moins qu’elles ne soient omniprésentes / trop développées ou rédigées avec une exceptionnelle maladresse. Pour que la chose soit aussi frappante dans Himilce, il a donc a fallu qu’elles aient quelque chose de vraiment unique : cela tient à deux points, à la fois un choix de vocabulaire suffisamment précis et efficace pour créer, en peu de mots, une image très nette, vivante, de ce qui était décrit, et le fait que dans ces brèves descriptions, Chastellière se débrouille toujours pour convoquer la majorité des sens du personnage et donc, par extension, qu’il offre au lecteur une image aussi multi-dimensionnelle, sur le plan sensoriel, que possible. Ils sont finalement rares les romans de SFFF (voire les romans tout court) qui, outre l’aspect visuel et auditif, décrivent les textures, les saveurs, les odeurs, aussi bien que l’auteur l’a fait ici. Et il prouve aussi que, contrairement à certains de ses camarades auteurs français, il n’a pas besoin d’une page de descriptions pour être pertinent et efficace… bien au contraire !
On retiendra aussi une atmosphère très particulière, mélange de mysticisme, par moments, de réalité crue, la majorité du temps, et, assez souvent, particulièrement lors des deux ans passés par Himilce « à la campagne », mélancolique, parfois à la limite du poétique. Comme nous allons le voir, elle peut évoquer d’autres auteurs, mais on se gardera d’oublier que Chastellière a déjà su forger des ambiances semblables dans son univers Célestopol : je pensais jusque là qu’il avait su, avec brio, reproduire les particularités de l’âme slave, mais je m’aperçois désormais que c’est dans ce genre d’atmosphère nostalgique, parfois fataliste, qu’il se coule en fait le mieux, qu’elle soit connectée au monde slave ou pas.
Style soigné, descriptions très réussies, ambiance très travaillée, vous vous doutez donc que ce roman jette rapidement sur vous les rets d’un sortilège dont il est difficile de se dépêtrer, et c’est d’autant plus vrai que le personnage d’Himilce est aussi émouvant qu’attachant et convaincant, et que le propos central sous-jacent (pourquoi l’Histoire retient-elle les hommes de guerre plutôt que les femmes œuvrant à la concorde ?) est solide (je vais en reparler) et intéressant.
Ressemblances, taxonomie
Première précision d’importance : ce roman est présenté comme de la Fantasy Historique, mais il possède en tout et pour tout UN élément qu’on pourrait qualifier de surnaturel, à ceci près qu’on pourrait très bien imaginer qu’il n’existe peut-être que dans la tête d’Himilce (et ce d’autant plus qu’il est suggéré qu’elle a été sujette à des crises d’épilepsie, et que donc, par extension, elle pourrait avoir un trouble cérébral quelconque qui, en état de stress, lui fait voir quelque chose qui n’a aucune réalité). Ou que c’est le symbole, projeté par sa psyché, de ce qui l’empêche de vivre sa vie librement, comme elle l’entend, de faire une certaine catharsis (de façon assez étonnante, cela m’a rappelé un épisode du comic Daredevil, où le personnage a perdu son sens radar et où, se rendant chez son maitre, Stick, il visualise le poids psychologique qui l’empêche de le retrouver sous forme d’un « démon » qui n’a, bien entendu, aucune existence tangible).
