Starfish – Peter Watts

Fish-tre, c’est noir, mais c’est bien ! 

starfish_wattsOn ne présente plus, sur ce blog, Peter Watts, mais précisons tout de même que le canadien est biologiste marin de formation, ce qui, comme nous allons le voir, a fortement influé sur le roman dont nous allons parler aujourd’hui. Premier livre publié par Watts (en VO ; en VF, il n’est sorti qu’après Vision Aveugle), Starfish est basé sur une nouvelle datant de 1990, Une niche (qui est d’ailleurs reprise en intégralité après le prologue, avec quelques modifications). C’est le tome inaugural d’une trilogie appelée Rifteurs (le tome 3 ayant été coupé en deux en VO mais existant sous forme unique en VF).

Starfish substitue aux profondeurs de l’espace celles de l’océan, et propose un huis-clos à l’atmosphère oppressante, et pas seulement en raison de l’endroit où l’intrigue se déroule : en effet, ses personnages vraiment très particuliers achèvent d’en faire une expérience assez unique pour le lecteur. De plus, le roman est construit comme un jeu de miroirs, et l’un d’eux consiste à brouiller les cartes avant que le vrai enjeu de l’intrigue se développe. Au final, Starfish est une lecture d’une très grande qualité (finalement pas si loin que ça de Vision aveugle, mais en plus accessible), même si sa noirceur extrême ne le destinera manifestement pas à tous les publics. 

Contexte / sous-genres : la Fish de l’univers *

Underwater, Midnight Oil, 1996.

A la base, il s’agit d’un roman Biopunk (clic ou clic), ce qui fait qu’on retrouve toutes les caractéristiques du (Post)cyberpunk : implants cybernétiques, pouvoir très accru des Multinationales (qui possèdent ici des armes nucléaires et traitent -au minimum- d’égal à égal avec les nations), géopolitique redéfinie où des pays nouveaux côtoient d’autres, connus, comme Israël, importance des réseaux, des IA, etc, le tout assaisonné d’une très généreuse rasade d’ingénierie génétique et autres thèmes relevant de la biologie (Biopunk oblige). Par exemple, les IA sont des gels de neurones artificiels de plusieurs kilos. Enfin, on retrouve les préoccupations écologistes des romans des trente dernières années, comme une modification catastrophique du climat et l’afflux de millions de réfugiés climatiques sur les plages dans certaines zones, chassés de leurs pays par la montée du niveau des océans ou l’avancée des déserts. Le roman relève par ailleurs de la Hard SF, ce qui n’étonnera personne puisque Watts est considéré comme un des Grands Maîtres de ce sous-genre. Et dans ce registre là, il se révèle franchement accessible, nous ne sommes certainement pas sur le même niveau que les textes les plus hardcore de Greg Egan.

Cet univers (qui se situe en 2050, d’après des dates évoquées dans le tome suivant) est aussi dystopique et apocalyptique : lesdits réfugiés sont parqués sur les plages parce qu’un Mur les isole du reste du territoire, l’internet tel qu’on le connaît actuellement a été remplacé par une sorte de meta-réseau multicouches infesté par du code malveillant intelligent (les gels IA servent d’ailleurs à le désinfecter), l’effondrement climatique est largement en cours, les ressources énergétiques se font très rares alors que la demande explose, et j’en passe. Et bien sûr, les Corporations sacrifient les êtres humains comme de simples pièces sur un échiquier, comme c’est très bien montré dans le roman.

Enfin, celui-ci s’inscrit aussi dans la SF Horrifique : des créatures des abysses à l’ambiance oppressante en passant par un équipage constitué de, hum, personnes ayant de gros soucis psychologiques, jusqu’à la dé-évolution de plusieurs d’entre eux jusqu’à un stade… disons pré-humain, cet aspect est très présent.

Base de l’intrigue, personnages : des profils psychologiquement fish-us *

Time to heal, Midnight Oil, 1996.

