Places in the darkness – Chris Brookmyre

Même si le thème central n’est pas original, ce mélange de polar et de SF reste vraiment très solide

pitd_brookmyreChristopher Brookmyre est un écrivain écossais, auteur de polars / thrillers de premier plan (son cycle Jack Parlabane s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, et ce rien qu’au Royaume-Uni !), membre du mouvement littéraire Tartan noir (mêlant les codes du roman écossais classique et ceux du hardboiled, plus des influences européennes). Depuis quelques années, il écrit aussi de la SF, genre dont relève Places in the darkness. Un grand spécialiste du roman noir qui écrit de la Science-fiction, un résumé intéressant, un précédent essai dans le mélange des genres (Bedlam) qui avait été, en son temps, grandement apprécié par Iain M. Banks en personne, voilà qui ne pouvait qu’attirer ma curiosité ! Ma seule crainte était que l’aspect SF ne soit qu’un décor ou un prétexte, mais elle s’est révélée infondée : il est en fait au cœur de l’intrigue.

Au final, même si la thématique SF centrale n’est pas originale, et a été vue (en -un peu- mieux) ailleurs (notamment chez Gérard Klein et Greg Egan), elle reste solidement traitée, et, ajoutée à un aspect polar qui, sans surprise, se révèle très bon, donne un roman très recommandable pour un lecteur anglophone aimant ce style de mélange des genres et d’atmosphère.

And the wheel in the sky keeps on turnin’ *

* Wheel in the sky, Journey, 1978.

L’action se déroule dans la station spatiale Ciudad de cielo (surnommée CdC ou « Seedee »), qui orbite entre la Terre et la Lune (sur un point de Lagrange ?). On y accède en prenant l’ascenseur spatial depuis la Terre jusqu’à la base Heinlein (^^), puis via une navette à propulseur ionique. CdC a un double but : d’abord, on y met au point et on y teste différents prototypes de propulseurs (voile laser, collecteur Bussard, etc -l’auteur ne s’étend pas sur le sujet-), pour un futur projet de vaisseau à générations interstellaire, l’Arca Estrella, devant trouver une autre Terre quelque part dans la galaxie. Ensuite, la société créée sur CdC doit servir de modèle à celle qui prendra place dans le futur astronef colonisateur. Et, de fait, si on se fie aux statistiques officielles, Seedee est la première cité sans crime de l’Humanité.

Mais bon, ça, c’est la théorie. La station est un partenariat public-privé entre le Quadriga, un consortium des quatre plus puissantes super-corporations terrestres, et la FNG (Federation of National Governments). Si le premier contrôle la Sécurité de la station (la Seguridad), la seconde la supervise. Si certaines règles sont appliquées à la lettre (si une femme n’a pas souscrit l’assurance idoine ou n’a pas l’argent pour prendre la navette puis l’ascenseur spatial pour retourner sur Terre et qu’elle tombe enceinte, l’avortement est obligatoire : il n’y a pas d’enfants sur CdC), d’autres, en revanche, sont tordues, voire oubliées, du moment que cela sert les intérêts capitalistes et cyniques des Corporations. On découvrira ainsi que, pour une société « idéale », les critères de recrutement sont parfois… étranges. De plus, à part les scientifiques, ingénieurs et techniciens haut de gamme impliqués dans le projet Arca ou une autre discipline sur laquelle la station a l’exclusivité (les implants cérébraux), la plupart des gens sur CdC ont au minimum deux emplois différents, voire 3 ou 4. Ce qui, on s’en doute, favorise bien des activités illégales. Il n’y a pas de meurtres sur la station, certes, mais combien d’accidents ou de suicides en sont-ils, en réalité ?