Qui dit roman de Low Fantasy Historique évoque forcément Guy Gavriel Kay, le pape de ce domaine, d’autant plus que l’auteur en est un admirateur assumé, que le ton et l’ambiance se placent dans les pas du canadien, ainsi qu’une partie du style, l’emphase sur les personnages féminins et la volonté de donner au moindre personnage secondaire, voire « figurant », comme on dirait au cinéma, de l’épaisseur, pour ne pas dire une âme. Pour autant, est-ce du sous-Kay ? Ma réponse va être claire, catégorique et surtout négative (ce n’est PAS du sous-Kay), et ce pour trois raisons : premièrement, si Himilce opère dans des registres similaires à ceux de Kay, il a aussi suffisamment de particularités ou de qualités propres (les descriptions, notamment, meilleures que celles du canadien, sans parler du cadre carthaginois, qu’il n’a jamais exploré) pour s’en démarquer (pour moi, faire du sous-Machin, c’est copier sans la moindre originalité l’inspirateur, ET faire moins bien : rien de tel ici) ; deuxièmement, ce serait du sous-Kay si Chastellière singeait Kay sans parvenir à son niveau de qualité, alors qu’indubitablement, Himilce est au niveau de la moyenne des livres de Fantasy Historique du canadien (il n’a par exemple pas grand-chose à envier au dernier traduit en français en date, Comme un diamant dans ma mémoire, se montrant même plus subtil que lui quand il s’agit de ne pas plaquer les particularités sociétales du XXIe siècle dans une période historique), sans pour autant atteindre celui de ses chefs-d’œuvre (Les Lions d’Al-Rassan, La mosaïque Sarantine), mais tutoyer le niveau d’un écrivain aussi expérimenté, pointu et doué que Kay est déjà admirable, et clairement digne de félicitations, pas de mépris ; enfin, ce n’est pas du sous-Kay, parce que parmi les différences entre Himilce et les romans de ce dernier, il y en a deux qui changent tout : la Fantasy Historique de Kay se passe dans un monde secondaire, certes conçu pour refléter fidèlement le bassin méditerranéen à diverses époques historiques, mais qui n’est tout de même pas la Terre, ce qui, entre autres choses, autorise quelques écarts avec la contrainte d’un vrai roman Historique, et d’autre part, chez Kay, même si c’est de la Low Fantasy, ça reste de la Fantasy tout de même (il y a deux lunes, quelques êtres surnaturels, des figurines animées, etc.).
Et justement, si on combine le fait qu’on pourrait tout à fait, dans le cas d’Himilce, laisser tomber le qualificatif de Fantasy Historique pour garder celui de roman Historique tout court (et ce d’autant plus que l’on peut citer un roman historique bien connu, le formidable Azteca de Gary Jennings, où le protagoniste pense qu’il croise régulièrement le dieu du vent, Ehecatl, alors que nul n’a jamais classé ce livre en Fantasy Historique) avec le fait de parler de l’épouse oubliée par l’Histoire d’un personnage que celle-ci a préféré mettre en avant, ainsi que quelques éléments d’ambiance noirs / du type « tout est foutu / ça va mal finir », ainsi que l’aspect intrigues politiques internes à la civilisation en question, on peut se dire que, tout de même, le roman d’Emmanuel Chastellière a plus qu’un vague petit quelque chose de Christian Jacq et… Non, pas le Jacq des 2347 cycles sur l’Égypte, de l’égyptienne-mais-aux-yeux-d’un-bleu-d’été (Neferet) ou du brave-type-injustement-traité-tout-le-long-de-la-trilogie-mais-dont-on-sait-qu’il-va-finir-vizir-parce-que-faut-pas-déconner-quand-même (Pazair), non, non, moi je vous parle du vrai Christian Jacq, celui des tout débuts, celui de ce formidable roman qu’est La Reine Soleil, consacré, quelle coïncidence, à l’épouse oubliée de Toutankhamon. Alors certes, il y a des similitudes (je trouve), mais d’un autre côté, l’Akhésa de Jacq a un rôle actif au cœur du pouvoir, alors que fondamentalement, Himilce, elle, cherche tout au contraire à échapper au pouvoir incarné par les Barca. Mais il n’empêche qu’il y a un petit quelque chose, peut-être d’ailleurs quelque chose à développer et à mêler à l’influence de Kay à l’avenir 😉
Pour en revenir à la Fantasy, pour le coup, l’aspect assez mystique de certaines scènes (particulièrement celle d’ouverture ou celles dans le bosquet de Batshillem) peut vaguement évoquer Marion Zimmer Bradley, et lors du long « exil » d’Himilce à la campagne, ce puissant personnage qui se réinvente en suivant paisiblement le rythme des saisons et des taches agricoles m’a rappelé la Tenar du Tehanu d’Ursula Le Guin. Mais dans les deux cas, c’est sans doute plus personnel qu’autre chose.