Pour satisfaire la demande énergétique, l’ARE (Autorité du Réseau électrique) de l’Amérique du Nord recomposée géopolitiquement a mis au point un plan aussi audacieux que désespéré : des stations installées sur les dorsales océaniques, au point de rencontre de deux plaques tectoniques, exploitent le potentiel géothermique de l’endroit, générant ainsi (chacune) une énergie équivalent à 7 réacteurs nucléaires. Le problème est que la technologie n’est pas encore assez avancée pour pouvoir être entièrement automatisée (ce sera le cas dans quelques années). Il faut donc qu’une équipe soit sur place, avec des rotations d’un an minimum. Et ceci… par trois kilomètres de fond, dans un endroit instable géologiquement et où la température de l’eau peut passer des 4°c habituels à des dizaines, voire des centaines, en quelques secondes. Et ceci dans le noir le plus absolu et dans un environnement où les créatures des profondeurs, habituellement de taille modeste, ont ici des proportions énormes (plusieurs mètres), bien qu’elles soient si affaiblies par les carences alimentaires qu’elles sont en fait plus impressionnantes que dangereuses.

Grâce à l’ingénierie génétique, celle des matériaux et à la cybernétique, on a mis au point les Rifteurs, des êtres humains modifiés capables de travailler indéfiniment (et sans opérer une complexe décompression à la remontée) dans cet environnement. On découvrira rapidement que les candidats n’ont pas été choisis au hasard, mais sont de deux types très particuliers, sur lesquels je ne vais rien dire de plus pour vous laisser le plaisir de la découverte. Les responsables du projet auront cependant quelques surprises, car certaines choses ne vont pas du tout se passer comme prévu. Et le lecteur, lui, en aura d’autres, car alors qu’il va penser, un bon moment, que la psychologie des Rifteurs est au cœur de l’intrigue, certaines pièces, dispersées dans tout le livre, vont petit à petit faire sens et orienter l’histoire dans une tout autre direction. Une direction encore plus passionnante !

Il n’en reste pas moins que ces personnages (et principalement Lenie Clarke -les noms des deux protagonistes qui apparaissent au début, Clarke et Ballard, sont un hommage Arthur Clarke et à Robert Ballard, explorateurs livresques ou réels des profondeurs-, Gerry Fischer, Karl Acton et Yves Scanlon) sont excellents, à la fois en eux-mêmes et surtout dans le cadre d’un livre de Hard SF, sous-genre où, d’habitude, ils sont sacrifiés au profit du Sense of wonder et / ou des avancées scientifiques, et où ils sont mono-dimensionnels. Rien de tel ici : ces protagonistes ont une psychologie exceptionnellement développée et sont très travaillés. Ce qui, là encore, n’étonnera pas ceux qui ont lu Vision aveugle, qui montrait les mêmes qualités (encore plus prononcées, même, à vrai dire) et démontrait, surtout, que Watts est un auteur définitivement à part sur ce plan en matière de Hard SF.

Atmosphère / ressenti, analyse : fish-(mind)-fucking *

Sins of omission, Midnight Oil, 1996.

Un point, tout d’abord, est frappant : l’atmosphère. La combinaison de la noirceur des personnages et du huis-clos abyssal, obscur et froid, rempli de « monstres », où ils évoluent, fait qu’une « pression », pareille à celle des trois mille mètres d’océan qui se trouvent au-dessus des têtes des protagonistes, pèse sur l’esprit du lecteur, parfois au bord de l’asphyxie. Je ne veux pas dire par là que ce livre est difficile ou pénible à lire sur un plan littéraire (même s’il faut bien dire que l’auteur prend beaucoup de temps pour installer ses personnages, avant que le rythme ne s’accélère vertigineusement d’une façon à la fois inattendue et particulièrement brutale), mais que l’atmosphère très singulière tissée par Watts va marquer son lecteur d’une couleur émotionnelle très spéciale. Dans Les tombeaux d’Atuan, Ursula Le Guin disait de créatures immatérielles appelées les Innommables qu’elles exerçaient une pression constante sur l’esprit de tous ceux qui pénétraient dans leur domaine. Ici, l’écrivain Canadien fait de même, et de ses personnages au passé traumatique à leur environnement abyssal en passant par certaines péripéties (disons que certains d’entre eux dé-évoluent vers un stade très animal, primitif, similaire à celui montré dans la nouvelle Maison dans le recueil Au-delà du gouffre), son roman exerce sur l’esprit du lecteur une pression que tous ne seront pas à même ou désireux de gérer. Car il ne s’agit en aucun cas ici d’une lecture « détente » ou « feel good«  comme on en voit de plus en plus, notamment dans l’édition anglo-saxonne, mais d’un livre coup-de-poing ne s’embarrassant d’aucune limite ou quasiment. Et il ne faut pas s’y tromper : le véritable sujet d’une bonne partie du roman n’est pas le noir abysse océanique, physique, mais bel et bien les ténèbres qui se cachent au cœur de l’esprit humain.

