Activation Degradation – Marina J. Lostetter

Renversements de perspective

Activation Degradation est un standalone (bien qu’à la lecture de la fin, on se fasse la réflexion qu’une suite soit non seulement possible, mais qu’elle serait, de plus, probablement très intéressante) signé Marina J. Lostetter, qui avait déjà publié, en Science-Fiction et dans la forme longue, la trilogie Noumenon. Présenté par son éditeur comme un roman dans la lignée de l’AssaSynth de Martha Wells (dont j’ai lu le premier volet, qui m’a laissé un profond sentiment d’incompréhension à propos de son triomphe critique, commercial et en terme d’attribution de prix… Il faut croire que la culture SF s’est perdue en route !), Activation Degradation est en fait bien plus que cela : il est mieux construit, mieux écrit, plus profond, bref, de mon point de vue, bien meilleur.

En fait, à peu de chose près, il n’a qu’un seul défaut : il est extrêmement difficile de le chroniquer sans divulgâcher énormément de surprises. Je vais donc, malheureusement, rester très évasif, y compris au niveau des autres références auxquelles on peut le rattacher. Car il me paraît, notamment, très inspiré par un film de SF assez récent (avec un très gros twist), mais en mentionner jusqu’au simple titre serait déjà spoiler. Je vais donc faire ce que je peux, hein, en espérant que la très grosse part de mystère dans ma critique vous donne d’autant plus envie de lire ce livre, et à un éditeur de le traduire  😉

Contexte, base de l’intrigue

Jupiter, futur indéterminé (initialement : l’échelle temporelle et les événements qui ont conduit à la situation présente ne se dévoileront que très progressivement au cours de l’intrigue). Pour pallier au tiers des besoins énergétiques de la Terre, on a construit une « mine » dans les couches supérieures de l’atmosphère de la géante gazeuse. Il s’agit en réalité d’une série de réacteurs à fusion captant l’Hélium-3 ambiant, l’utilisant pour générer de l’électricité, puis la transmettant vers la planète bleue sous forme de micro-ondes (les plus férus d’astronomie et de technologie parmi vous remarqueront que 1/ Saturne aurait fait un meilleur site d’extraction et que 2/ transmettre un faisceau sur de pareilles distances sans dispersion excessive et sans des récepteurs d’une taille monstrueuse n’est pas très réaliste : il aurait été plus pertinent d’expédier directement l’He-3). Afin de conserver cette « mine » en état de fonctionnement, une plate-forme de maintenance est située en orbite, entre Europe et Io.

Le problème étant que l’énorme quantité de radiations ambiantes (liées à la magnétosphère de la planète) met tout circuit électronique à rude épreuve, et qu’expédier des composants de rechange aussi loin de la Terre est malaisé. On a donc trouvé une solution : la biomécanique. En effet, il est aisé de réduire un organisme ravagé par les radiations à ses composants moléculaires, puis d’en réassembler une version saine, apte à résister quelques mois au rayonnement local. Tout, des ordinateurs aux navettes et jusqu’aux robots de maintenance, est donc formé par des cyborgs dont les parties purement mécaniques ou électroniques sont réduites au strict minimum, et qui sont donc essentiellement composés de tissus vivants. Les protéines de base étant recyclables à l’infini ou presque, les problèmes d’acheminement des pièces de rechange s’évaporent. C’est la biotech qui permet à cette installation de maintenance, et donc à la mine, d’être autonome. L’expérience technique acquise par chaque robot est conservée après chaque cycle de (ré) activation (de résurrection, en fait) suite à une dégradation excessive par les radiations (vous avez donc là la signification du titre du livre), mais sa personnalité est effacée. Il (re)nait immédiatement opérationnel et en pleine possession du langage, de ses connaissances techniques précédentes, etc.