Thématiques
Comme nous l’avons vu, un thème sous-jacent est la question de savoir pourquoi l’Histoire a retenu Hannibal et pas Himilce, le stratège et le conquérant plutôt que son épouse qui a cherché (dans la version de sa vie présentée dans le roman, du moins) à améliorer le sort des pauvres et des domestiques de Carthage, ce qui est d’ailleurs une tendance lourde en ce qui concerne l’Antiquité : prenez cent personnes dans la rue, tout le monde ou quasiment connaîtra Hannibal, Jules César et Alexandre le Grand, mais combien auront entendu parler d’Hypatie d’Alexandrie, par exemple, combien sauront nommer l’épouse d’Alexandre ? Pas beaucoup, j’en gagerais ! Remarquons au passage qu’Emmanuel Chastellière « humanise » Hannibal, en le présentant comme une victime d’un destin tracé pour lui par sa famille, par sa cité, et ce avant même sa naissance : il était voué à être le général qui rognerait les crocs de la louve romaine, voire qui terrasserait la bête. Une Rome qui, pourtant, quand on y regarde de plus près, est identique sur de nombreux points à Carthage, plus ancienne : entourée de collines (sept pour Rome, cinq pour Carthage), c’est aussi une République qui abhorre les rois (chez les puniques, on va jusqu’à crucifier les apprentis-souverains !), avec un sénat, deux co-consuls, orientée vers la guerre et la conquête (en Afrique et en Ibérie -Espagne- pour les puniques), où richesse et influence côtoient la misère la plus terrible. Le roman décrit Himilce comme cherchant constamment à échapper au destin forgé pour elle par d’autres (même si elle n’y réussit pas toujours), tandis qu’Hannibal n’a guère d’autre choix que de s’y soumettre. La différence est peut-être là, finalement.
Le gros du roman démarre donc au quatrième chapitre, quand Himilce n’est pas autorisée à suivre Hannibal dans sa campagne militaire et est envoyée à Carthage, qu’elle n’a jamais visitée, pour y faire la connaissance, enfin, de sa belle-famille. Qui, alors que les frères Barca sont en Europe, est menée par la matriarche du clan, leur mère, Batshillem, par la sœur et la cousine d’Hannibal. Mais après tout, cet aspect matriarcal est-il étonnant, dans une cité dont l’histoire mythique dit qu’elle a été fondée par une femme, depuis idéalisée ? Himilce est accueillie avec froideur, car non seulement elle est une pièce rapportée, mais en plus c’est une barbare étrangère, et, pire que tout, elle a l’audace de se présenter l’utérus vide… On attend d’elle obéissance absolue et dignité, à la hauteur du puissant clan Barca, force politique incontournable à Carthage, alors que l’opposition, incarnée par Hannon, pousse à la coexistence et la paix avec Rome. Chose très mal vue par le parti belliciste : on se rappellera qu’Hasdrubal le Beau, le beau-frère d’Hannibal et son prédécesseur en tant que commandant militaire en Espagne, a été considéré comme un pleutre par les plus radicaux quand il a signé un traité avec les romains partageant l’Ibérie en deux zones d’influence. Rome et Carthage veulent cette guerre, la lignée d’Hannibal la veut, son précepteur la désire, ses soldats l’y poussent car ils sont avides de gloire et de richesses ; qui pourrait contrer ce genre d’attraction quasiment magnétique, cette force inexorable ? Ne cédant pas, en cette matière comme dans toutes les autres, au cliché, Chastellière décrit Hannibal non pas comme un chien de guerre, mais comme une victime de ce destin. Je me suis cependant posé une question : qui est venu en premier, la poule ou l’œuf ? Le projet a-t-il toujours été de parler spécifiquement d’Himilce et de nulle autre, ou, tout le roman se mettant en opposition par rapport au désir de guerre, le choix du plus grand contraste possible entre un des plus grands stratèges de l’Histoire militaire et sa femme éprise de paix a-t-il conduit au, pour ne pas dire imposé le (dans un cadre antique, s’entend) choix d’Himilce ?