Aucune date n’est donnée, mais vu que la station n’a atteint son état actuel qu’au bout de 70 ans de construction et d’améliorations progressives, et qu’on sent que nous sommes dans un futur relativement proche (références à l’ISS, vie courante qui, sur certains aspects, n’est pas si éloignée de la nôtre, etc), je dirais que l’action se situe au début de la première moitié du XXIIe siècle, a priori. La technologie est relativement avancée, avec une grande place laissée à la réalité augmentée, aux implants cérébraux et à la nanotechnologie. Pour ceux qui se poseraient la question, les nombreux termes hispaniques employés ont une explication logique : l’espagnol est devenu, depuis plus d’un siècle, la langue véhiculaire aux USA, l’anglais n’étant plus guère employé que pour toutes les activités représentatives à l’étranger (commerce et diplomatie). Au passage, aussi bien les points liés à l’univers qu’à l’intrigue, même les plus étonnants de prime abord, trouvent systématiquement une 1/ explication et 2/ logique et cohérente. Les allégories sociales de notre monde actuel, par exemple (travailleurs et immigrés clandestins, etc) trouvent une vraie explication dans ce monde SF, elles ne font pas artificiel.

Un petit mot sur CdC : c’est une station où deux roues tournent sur elles-mêmes (générant ainsi une pseudo-gravité), reliées par un axe central. Cf l’illustration de couverture, la base au début de la partie se passant dans le futur du 2001 de Stanley Kubrick, ou encore l’excellent article de Roland Lehoucq dans le Bifrost 88. Elle abrite la bagatelle de 100 000 habitants.

Intrigue et personnages *

* Dr Feelgood, Mötley Crüe, 1989.

L’intrigue suit, en alternance (en général) d’un chapitre à l’autre, deux protagonistes : le premier est Alice Blake, le nouveau superviseur de la FNG qui débarque à peine sur la station alors qu’un meurtre, horrible et incontestable, vient d’être commis. La seguridad maintient un embargo total sur l’information, et Alice demande à ce qu’un de ses membres, Nikki Fixx (l’autre protagoniste ; c’est un surnom -et un hommage évident à Nikki Sixx de Mötley Crüe-, pour l’état civil c’est Nicola Freeman), ancienne policière du LAPD (Los Angeles Police Department) et la seule qui ait une vraie expérience en matière d’investigation, soit chargée de l’affaire. Etant donné qu’elle vient juste d’arriver et n’a pas encore été officiellement intronisée, et que des rumeurs de corruption persistantes courent autour du sergent, Alice va s’associer à Fixx pour mener l’enquête, le tout après un bizarre attentat visant la conceptrice des implants cérébraux et ayant impliqué un sabotage de la rotation de la station.

Nikki est une véritable Vic Mackey (l’antihéros de la série The Shield) de l’espace : elle est des deux côtés de la loi à la fois, touche des dessous de table de tous les commerçants / prestataires de « services » (ce qui inclut les prostituées) ou tenanciers de boites ou de bars dans son secteur, règle les « problèmes » ou ferme les yeux en échange d’une commission (d’où le fixx), et est même directement impliquée dans une guerre des gangs entre bootleggers des temps modernes ! Sur CdC, le terme « bas-fonds » n’est pas usurpé : une grande partie des activités illégales se passe en-dessous du niveau du « sol », dans les (supposées) galeries techniques !

Ces deux protagonistes sont aussi différents l’un de l’autre qu’il est possible de l’être : d’un côté Alice est la jeune femme de bonne famille, promise dès l’enfance à un brillant avenir, sortie tout droit des universités de l’Ivy League, spécialiste en droit et diplomatie, élégante, d’une éducation parfaite, pétrie de principes moraux, et du genre à dépenser beaucoup d’énergie pour rester dans la ligne, suivre les protocoles et éviter d’offenser les gens. De l’autre, Nikki est une quadra désabusée, volontiers provocatrice et cynique, ayant (comme de nombreux résidents de la station) fui la Terre pour échapper à un douloureux passé. Brut de décoffrage, terre-à-terre, violente et parfois vulgaire, elle va avoir du mal à coopérer avec la « princesse » fraîchement débarquée. Là où l’une est un zélote de la vision idéaliste de CdC, aussi attachée au respect de la Loi que le Judge Dredd, l’autre fait une application « souple » de cette dernière, en accord avec les réalités du terrain. Le contraste initial entre les deux femmes est intéressant, mais il réserve bien des surprises : ni l’une, ni (surtout) l’autre ne sont ce qu’elles semblent être de prime abord.

