The black god’s drums – P. Djèli Clark

Un worldbuilding au top, encore une fois

black_god_s_drumsSi vous suivez ce blog depuis un moment, vous savez sans doute que lorsque je découvre un auteur et que j’apprécie vraiment ce que je lis, j’ai tendance à aller farfouiller dans sa bibliographie, histoire de prolonger cette bonne expérience. Après avoir adoré The haunting of Tram Car 015 et A dead djinn in Cairo de P. Djèli Clark, j’ai eu envie de lire l’œuvre la plus connue de cet écrivain, à savoir sa novella The black god’s drums. Tout comme les deux textes ayant pour cadre une Égypte alternative, ce roman court relève de l’uchronie de Fantasy, c’est-à-dire qu’il se déroule certes sur Terre et pas dans un monde imaginaire, mais que d’une part le cours de l’Histoire a été modifié, et que d’autre part des éléments fantastiques (magie, créatures surnaturelles, etc) y sont présents. On ajoutera, pour être complet, que chez P. Djèli Clark, il y a également une esthétique Steampunk, ce qui n’est pas le cas dans toutes les uchronies de Fantasy, évidemment.

Si, sur le papier, cette novella relève de codes similaires à ceux employés dans la nouvelle et le roman court égyptiens, l’ambiance et le monde créés se révèlent pourtant sensiblement différents. De plus, globalement, j’ai moins apprécié ce texte que les deux autres, sans le trouver mauvais pour autant. Toutefois, si vous souhaitez vous projeter dans un univers qui sort vraiment des sentiers battus, et particulièrement si vous appréciez tout ce qui tourne autour de la Nouvelle Orléans et des Caraïbes, vous trouverez difficilement plus exotique, comme nous sommes sur le point de le voir.

Univers *

* Talkin’ ’bout New Orleans, The Meters, 1975.

Nous sommes en 1884, à la Nouvelle Orléans (NO). Sauf que cette ville-là n’a pas grand-chose à voir avec celle que vous connaissez. En effet, c’est tout d’abord une cité libre (et neutre, où tout le monde est le bienvenu à condition de ne pas créer de troubles), depuis une révolte d’esclaves lors de la première année de la Guerre de Sécession. Qui, au passage, dans cet univers, a duré huit ans et pas quatre, jusqu’à ce qu’un armistice soit signé après la troisième Antietam entre les deux camps épuisés. En conséquence, les défunts USA sont partagés entre l’Union d’un côté, et les CSA (Confederate States of America) de l’autre (plus quelques territoires non-alignés comme NO). Des Confédérés toujours aussi salopards, puisque grâce aux ressources de la technologie (steampunk, dirons-nous) de cette époque, ils forcent les esclaves trimant dans les champs et les usines à respirer un gaz annihilant toute volonté de révolte.

Mais revenons à NO : son indépendance est garantie par les grandes puissances, comme les anglais, les français ou… les Haïtiens et leurs alliés des Îles Libres (traduisez : des colonies caribéennes libérées de leur tutelle coloniale et indépendantes). En effet, lors de la révolte en Haïti, un scientifique fournit aux rebelles une arme terrible, dont le nom de code est The black god’s drums (BGD ; les tambours du dieu noir). En clair, il s’agit d’invoquer la puissance de l’Orisha (nom des divinités Yoruba) Shango, afin de déchaîner une tempête qui, de fait, coule l’escadre de la Royale envoyée remettre les insurgés au pas. Lorsqu’une seconde flotte, plus grosse, est expédiée, elle est également anéantie, cette fois grâce à des dirigeables avancés larguant un liquide vert visqueux qui brûle même sous l’eau (ahem, Trône de fer, hum hum). En conséquence, Haïti arrache aux puissances coloniales son indépendance et celle des archipels environnants, plus d’énormes réparations de guerre. Et devient une superpuissance, au moins régionale. Les auteurs de GURPS Alternate Earths II (les deux volumes étant d’excellents ouvrages uchroniques, destinés au jeu de rôle mais passionnants même hors de son cadre) voyaient plusieurs manières de bâtir une histoire alternative intéressante, et renforcer la puissance des faibles en était une : nous sommes ici dans ce cas, et ce d’autant plus que la famille de l’auteur est originaire de Trinité-et-Tobago. Le même procédé est d’ailleurs employé dans les deux textes mis en lien dans l’introduction, cette fois à propos de l’Égypte.

Notez que les changements ne s’arrêtent pas là : lorsqu’il décrit les clients d’un bordel, Clark parle de « New Mexicans, Gran Colombians, Kalifornians (in their russian dress) ». Comme on le voit, il y a visiblement d’autres pays nouveaux, à la puissance augmentée ou aux maîtres différents !