L’intrigue débute quand un des AMS (Autonomous Maintenance System), un des robots cyber-organiques, l’Unité 4 (que j’appellerai U4 dans la suite de cet article), est activé en urgence, avec un processus très incomplet et hâtif qui le met très mal à l’aise. Son handler (un terme anglais qui a de nombreuses traductions possibles, toutes aussi pertinentes lorsqu’on a lu ce roman en entier ; pour l’instant, contentons-nous de Superviseur) lui explique que la mine est attaquée par des extraterrestres (sur lesquels il reste très évasif), qui mènent des raids occasionnels sur le Système Solaire depuis quelque temps, dévastant et pillant avant de disparaître comme ils étaient venus (le Superviseur peut communiquer instantanément avec la plate-forme depuis la planète bleue grâce à un Ansible -dispositif de transmission supraluminique inventé à l’origine en 1966 par Ursula Le Guin, et depuis réutilisé par pléthore d’autres écrivains et autrices). Or, outre la maintenance, l’autre mission principale des AMS est de défendre l’installation, car celle-ci est, on l’a vu, vitale à l’approvisionnement d’un tiers de la Terre. U4 va donc être envoyé dans une navette pour chasser le vaisseau ennemi. Mais vu que celui-ci est beaucoup plus gros, il va finir par neutraliser U4, puis l’aborder, alors que celui-ci est livré à lui-même par la destruction de l’ansible de la plate-forme de maintenance par l’adversaire. Et là, notre ami robotique, et le lecteur avec lui, va aller de surprise en surprise :

Car U4 n’est pas ce qu’il paraît être. Pas du tout, même. Et c’est la même chose pour son astronef.

Car s’il s’agit bel et bien d’extraterrestres, ils ne le sont pas tout à fait de la manière que s’imaginent U4 et le lecteur. Et il y a peut-être (la nuance est importante) d’autres extraterrestres manipulant les premiers, et au contact de ces derniers, le robot U4 va… s’humaniser. Enfin, le terme n’est pas correct, mais je ne peux vous expliquer pourquoi sans spoiler.

Car les extraterrestres racontent à U4 que son Superviseur n’est pas ce qu’il prétend être lui non plus. U4, les extraterrestres et le lecteur / la lectrice vont alors se faire des films, voire des séries (Jolem !), alors que la réalité est tout autre (mais votre serviteur a fini par deviner, lui, ah !).

Car si ce roman parle d’écologie, de capitalisme et d’esclavage, il ne désigne ni gentils, ni méchants, juste un continuum d’exploitations et de mensonges. Et s’il est plein d’humanité, voire d’humanisme, il montre aussi quel visage dégueulasse peut avoir notre espèce !

Mon (Ma) (non-)analyse, mon avis

Et… c’est quasiment tout ce que je peux en dire sans trahir de secret (en fait, tout le roman est résumable… en une seule phrase, mais ce serait un spoiler de classe légendaire !). Sinon qu’Activation Degradation est remarquablement construit et écrit (je vous encourage à relire tout le début une fois une certaine révélation, rétrospectivement glaçante, faite !), avec toute une série de renversements de perspective (des gens qui ont l’air d’être à plaindre, par exemple, ne le sont peut-être pas, en réalité) très importants une fois certaines révélations faites. Et une série parallèle de fausses pistes pour vous faire sans cesse douter, échafauder des hypothèses infondées. C’est aussi très immersif, notamment du fait de la psychologie de plus en plus développée d’U4 qui, de machine, devient peu à peu une personne. Et sur ce plan là, c’est infiniment mieux fait que chez Martha Wells (dans le tome 1, du moins, le seul que j’ai lu), à ceci près que la vitesse du changement mental chez U4 peut éventuellement poser question (mais cela reste un défaut, à mon sens, tout à fait mineur). Car Marina Lostetter sait très bien rendre les émotions, les questionnements, les doutes, les dilemmes de ses personnages, et, en recourant à des staccatos de phrases courtes à la James Ellroy (auquel on pense aussi vu la corruption fondamentale de l’âme des deux « factions » entre lesquelles U4 se trouve forcé de choisir), elle sait aussi parfaitement dépeindre les moments de tension. C’est un livre qui se lit facilement et avec plaisir, avec l’envie d’y revenir, de pousser toujours plus loin sa séance de lecture, tant on a envie de savoir.

Ce qui me frustre, en écrivant cette chronique, est que je ne peux m’y livrer à mon analyse habituelle des influences et ressemblances, car ce serait immédiatement donner des clefs capitales pour dévoiler certains mystères (mais pas tous, vu que l’autrice fait parfois subir de violents twists à ses influences). Un film de SF récent, notamment, s’impose immédiatement (on signalera aussi de nets clins d’œil à Terminator et Alien). On pense également à Excession de Iain M. Banks, à Cantique pour les étoiles de Simon Jimenez, à Greg Egan, Ken Liu et Kim Stanley Robinson (même si je ne peux pas vous dire pour quels livres et surtout quel thème), à AssaSynth, donc, mais aussi à… Becky Chambers (qui cohabite -et c’est ça qui est très fort- avec quelques passages qui auraient eu toute leur place chez… Kameron Hurley !). Si, si. Et on se dit qu’il y a une curieuse convergence de romans du même genre, qu’ils soient déjà sortis (je pense à Jack Four) ou qu’ils soient annoncés pour 2022 (nous en reparlerons !).