D’ailleurs, on pourrait faire la même réflexion au sujet de CdC : moins parfaite que le Quadriga veut le faire croire, moins corrompue que le pense Alice, la station va se révéler être un environnement social complexe, où l’économie parallèle est le lubrifiant qui fait tourner la machine sans à-coups (via la sainte trinité bière-baise-baston), où les licenciements et le chômage sont inconnus mais où, pourtant, on a souvent deux jobs (légaux… ou pas), voire plus. Une arcologie spatiale utopiste, une vitrine sur l’avenir, certes, mais aussi un lieu de contrebande d’alcool, de prostitution, de fight clubs, de sombres back-rooms abritant des orgies, bref un incessant et violent contraste entre le blanc d’un avenir qu’on promet radieux et le noir d’un présent bien terre-à-terre (!). Pour reprendre l’excellente expression de l’auteur, « la mère qui doit donner naissance à l’enfant de l’Humanité est une pute alcoolique ».

L’intrigue est complexe sans jamais être difficile à suivre (signalons au passage le style fluide de Brookmyre et la narration dynamique, à coups d’alternances de points de vue, l’un reprenant souvent une action en cours et commencée sous le regard de l’autre protagoniste) et très « ramassée » : elle s’étend sur une semaine à peine (unité de lieu et de temps, donc). Elle est aussi remarquablement menée : l’auteur balance, mine de rien, des infos par-ci, par-là, qui ne font parfois sens ou qui ne prennent de l’importance aux yeux du lecteur que, certaines fois, plusieurs dizaines voire centaines de pages après. Si la thématique SF centrale se devine facilement, et si elle ressemble à des textes de Gérard Klein ou de Greg Egan (voire de Philip K. Dick), elle n’en reste pas moins bien exploitée (surtout pour un auteur de polar / thrillers, à la base, qui ne s’est mis aux techno-thrillers / hardboiled SF que depuis peu), et réserve quelques surprises assez inattendues. Je ne vais pas en dire plus pour ne pas vous gâcher la surprise, juste préciser qu’elle induit une réflexion sur le libre-arbitre, l’identité et la réalité ou la pertinence de nos souvenirs. Signalons aussi que tous les codes classiques des genres dont relève ce roman sont exploités, qu’il s’agisse de la dualité de l’homme, du sens du bien et du mal et de la thématique de la rédemption propres à la littérature écossaise, de l’antihéros qui enquête sur un meurtre auquel il est lié (à tort ou à raison) du hardboiled, ou de la place des implants cybernétiques et des Corporations typiques du Postcyberpunk.

Précision importante : les genres (SF et polar / techno-thriller) se mêlent parfaitement dans ce roman, alors qu’on aurait pu croire que l’aspect science-fictif servirait juste de « décor » ou de « prétexte », d’une bête transposition d’une histoire classique de crime dans un contexte spatial exotique. Il n’en est rien : le côté SF est indissociable de l’intrigue qui, sans lui, n’existerait tout simplement pas. Et, de plus, il ne sacrifie pas pour autant les tropes du roman noir, qui sont, comme précisé, tout à fait présents. C’est donc une grande réussite dans le mélange des genres, pratique souvent casse-gueule qui donne plus souvent de piètres résultats (trop l’un, pas assez l’autre, ou le contraire, et au final satisfaisant pour aucun type de lectorat) que des chefs-d’oeuvre. De plus, l’aspect technologique et les spécificités de la vie dans l’espace m’ont parus solides et réalistes, alors qu’avec un écrivain, à la base, de polar, j’avais évidemment quelques craintes à ce sujet. On frôle d’ailleurs souvent la Hard-SF, preuve à mon sens de la solidité de la construction de cet univers.