Mais Himilce ne va pas se contenter de jouer à la princesse souriante, en toutes circonstances d’un maintien parfait avec les notables puniques ou les dignitaires étrangers à qui on souhaite arracher un financement ou même carrément des troupes pour assister le fils prodigue dans sa guerre contre Rome. Et surtout, elle va s’affranchir du seul vrai rôle qu’envisageait pour elle sa belle-mère : Page 256, Batshillem dit :
L’Histoire devait se souvenir de vous comme d’une mère, rien de plus.
Et Himilce ajoutera, page 257 :
Je suis réduite à mon statut de pouliche.
On se remémorera aussi ses sombres réflexions, page 137 :
Derrière le visage d’Hannibal, Himilce n’était rien, réduite à ce portrait muet, une pierre parmi d’autres, et certainement pas la plus précieuse. Tous ces convives ne la voyaient pas. Ils ne posaient pas les yeux sur elle, n’attendaient rien de sa part. La jeune femme n’était qu’un lien vers Hannibal, une figure que la plupart d’entre eux n’avaient jamais rencontrée. À travers elle, ces hommes et ces femmes espéraient entrevoir le général.
Merci, donc, à Emmanuel Chastellière d’avoir donné à ce personnage historique la place qu’il méritait, on peut même dire d’avoir mis fin à son invisibilisation 😉
Himilce va s’émouvoir du sort des gamins des rues, des pauvres (notamment en matière d’inégalités sociales au niveau d’un point aussi critique que la nourriture), d’une brave domestique un peu simple abusée par des nobles croyant pouvoir s’octroyer un droit de cuissage (et l’auteur insistera à plusieurs reprises sur la morgue des Barca, leur mépris de classe, leur indifférence pour le sort de ceux qui sont situés plus bas qu’eux dans la pyramide sociale), d’une éléphante maltraitée. On pourrait croire qu’elle va se montrer rebelle, rétive, alors qu’elle veut juste pouvoir tracer sa propre route, refuser un destin imposé, là aussi, par d’autres. Car Himilce, contrairement aux Barca arrogants, a du cœur : la vue des terres de son clan ravagées par les nombreuses mines d’argent qui en ont fait la richesse et lui ont donné une influence suffisante pour que les carthaginois cherchent une alliance, y compris matrimoniale, crée en elle une vive émotion.
Certains pourraient craindre un bouquin moralisateur, militant et aussi subtil que du Bruno Le Maire. Il n’en est rien, et ce pour plusieurs raisons : d’abord, si j’ai toujours apprécié la prose d’Emmanuel Chastellière, c’est que justement, il sait être concerné par certaines thématiques sociétales et environnementales sans pour autant basculer dans le côté militant de la Force. Non pas que j’aie quelque chose contre le militantisme, à la base (et puis personne ne me force à lire les livres concernés ou à les chroniquer, n’est-ce pas), mais en revanche, il s’accompagne très souvent, dans le cadre d’un roman, d’un manque de subtilité d’une telle ampleur que cela le rend rédhibitoire à mes yeux. Absolument rien de tel ici, car Emmanuel Chastellière fait preuve de son sens de la nuance et de son doigté habituel. C’est donc à la fois subtil et pas complètement manichéen. Même le personnage semblant le plus imbuvable du récit (Batshillem) n’adoptera pas un comportement binaire et impitoyable pétri d’absolus, fera preuve d’un sens de la justice et de l’empathie, de clémence, manifestera ses émotions, le moment opportun.