Mais revenons aux BGD : si leur unique utilisation a sauvé Haïti et l’a établie en tant que puissance majeure, ils ont néanmoins eu une conséquence néfaste, à savoir une perturbation de l’atmosphère dans cette région du monde, générant chaque année de monstrueuses Tempêtes Noires. Pour s’en protéger, la Nouvelle Orléans a bâti ses Grands Murs (en français dans le texte -je vais y revenir-), qui, accessoirement, sont bien pratiques pour servir de quais aux omniprésents dirigeables (esthétique steampunk, qu’on vous dit…). Ou de cachette à une orpheline… Avant que je ne parle de celle-ci, vous constaterez que le traumatisme de Katrina est encore bien présent, presque quinze ans après, chez les gens vivant en Amérique, puisque tout cela n’est finalement qu’une allégorie de cet ouragan qui a dévasté la ville et l’a vidée du tiers de sa population (vous remarquerez d’ailleurs que depuis, on a assisté à une explosion de films et de séries tournées dans la ville : ce n’est en rien un hasard, mais une tentative des autorités locales de revitaliser le secteur en offrant des conditions attractives aux studios de cinéma et de télévision).

Intrigue, personnages *

* Fire on the Bayou, The Meters, 1975.

Jacqueline est une orpheline de treize ans, pickpocket se cachant dans les recoins du sommet des Grands Murs, d’où elle observe les passagers débarquant des dirigeables. Elle est très liée aux Tempêtes Noires : son père est mort dans l’une d’elles, et elle-même est née lorsqu’une autre faisait rage. Ce qui lui donne d’ailleurs une étonnante particularité : celle d’abriter une partie (un avatar, pourrait-on dire) de l’Orisha Oya, la déesse des… tempêtes, de la vie, de la mort et de la renaissance. Ce qui fait qu’elle reçoit des prémonitions (très cryptiques) et peut invoquer la puissance du vent en cas de danger (au passage, je me suis demandé un moment si les BGD étaient vraiment magiques et pas technologiques -un passage parle d’un projectile qui « ensemence » les nuages-, mais certains autres passages relèvent incontestablement du surnaturel).

Au début de l’intrigue, elle surprend une conversation entre un Cajun et des Confédérés, qui attendent l’arrivée d’un scientifique Haïtien qui, en l’échange d’un « Jewel » (bijou), va leur fournir le secret des BGD. Ou comment donner les plans de l’équivalent de la bombe atomique à la bande du Général Lee (non, pas la voiture). Bref, ça ne sent pas bon. D’un autre côté, pour une gamine des rues astucieuse, il y a un moyen de ramasser un joli paquet avec cette information (« Yeah, right ! », comme le disait jadis un de mes philosophes préférés, Zack de la Rocha). Et Jacqueline sait précisément avec qui essayer de la négocier, à savoir Ann-Marie, redoutable contrebandière originaire de Trinidad et capitaine du dirigeable Midnight Robber. Car il est hors de question d’alerter les autorités, tant le risque est grand qu’elles cherchent à s’emparer de l’arme pour leur propre compte, rompant le fragile équilibre des puissances mondiales ou régionales qui a jusqu’ici assuré l’indépendance de la ville. Sauf qu’une autre équipe, menée par un homme habillé comme un croque-mort et portant un masque de squelette, va entrer dans la danse !

Particularités stylistiques *

* Le Freak, Chic, 1978.

Nouvelle Orléans et personnages caribéens oblige, une bonne partie du texte est écrite… en Créole. Ce qui veut dire qu’il mélange de l’anglais normal, de l’anglais de cuisine, du vrai français dans le texte, et du français créolisé, parfois quasiment phonétique. Par exemple, la mère de Jacqueline était une catin exerçant dans un lupanar appelé Sha Rouj (comprendre : Chat Rouge), et l’Afrique devient Lafrik. Alors au début, c’est très intéressant, ça fait très couleur locale, ça renforce l’immersion, la crédibilité du truc, etc. Sauf qu’au bout de quelques dizaines de pages d’anglo-français torturé, ça devient un poil pénible. Et je dis bien un poil. Parce que le style de Clark est toujours aussi fluide, et que ça n’a rien d’un calvaire non plus.

Oui, mais…

Si je devais résumer mon ressenti, je dirais « oui, mais… ». Le worldbuilding brosse le tableau passionnant d’un monde vraiment exotique et intéressant (qu’on aimerait bien voir exploité dans d’autres textes, d’ailleurs), et sur ce plan là, l’auteur est toujours au top. Les personnages sont pour la plupart convaincants (je n’ai pas franchement accroché aux deux religieuses et à Féral, par contre) et invariablement charismatiques (Ann-Marie, quelle dure à cuire !), pas de souci majeur sur ce plan là. C’est le troisième tiers, la partie « action », après la mise en place du monde et de l’intrigue, qui m’a plus posé problème. C’est prévisible, linéaire, presque rushé après la minutieuse mise en place du monde et des enjeux, et pas à la hauteur de ce que Clark a proposé dans ses textes égyptiens. Même si ça n’en fait pas pour autant un mauvais texte, juste moins bon, à mon avis.