La fin est satisfaisante, et rien n’est laissé dans l’ombre, ce qui est toujours appréciable.

En conclusion

Rédigé par un des maîtres du roman noir écossais, ce mélange de polar / SF / techno-thriller se révèle extrêmement convaincant, même si, sur le strict plan science-fictif, c’est du déjà vu (en un peu mieux), que ce soit chez Dick, Gérard Klein ou Egan. L’intrigue est très solide (tout comme le contexte) et menée avec une grande habileté, les deux protagonistes féminins se révèlent très intéressants, l’aspect presque hard-SF franchement convaincant et le côté polar (évidemment, vu le calibre de l’auteur) un sans-faute. Bref, j’ai passé un vrai bon moment avec Places in the darkness, et je relirai d’autres titres SF de Chris Brookmyre (Bedlam, par exemple) sans souci.

Niveau d’anglais : ce roman ne présente pas, globalement, de difficulté, à ceci près qu’il emploie pas mal d’expressions (ou occasionnellement de slang -argot-) qui seront évidentes pour un anglo-saxon mais beaucoup moins pour un français. Rien de rédhibitoire (la plupart peuvent se déduire du contexte, et ça ne constitue qu’une minorité du livre, de toute façon), mais c’est à signaler.

Probabilité de traduction : acheté par Denoël / Lunes d’encre, parution le 15 septembre 2021 sous le titre La ville dans le ciel.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques (de la VF) suivantes : celle de Yogo, celle du Nocher des livres, de Feygirl, de Jack Barron reads,

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10 réflexions sur “Places in the darkness – Chris Brookmyre

  1. Bon merci pour la double découverte : Brookmyre et le générique de the shield! 😉
    Je suis entièrement d’accord avec toi sur le fait que la SF est souvent juste un support/ un cadre pour une intrigue policière. Si cela ne me gêne pas trop, car je suis amatrice de policier et thriller, cela reste assez décevant sur le plan science-fictif. C’est pourquoi j’ai tant aimé Richard Morgan.
    Ta critique me fait aussi penser à The Expanse, notamment dans les deux premiers tomes, est-ce ton cas ? Je suis emballée même si cet du « recyclage’ du moment qu’il est épatant! 🙂

    Aimé par 1 personne

    • Concernant The expanse, oui et non. Oui pour la combinaison de l’idéaliste et du flic désabusé et cynique, pour le côté réaliste et quasi-Hard-SF de la colonisation spatiale, mais sinon les ressemblances s’arrêtent là, et l’ambiance est assez différente, sans parler des thématiques SF. Comme je l’ai précisé, ça tire nettement plus sur Klein et Egan, voire, à un moment donné, sur Dick, que sur James S.A Corey.

      Sinon, The Shield est une excellente série, à découvrir d’urgence si tu ne connais pas 😉

      Aimé par 1 personne

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  5. Je viens de terminer la traduction française et c’est en effet une bonne surprise. Le rythme du roman ne fait qu’augmenter après la moitié du roman, et je suis d’accord avec toi le coté SF est plus que convaincant.
    Ce qui m’amène au paradoxe suivant, c’est sur l’aspect polar que j’émettrai une légère réserve alors que Brookmyre est un auteur plus que confirmé en la matière. Si je n’ai rien à reprocher à l’enquête elle même, loin de là, c’est sur l’antagonisme un poil caricatural des deux enquêtrices que je suis un petit peu critique. En forçant un brin le trait, on commence par deux personnages qu’absolument tout oppose, pour finir proche du buddy movie.
    Certes cette évolution est bien expliquée et de manière cohérente, mais cela aurait pu mériter un peu plus de nuances. Toutefois, au regard des autres qualités du livre, je reconnais je pinaille.

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