Bref, sur bien des plans, Activation Degradation est un roman très intéressant et motivant : est-il parfait ? Certes pas ! Il est parfois un peu gnan gnan, peut-être un poil long (légèrement dégraissé, il aurait eu encore plus d’impact), le discours progressiste (je pense notamment au long passage sur les pronoms)  est souvent un poil balourd (sans que je ne qualifie en aucune façon ce bouquin d’agressivement militant, au contraire : il évite les absolus en montrant clairement, à la fin, qu’il n’y a pas vraiment de « gentils » dans l’histoire) et certains des renversements de perspective ou des révélations ne surprendront qu’un débutant en SF (notamment la première, qui est franchement téléphonée : pour tout dire, j’avais deviné ce point à la simple lecture de… la quatrième de couverture !). Certains des autres, par contre… On peut même dire que, parfois, l’autrice joue avec le lecteur (en lui faisant croire des choses qui se révèleront infondées), tandis que d’autres fois, elle l’inclut dans la mascarade, puisque vous et Marina savez qu’U4 se plante, ou vous avez deviné avant lui de quoi il retourne vraiment, mais que lui se fait des films.

Mais quoi qu’il en soit, cela a vraiment été une très bonne lecture, à qui il ne manque pas grand-chose pour avoir son tampon « Culte d’Apophis ». Cela fait un moment qu’on me conseille la lecture de Noumenon, roman phare de l’autrice, et il est donc fort possible qu’il sorte assez rapidement de ma PAL !

Niveau d’anglais : aucune difficulté.

Probabilité de traduction : vu le potentiel commercial du truc (rien que le fait de pouvoir le conseiller aux nombreux fans d’AssaSynth, déjà), franchement, si ça ne se fait pas, je n’y comprends plus rien !

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16 réflexions sur “Activation Degradation – Marina J. Lostetter

  1. Bonjour j’ai lu les autres tomes d’assasynth et limite le premier est le meilleur ce qui ne veut pas dire qu’il soit d’un très bon niveau ( en tout cas pas de celui que je me fais d’un Hugo). Bon ils étaient disponibles à la médiathèque et un soir où on veut lire sans se prendre la tête et où tous les autres livres ont été dévorés/ lus, par défaut, pourquoi pas. Mais pas en achat.

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    • Bonjour,
      ce que je n’arrive pas à saisir, c’est que sur la même thématique, il y a eu, et depuis des décennies, bien meilleur dans le registre « le robot / l’IA s’humanise / devient / est une personne et pas juste une machine », mais que d’une façon totalement ahurissante, 95% des gens qui critiquent de l’Assasynth semblent prendre ce cycle comme référence, voire même comme un truc révolutionnaire ayant inventé ce domaine. Et ceci sans compter les autres défauts du tome 1 (incohérences, ton et rythme plats, etc). Alors chacun ses goûts, je ne dénie pas aux autres le droit d’aimer, évidemment, mais ce que j’aimerais vraiment saisir, c’est ce qui fait de ce truc quelque chose d’aussi exceptionnel à leurs yeux. Je me dis que s’ils apprécient AssaSynth, ils vont halluciner devant le cycle de la Culture, par exemple.

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  2. J’avoue que dans mon cas si j’ai apprécié Murderbot ça n’est absolument pas pour ses qualité science-fictionnesques (qui sont basiques au mieux dans le premier tome), mais pour ses qualités humaines d’une personnage attachant et surtout qui touchaient au but en ce qui me concerne car je me suis vraiment retrouvée dans son caractère xD (« arrêtez de me parler et de vouloir être social avec moi et laissez moi lire/regarder des séries tv seule de mon coté »)

    Du coup c’est assez spécial, et finalement j’avoue que ça aurait pu être un roman dans un contexte/genre totalement différent ou même un truc sans le moindre imaginaire et pourtant j’aurai quand même apprécié l’ensemble et pris mon pied en le lisant.

    Bref, celui ci est dans ma wish depuis un moment, il finira par être pris quand l’ebook baissera un peu de prix (mais je viens de voir qu’il a déjà baissé de prix lol)

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      • Je partage l’avis de Lianne, la « bestiole » (ce n’est pas une ia et pas un humain et ne veux pas le devenir) est attachante si on aime ce genre d’humour ; il y a un contexte space opéra mais franchement cela le ferait très bien avec un démon dans château fort.