Si vous voulez avoir deux points de comparaison en terme d’ambiance, que la plupart d’entre vous ont au moins une chance de connaître, pensez à une version « dark » du film Abyss ou bien à une version encore plus terrifiante des parties sous-marines de Sphère, et vous aurez une bonne idée de la chose. Mais avec des personnages complètement tarés, histoire d’en ajouter une couche.

J’ai été frappé par deux choses : la première est, bien sûr, l’intelligence avec laquelle tout cela a été conçu et exécuté. Honnêtement, je pensais Vision aveugle indépassable dans l’oeuvre de Watts, et si Starfish ne se hisse pas au-dessus, il n’en est tout de même pas si loin… tout en étant moins exigeant. Pour un premier roman, la maîtrise du canadien est même absolument sidérante, même si, comme précisé, il y aura peut-être des soucis en terme de rythme pour certains types de lecteurs. Et puisque je parle de Vision aveugle (VA), on peut d’ailleurs remarquer que Starfish en constitue presque ce que j’appellerais une « répétition générale » ou un prototype, tant certaines similitudes sont frappantes, des critères de composition de l’équipage à l’importance du concept de vampires. Il y a même, dans la communication avec les gels, un passage évoquant ceux parlant de la chambre chinoise dans VA ! Enfin, après avoir réinventé lesdits vampires dans VA, les zombies dans sa suite, Échopraxie, le canadien donne, dans Starfish, une explication quantique et Penrosienne à une forme limitée de télépathie. Comme quoi, avec un solide auteur de Hard SF, tout peut être expliqué, même le plus fantastique !

Deuxièmement, j’ai été émerveillé, littéralement, par l’habileté de la construction, qui exploite tout un système de miroirs ou d’oppositions. Le premier nous fait nous concentrer sur les Rifteurs, alors que le véritable enjeu de l’intrigue est entièrement différent. Le second nous place d’abord dans la tête de ces derniers (y compris, dans la séquence la plus fascinante du livre, dans celle de Gerry, qui a régressé à un stade disons… reptilien) avant de basculer complètement de point de vue en nous offrant celui de Scanlon, le psy venu les étudier et qui les voit évidemment d’un tout autre œil, extérieur, d’un regard rationnel. Les autres sont liés aux thématiques développées, et montrent tout un tas de fascinantes oppositions : sans (trop) spoiler, Watts oppose une évolution Posthumaniste à une volution pré-humaine (c’est d’ailleurs cet aspect là qui m’a le plus frappé sur le plan émotionnel, même si j’ai eu d’autres sujets de réflexion au niveau des thématiques), les ténèbres d’un décor oppressant à celles, encore plus grandes, de l’esprit humain (le macrocosme au microcosme, si l’on veut, l’abysse océanique étant finalement moins profond que celui qui s’étend dans l’âme d’un homme), la simplicité à la complexité, et surtout la prochaine étape (posthumaniste) de la vie à une autre, surgie du fond des âges comme de celui de l’océan Pacifique, avec une troisième forme de vie dans le rôle de l’arbitre.

En conclusion : un livre dont on ne se fish-era pas ! 