Je pourrais d’ailleurs émettre le même genre d’avertissement envers ceux que le stéréotype de l’héroïne courageuse qui lutte contre un destin injuste insupporte (et pour être tout à fait honnête, je pense pouvoir me compter dans cette catégorie) : encore une fois, Chastellière a suffisamment de talent et d’intelligence pour ne pas rendre Himilce imbuvable, pour ne pas la transformer en superhéroïne, la faire triompher de tous les obstacles, aussi illogique ou artificiel que cela puisse paraître.
L’intrigue est très bien ficelée, avec des tas d’éléments sur lesquels le lecteur ne s’arrêtera pas forcément mais dont l’importance apparaîtra clairement sur la fin. J’en profite d’ailleurs pour dire que les trois-quatre dernières dizaines de pages sont vraiment formidables, d’une puissance dramatique nettement supérieure au reste du roman (à quelques scènes près, comme celle d’ouverture ou la première dans le bosquet). Et c’est là que se situera sans nul doute le seul vrai bémol que j’aurais à apporter dans la présente critique, par ailleurs (presque) dithyrambique : si je place Himilce « juste » au niveau du Kay moyen, et pas sur le même plan que les chefs-d’œuvre du canadien, c’est que justement, il a su, dans ces derniers, maintenir ce genre d’intensité dramatique dans une partie significative des dits livres. Ce n’est pas qu’Himilce soit fade (j’ai beaucoup apprécié l’intermède de deux ans champêtre et son atmosphère mélancolique et bucolique, et de toute façon, Kay lui-même n’est lui aussi pas étranger à des rythmes d’une lenteur, pour ne pas dire parfois d’une langueur, majestueuse) en-dehors de ces scènes précises (tout spécialement celles de la fin), mais il y a tout de même une différence notable avec le reste, sans doute un peu trop notable.
On notera aussi tout particulièrement l’épilogue, prévisible sur un plan (j’avais vu venir la chose des centaines de pages à l’avance), pas vraiment sur d’autres (précisons d’ailleurs qu’un des facteurs qui rend la lecture d’Himilce plaisante est qu’on est presque constamment surpris), et plus subtil qu’il n’y paraît, notamment dans ce qu’il implique (soyez attentifs à certains « détails » qui n’en sont en réalité pas 😉 ). On notera aussi qu’Himilce n’est pas le seul beau personnage / personnage intéressant, il y en a d’autres, tout spécialement Aspar, l’homme de confiance d’Hannibal, le puissant guerrier désormais confronté à un véritable stress post-traumatique. On louera à sa juste mesure le talent d’Emmanuel Chastellière pour nous faire ressentir, vivre, les émotions, les doutes, les espoirs, les désespoirs aussi, de ses personnages.
En conclusion, je dirai qu’Himilce est sans conteste le roman le plus abouti d’Emmanuel Chastellière, qui a déjà atteint le statut d’auteur de SFFF à suivre, de voix importante dans l’Imaginaire français, depuis plusieurs livres, mais qui, avec cette Fantasy Historique qui a en fait pratiquement tout d’un roman Historique tout court, franchit encore un cap (notamment sur le plan stylistique), devenant, toutes proportions gardées, une sorte de Guy Gavriel Kay à la française, ou de Christian Jacq (celui au faîte de son art) qui aurait échangé les splendeurs de sa chère Égypte contre celles de Carthage. Pour être tout à fait honnête, sur le strict plan de l’univers, je garde une petite préférence pour le Nouveau-Coronado ou Célestopol, mais sur tous les autres, Himilce est devenu mon ouvrage favori de l’auteur, même s’il m’a manqué un petit quelque chose en matière de maintien de la constance de la puissance dramatique pour lui décerner le titre envié de (roman) Culte d’Apophis.