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    • Oui, espérons ! Ce n’est pas le roman de SF de l’année (en même temps, la concurrence est particulièrement rude), mais c’est une histoire touchante, prenante et peut-être surtout remarquablement construite.

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  3. Hello ! Je sais pas si c’est le côté mystérieux de la critique « on peut rien dire de plus sans spoiler », mais cet avis m’a bien donné envie en tout cas, hop dans le panier, merci 🙂
    Et sinon pour les murderbot, je rejoins ce qui a été dit : c’est pas absolument mémorable, mais cette espèce de personnalité trop humaine du perso, un peu emprunte de codes d’autres genres moins cérébraux que la sf je dirais, a fait de la lecture un petit moment coupable finalement bien apprécié ! Pour ce qui est des prix c’est autre chose après…

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  4. Cruel dilemme comme à chaque fois que tu critiques un livre en VO qui a l’air trop cool : l’acheter maintenant en VO, ou attendre une hypothétique VF pour soutenir l’édition française…

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    • C’est une question que je ne me pose plus, personnellement, justement en raison du caractère hypothétique des traductions. Vu leur coût croissant, les éditeurs sont de plus en plus frileux à l’idée de prendre des risques, et ne choisissent en général que 1/ le meilleur et / ou 2/ ce qui a eu du succès chez les anglo-saxons. Ce qui n’est pas toujours équivalent, loin de là. Mais là, je me dis que c’est une très bonne occasion pour les autres maisons que l’Atalante d’avoir leur AssaSynth.

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  5. Je suis surpris de ton avis si positif : j’ai lu la premiere section de ta critique, j’ai coupé pour pas me spoiler, parti lire le bouquin, et me revoila.
    Au final, les défauts que tu indiques ( longuet, gnan gnan, discours progressif lourdaud (et je pense pourtant que ca m’agace moins que toi a la base), pas surprenant (du tout pour ma part)) me paraissent plus importants que sa qualité d’écriture assez prenante.
    Et vraiment, ce qui m’a déçu, c’est que c’est pas surprenant du tout : Je vais l’écrire en ROT13 :
    Qéwà, yn gbanyvgé ulcre ovrairvyynagr qh obhdhva ghr ornhpbhc gbhg fhfcraf, rg géyécubar yrf eéfbyhgvbaf.
    Rafhvgr fv wr ceraq y’rkrzcyr dhr yrf uhznvaf fbag ra snvg yrf qrfpraqnagf qrf evpurf dhv bag shvg yn greer dh’vyf bag qégehvgf : qéf dhr Nvzfyrl ibvg har ivqéb qrf Nepurf, p’rfg har éivqrapr, rg wr gebhir dh’ninag pr zbzrag, p’rfg har dhrfgvba dhv a’rfg zêzr cnf nobeqér, pr dhv snvg dhr w’nv cnf rh yr grzcf qr zr gebzcre.
    Yn frhyr « fhecevfr » dhr w’nv rh, p’rfg yn eryngvba ubzbfrkhryyr, znvf yn rapber, p’égnvg ha aba-fhwrg ninag dhr pn qéobhyr, qbap, cnf ienvzrag obhyrirefnag (rg qnaf yr cebterffvs ybheq, Wbanf, cnesnvg rkrzcyr qr znfphyvavgé gbkvdhr (rg oynap, gnag dh’n snver) dhv qépbhier q’ha pbhc y’reerhe qr frf vqérf – w’nv ornh cbhegnag êger frafvoyr à prf fhwrgf, p’rfg ybheq.
    Je suis même pas d’accord en fait, je m’aperçois en écrivant, sur le fait qu’elle ne désigne pas ni méchant, ni gentil : Qnaf yr ceéfrag qh obhdhva, fv : Yrf ebobgf sbag yr znyra 1) phygvinag qrf uhznvaf pbzzr rfpynir, -zêzr f’vy ln qr y’nssrpgvba fvapéer, rg yn nhffv, qéf yr qéohg p’rfg yvfvoyr rg qh pbhc, cnf ienvzrag qr gjvfg nh svany) rg 2) ra ershfnag qr cneqbaare nhk uhznvaf.
    Cnepr pr dhr snver cnlre nhk rasnagf yrf cépuéf qr yrhe cèer, éguvdhrzrag, p’rfg cnf whfgvsvnoyr.

    Je dirais pas que c’est un mauvais bouquin, le début est intrigant, mais ca vole pas bien haut.

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