Au final, tout dépendra de ce que vous recherchez dans cette novella : si c’est l’exotisme et un monde bien construit, avec une mise en avant de personnages de couleur (et féminins) et de la culture africaine, elle sera pour vous. Sinon, pas forcément. On vous conseillera plus, pour découvrir P. Djèli Clark, de vous tourner vers The haunting of Tram Car 015 ou vers A dead Djinn in Cairo, quitte à revenir à The black god’s drums plus tard.

Niveau d’anglais : à la base facile, mais le fait de devoir jongler avec du créole, de l’anglais et du français fait un peu monter la difficulté de lecture.

Probabilité de traduction : acheté par l’Atalante, sortie le 15 avril 2021.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette novella, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin, celle d’Aelinel, de Célindanaé, de Pativore, de C’est pour ma culture,

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14 réflexions sur “The black god’s drums – P. Djèli Clark

    • Il va falloir patienter un peu. J’ai commencé Les souvenirs de la glace (ses 1150 pages et 2.5 millions de signes…) pour Bifrost, donc la critique du roman de Victor Fleury, ce sera pour dans quinze jours.

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  2. Je suis tout à fait d’accord avec toi sur la question de l’anglais qui est un peu plus « délicat » avec le créole, et les termes français. Cela n’est pas un frein, juste une adaptation à faire en début de lecture qui peut alourdir le texte.
    Idem, pour le reste, l’univers te le worldbuilding au top, et les personnages aussi, même si les deux nones sont un peu trop bien achalandées à mon goût. Avce l recul, je partage aussi ton bémol sur la partie action. Je fais partie des lecteurs franchement charmée par l’ambiance et l’exotisme.

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  8. Moi aussi je suis (presque) entièrement d’accord avec ta critique. C’est vraie que l’action à la fin de la novella est vite expédiée et de manière un peu simpliste de plus. Mais le worldbuilding est vraiment bien fichu, ainsi qu’original, et les principaux protagonistes très attachants. Débutant en fantasy j’ai passé un très bon moment avec cette novella qui sort des sentiers battus. Et puis, franchement, qui n’aimerait pas cette version de Big Easy ?
    Concernant les dialogues je n’ai pas été trop gêné dans la version traduite. Ceux de Ring Shout dans sa traduction française étaient plus ardus mais justifiés par un contexte social/racial/géographique.
    En tous cas, un grand merci à toi, à l’horrible Harkonnen et au Lutin, pour vos chroniques qui m’ont fait découvrir un auteur que j’apprécie beaucoup et dont je vais lire avec délices sa production « égyptienne » dans les jours à venir.

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    • C’est sûr qu’en matière de worldbuilding et d’originalité (pour ne pas dire d’exotisme) des contextes, Clark est un des meilleurs auteurs d’expression anglaise récents. Personnellement, je trouve sa production égyptienne assez largement au-dessus du reste de son œuvre, je suis donc curieux de voir ce que tu en auras pensé.

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  9. Je viens de terminer L’étrange affaire du djinn du Caire et Le mystère du tramway hanté et effectivement je les trouve supérieurs aux Tambours du Dieu noir. Pour Ring shout je trouve qu’il y a match nul. Si l’univers égyptien est plus développé, le contexte social/racial/historique de Ring shout est très bien vu et en fait une novella à caractère presque politique ou au minimum militante. Habituellement ça me saoule royalement en SFF car ce n’est pas ce que je cherche dans ce genre (contrairement aux polars). Mais là c’est fait fort à propos.
    N’ayant quasiment aucune culture en fantasy littéraire j’ai du mal à choisir entre son merveilleux fantastique/magique égyptien et la culture afro-caribéenne. Mais dans les deux cas c’est bluffant d’originalité.
    J’en retire deux certitudes. D’une part que P. Djèli Clark est un auteur dont je vais suivre les publications avec attention. D’autre part que je vais lire Maître des djinns que j’aurai terminé mon roman en cours.
    PS : le roman en cours est le dernier tome du deuxième cycle de Jack Campbell (Par-delà la frontière) que je trouve supérieur à celui de La flotte perdu et qui en reprend les mêmes personnages.

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    • Concernant Maître des djinns, le début est relativement diesel et il y a quelques redites avec les textes courts, mais globalement, c’est un très bon roman. Pour moi, Clark est un des meilleurs auteurs ayant émergé récemment hors de la sphère SF (c’est-à-dire en fantasy, uchronie, fantastique, etc.). J’espère que ce niveau de qualité se maintiendra dans les textes, longs ou courts, à venir.

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  10. Ping : « Les Tambours du Dieu Noir » : Merci, al-Jahiz… pour ces deux superbes ouvrages – C'est pour ma culture

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