PS : ah et puis si, tiens, j’ai une vraie critique-où-là-ça-passe-pas-du-tout-faut-pas-déconner : vu que l’auteur décrit à au moins deux reprises Himilce comme étant rousse, comment ça se fait qu’elle a des cheveux aile-de-corbeau sur la couverture ? 😀
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Célinedanaë,
***
Celui-là, je l’attendais avec impatience. J’aime beaucoup cette période. Et l’œuvre de cet auteur. Suite à ta critique, l’impatience redouble.
Sinon, pauvre Bruno Le Maire 😉
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Il l’a bien cherché ^^ Je lis du Anne Rice BDSM, en ce moment, et c’est cent fois mieux écrit.
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Je vois que Christian Jacq aurait vendu près de 30 millions de romans. Si je pouvais en vendre ne serait-ce qu’un centième de ce total… ^^
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C’est tout le mal qu’on te souhaite. Mais très honnêtement, je préfère (et de très loin) le Jacq des débuts (de La Reine Soleil, donc, ou de Barrage sur le Nil) à celui de quasiment tout le reste de sa carrière : entre le côté manichéen, voire parfois un peu niais, le mysticisme un peu trop poussé et le fait qu’on a toujours le sentiment de lire la même chose, franchement, aujourd’hui, je ne pourrai plus en relire. Ou la pentalogie sur Ramsès, à la rigueur.
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Passons sous silence la qualité intemporelle et démiurgiquement surpuissante des aventures de l’inspecteur Higgins… Apophis, merci pour m’avoir fait découvrir les éditions Argyll, leur « état d’esprit » semble sonner très juste, ça fait du bien ! (et m’avoir fait m’attarder sur un auteur dont le nom croise de plus en plus mon chemin). Rien à voir, mais je découvre ton site depuis peu et, tu as du répondre à cette question 1 milliard de fois, mais à quel rythme lis-tu ? Je trouves tes sorties hyper rapides et en plus très qualis. Je vais sous peu mettre en ligne un site dédié à la cli-fi et je ne pense pas pouvoir adopter un rythme similaire, même en bossant à mi-temps ! Chapeau !
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Merci ! Les premières années après l’ouverture du blog (5 janvier 2016), j’ai lu 100 pages par jour (en VO ou en VF) quasiment 365 jours par an, Noël et Jour de l’An exceptés. Puis des ennuis de santé et d’autres facteurs ont fait que c’est devenu beaucoup plus chaotique. Aujourd’hui, on est entre 30 et 75 pages par jour, même si je suis occasionnellement capable de terminer un livre de 120-400 pages en une journée, si le style est fluide et si je suis en forme. Un autre facteur est que depuis septembre 2018, j’ai rejoint la rédaction du magazine de SF Bifrost, ce qui fait que je dois partager mes lectures entre celles destinées au blog et celles destinées à Bifrost. Mais je tente de publier au moins une critique ou un article par semaine, voire deux quand c’est possible.
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Mes parents en ont toute une série dans leur bibliothèque, mais j’admets ne connaître l’auteur que de nom !
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Je te recommande vraiment La Reine Soleil, normalement, tu devrais adorer (et je parlais d’Azteca de Gary Jennings dans la critique, mais si tu ne l’as pas lu, je te le conseille vraiment aussi).
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Non, je ne l’ai pas lu non plus, mais j’ai noté ça !
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Cela part très bien ce livre 🙂 C’est MA période fétiche en tant que passionné d’histoire donc on verra bien question documentation 🙂 Je m’étais permis à une époque de signaler une boulette dans faire de la science avec Star Wars première édition ,cela a été corrigé dans la 2 🙂 – Présence d’éléphants lors des batailles d’Hannibal -.
Si Emmanuel peut indiquer ses sources de documentation, cela peut me donner encore d’autres idées de lecture :))
Quelques questions :
– Ce livre est bien un roman unique ? Pas de suite prévue ?
– Il serait disponible en version numérique ?