Premier roman d’une trilogie, Starfish met en scène des humains génétiquement et cybernétiquement améliorés afin de fonctionner sans assistance et pour de longues périodes par trois mille mètres de fond, sur une dorsale de l’océan Pacifique où leur rôle est de maintenir en état de marche une station de production d’énergie géothermique vitale pour le monde occidental. Un monde redéfini géopolitiquement, dans ce futur relativement proche, où les corporations ont acquis un énorme pouvoir, où les réfugiés climatiques sont légion (et traités comme des moins-que-rien), où l’internet n’est qu’un nid à virus, où les IA à la Saturn III (à base de gels de neurones) sont chargés de son débogage.

Starfish est certes un roman oppressant (je le déconseille absolument à toute personne ayant un passé traumatique ou la phobie des profondeurs océanes -même si c’est un peu mon cas et que je suis arrivé au bout-), mais c’est surtout une oeuvre d’une intelligence et d’une profondeur (sans mauvais jeu de mot) rarissime, même en SF de haute volée. Sans doute plus accessible que Vision aveugle, le chef-d’oeuvre de l’auteur, il n’en constituera pas, pour autant, la porte d’entrée idéale dans la bibliographie du canadien, tant son ambiance sombre ne sera pas taillée pour tous les profils de lecteurs. Mais les thématiques fascinantes développées, en miroir, devraient pourtant en faire une lecture incontournable pour l’amateur éclairé à la recherche d’une science-fiction de l’extrême, que ce soit dans le décor ou le fond (encore une fois sans mauvais jeu de mot).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin sur Albédo, celle d’Olivier Girard sur le blog du Belial’, du Chien critique, du Journal d’un curieux, du Post-it SFFF,

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26 réflexions sur “Starfish – Peter Watts

  1. Ping : Starfish – Peter Watts – Albédo

  2. Tu sais tout le bien que je pense de Peter Watts, je l’ai lu juste avant de lire Vision Aveugle. Inutile de dire que quand VA est sorti je me suis précipitée ventre à terre, et quelle magie!

    Dans la thématique sous-marine SF, je ne crois pas que l’on fasse mieux. Et encore, ce n’est m^me pas le meilleur bouquin de Watts.
    je sais, cher Astéroïde, concernant Watts, je ne suis pas du tout mesurée et impartiale…

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  3. Peter Watts, c’est un auteur qui gagne à être connu.
    Alors, bon, je peux comprendre que l’on puisse ne pas accrocher. C’est particulier, vraiment. Cela me retient de le conseiller indistinctement à mes amis, curieux de se mettre à la SF. Je leur conseille, évidemment, mais avec les précautions d’usage : c’est oppressant, sur le ton, sur les sujets, si on veut un truc fun mieux vaut passer son chemin.
    Mais quand il vous saisit, vous êtes happé. Fasciné. Et Starfish ne déroge pas à la règle. Je l’ai lu, il y a quoi? Un an? deux ans? Et je me souviens pourtant avec précision de certaines scènes.

    Après, entre nous, je ne suis guère surpris que tu aies apprécié ce roman !

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  4. Je crois que ca fait un bail que je suis interpellée par cette couv. Par contre, je me rends compte que je n’en avais jamais lu un seul résumé 😂
    Peut-etre qu’il me tente un peu moins, ceci dit, tu en parles fort bien et donne quand meme envie de le decouvrir.
    J’attends de lire ton avis sur les tomes suivants.

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  5. Ping : Focus trilogie Rifteurs – Peter Watts | Le culte d'Apophis

  6. Assez intéressant toute cette SF, je pense que je vais bientôt le lire. Je ne suis pas une grande habituée du genre, j’avais lu quelques Dantec ( peut on dire que dantec est biopunk? )
    Mais j’apprécie d’en lire, en espérant que celui ci ne sera pas trop complexe à lire, mon cerveau ayant parfois du mal à capter les écritures trop perché stylistiquement comme c’est souvent le cas dans ce type de livres. Peut etre devrais je prendre un peu de neuronnes artificiels pour remédier à cela? 🙂

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  7. Ping : Les découvertes de l’ombre #13 | OmbreBones

  8. Ping : Vision aveugle – Peter Watts | Le culte d'Apophis

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