Pour la date, je ne vais pas oublier, anniversaire de mon épouse 🙂
Pour Kay, Tigane , Lions , Chevaux célestes ont ma nette préférence, Les autres , j’ai beaucoup moins accroché.
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Bonjour,
Entre autres :
Alors :
– Histoire militaire des guerres puniques, Yann le Bohec.
– Carthage, histoire d’une métropole méditerranéenne, Khaled Melliti.
– Les Celtes d’Hannibal, Luc Baray.
– Carthage et le monde punique, Hédi Dridi.
– Ibères, Ibérie, origine et migration de ces Ibères, Adolphe Garrigou.
– Hannibal Barca, Abdelaziz Belkhodja.
– La péninsule ibérique aux époques romaines, Patrick le Roux.
– Les Guerres puniques, Folio Classique.
– Rome et Carthage, Michel Fauquier.
– Carthage, Samir Aounallah.
Et oui, c’est un roman unitaire, aucune suite n’est prévue. 🙂
Il devrait être dispo en numérique.
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Le le Bohec est très bon, comme tous ses livres d’Histoire militaire, d’ailleurs. Pas lu les autres, mais je note les références. Merci pour ta réponse !
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De rien !
J’essaie aussi de la « rentabiliser » avec mes petites vidéos de présentation.
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Merci pour les compléments. Bon , on a les mêmes ouvrages de référence. Hannibal m’a échappé en livre. Je vais regarder cela. Pour ton livre, je le prendrai en numérique chez Decitre quand il sera dispo. Hâte de le lire !
Le Bohec est très bon malheureusement ces derniers ouvrages ont tendance à baisser en qualité 😦
Merci à toi Apophis pour cette belle découverte et à Emmanuel pour l’avoir écrit !
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Avec plaisir !
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Eh bien, que dire, merci beaucoup !
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Waouh ! Quelle superbe critique. Merci beaucoup, Apophis.
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Merci à vous, surtout, pour votre confiance.
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Whoo !
Superbe critique ! Et un livre de plus dans ma pal 🙂
Et merci pour la découverte de cet auteur, cela me donne toujours plus envie lorsque le livre est écrit directement en français.
Merci et bonne continuation en tout cas !
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Merci !
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Merci beaucoup !
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Ah, comme j’ai eu droit à la remarque en privé, je précise que si je n’ai pas cité les ouvrages de Serge Lancel, c’est seulement parce que je ne les ai pas achetés. 😉
Mais je les ai consultés !
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D’une certaine manière, Himilice me fait penser à Circe de Madeline Miller que j’avais adoré. Il faudra vraiment que je le lise.
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L’ouvrage de Miller est, d’après ce que j’en sais (je ne l’ai pas lu) considérablement plus fantastique et chargé jusqu’à la gueule de détails tirés de la mythologie et des sources antiques ; Himilce est plus proche du monde réel et si la reconstitution est soignée, Chastellière n’a pas eu une telle source de documentation à sa disposition, tout simplement parce que les textes portant sur / mentionnant Himilce en particulier sont (très) rares et se contredisent parfois entre eux. Mais du coup, quand tu auras lu les deux, je serai curieux d’avoir ton retour et ta comparaison, si tu veux bien 😉
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Je pensais surtout au regard du point de vue de la femme et le fait de briser les idées reçues sur les héros de cette epoque que ce soit des êtres réels ou mythologique. 🙂 Je note ta demande en espérant ne pas oublier car je ne vais pas acheter tout de suite des bouquins. Avec le dernier arrivage de pré-commandes ma pal devient trop grande 😅. Je vais d’abord revenir à une taille plus modeste.
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Ah oui, de ce point de vue, en effet, les deux romans ont sans doute une parenté spirituelle.
ça roule, merci 😉
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En tout cas, si vous voulez laisser tenter, tant mieux pour moi ! 🙂
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Si « vous vous laissez » bien sûr. Ah, je suis fatigué ! 🙂
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Ce ne sera qu’une question de temps 🙂
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Eh bien, merci beaucoup !
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