L’Apophis Box est une série d’articles… n’ayant pas de concept. Enfin presque. Bâtie sur le modèle des « box » cadeau, vous y trouverez à chaque fois trois contenus / sujets en rapport avec la SFFF, qui peuvent être identiques ou différents entre eux, et qui peuvent être identiques ou différents de ceux abordés dans la box du mois précédent. Pas de règle, pas de contraintes, mais l’envie de créer du plaisir, voire un peu d’excitation, à l’idée de découvrir le contenu de la nouvelle Box. Celle-ci est dévoilée au mitan du mois. Le but étant aussi de me permettre de publier des contenus trop brefs pour faire l’objet d’un des types d’articles habituellement proposés sur ce blog ou dérogeant à sa ligne éditoriale standard, et bien sûr de pouvoir réagir à une actualité, à un débat, sans être contraint par un concept rigide.
Vous pouvez retrouver les Apophis Box précédentes via ce tag.
Bifrost 104 – Les nouvelles
D’ici quelques jours, le numéro 104 de Bifrost, consacré à Stanislas Lem, va se matérialiser, crépitant d’éclairs, dans les boites aux lettres des abonnés et dans vos librairies préférées. Et parmi les quatre nouvelles qu’on y trouve, une retient bien évidemment immédiatement l’attention : Willie le zinzin, un inédit de Stephen King en personne. Et ce d’autant plus qu’alors que le magazine aurait dû le publier en même temps que les anglo-saxons, des retards de leur côté ont fait que sur l’autre rive de l’Atlantique, ils ne pourront en fait le lire… qu’en 2022. Bifrost propose donc ce texte en exclusivité mondiale (excusez du peu !). C’est un bon cru du Maître, bien qu’à mon goût trop prévisible, mais évidement fort recommandable !
On aurait pu croire que pareil étendard allait éclipser les trois autres nouvelles : si je peine à trouver un grand intérêt à Fantômes électriques de Rich Larson, en revanche Un soupçon de bleu est peut-être le vrai joyau (caché, du coup) de ce numéro ; Ken Liu y fait presque du Naomi Novik (période Téméraire), mais avec une subtilité, une profondeur et une intelligence qui n’appartiennent qu’à lui. Un texte passionnant. La vraie surprise de ce numéro 104 vient cependant de Sixième croisade de Stanislas Lem, une nouvelle déjà publiée dans La cybériade. À la base, c’est une sorte de conte philosophique de Hard SF, un peu plus proche de La nuit du Faune de Romain Lucazeau que de la nouvelle Le serveur et la dragonne d’Hannu Rajaniemi (traduite par votre serviteur dans Bifrost 101), mais néanmoins beaucoup plus déjantée. Pourtant, son contenu n’est pas le point le plus intéressant de ce texte, qui est son vecteur : sa traduction est d’une qualité absolument phénoménale. Alors quand c’est moi qui le déclare, c’est une chose, mais quand El Famoso Pierre-Paul Durastanti se dit, à son tour, impressionné par l’élégance de cette prose, là on se dit qu’on tient un texte assez unique. Je vous conseille donc vivement de jeter un coup d’œil à cette nouvelle assez improbable, la maîtrise de la langue et des tournures vaut clairement le détour 😉
Une Mars de légende post-sondes Mariner : oui, c’est encore possible !
Si toi aussi, tu portes le deuil du Système Solaire exotique, avec sa fière Mars mélangeant splendeur et barbarie, sa Vénus recouverte de jungles et arpentée par les dinosaures, des Burroughs, Brackett, Moorcock, van Vogt et compagnie, ces planètes fantasmées en sœurs habitables de la Terre dont l’image a été fracassée par les sondes Mariner dans les années soixante, ne désespère pas, si tu veux lire, voire écrire des contextes similaires, les solutions ne manquent pas ! Premièrement, tu peux écrire exactement la même chose, mais en faisant de ta pseudo-Mars (ou Vénus, Mercure, etc) un monde extrasolaire primitif qui, à part le nom et la localisation, aura tout de ta planète rouge de légende. C’est très exactement ce qu’a fait Leigh Brackett quand elle a déplacé les aventures d’Eric John Stark de Mars à Skaith.
Deuxièmement, on peut décréter qu’un accident de téléporteur, machine à voyager dans le temps, Miroir quantique permettant de visiter les mondes parallèles ou je ne sais quelle autre machine de très haute technologie fait arriver un scientifique terrien sur une Mars du passé / d’un monde alternatif qui n’est pas encore (ou qui ne sera jamais) la planète désolée et vide de vie humanoïde que la science nous a dépeint. C’est ce que fait Moorcock dans Le cycle du Guerrier de Mars.
Troisièmement, on peut jeter les lois scientifiques à la poubelle, et en bâtir de nouvelles, dans lesquelles une Mars Brackett-ienne ou Burroughs-ienne aura sa place : dans le jeu de rôle Space 1889, un contexte Steampunk relativement précoce (publié en 1988, sur une idée datant de 1983) sans être pionnier, la théorie de l’éther luminifère remplace celle de la Relativité, et on se rend sur une Mars habitée par des humanoïdes intelligents natifs, bâtisseurs de canaux devant lutter contre la désertification, via des voiliers voguant sur cet invisible milieu. Après tout, si on réécrit la théorie de l’espace-temps, pourquoi s’embarrasser avec le fait que notre science moderne interdit la vie humanoïde sur la planète rouge, hein ?
Enfin, personne ne dit que votre Mars fantasmée doit se trouver dans notre univers, ou même dans un cosmos parallèle régi par la rationalité, les lois physiques et la science : si vous voulez que votre version féminine d’Eric John Stark (Erica Joanna Stark ?) prenne le parti des opprimés Nains de la planète Arès, asservis par les colons Elfes venus de l’analogue local de la Terre (du Milieu) dans un contexte de Fantasy, personne ne vous en empêche. Après tout, un des cadres de campagne les plus réussis des vieilles éditions de Donjons & Dragons, le formidable Dark Sun, tire sa substance et son ambiance unique de bien des sources, à commencer par Clark Ashton Smith, évidemment, mais il a plus qu’un vague parfum de la Mars de Brackett, également.
Bref, si, comme moi, vous êtes nostalgique de ce Système Solaire des merveilles qui ne s’est, finalement, révélé n’être que chimérique, et que vous souhaitez transcender ce que j’appelle le Mur de Mariner, faites comme la SF, qui a inventé l’Hyper-espace pour transcender celui de la lumière : ré-enchantez vos planètes, et faites que ces temps de grande aventure, révolus, voire souvent injustement méprisés, aujourd’hui, reviennent à la vie !
Le contexte et l’intrigue : un exemple, l’Hyper-espace vu comme un… fluide
J’ai souvent vu, ces dernières années, particulièrement sur un célèbre forum dont je tairai le nom, des plaintes selon lesquelles un livre de SF / de Fantasy n’est pas un jeu de rôle, ce qui fait donc que le contexte ne devrait pas être surdéveloppé comme dans un sourcebook. Selon les partisans de cette vision, ce qui fait un bon roman réside surtout dans une bonne histoire et des personnages inoubliables, pas dans autre chose. Alors je ne vais pas débattre (même s’il y aurait énormément à dire sur le fait que cette vision est extrêmement limitée, et néglige complètement le fait, par exemple, qu’une bonne partie des auteurs français encensés par les mêmes viennent précisément, quelle surprise, du monde du JdR…), juste donner un exemple du fait que se racler la soupière sur le worldbuilding peut tout simplement générer l’intrigue, et que les deux ne sont donc certainement pas déconnectés. On peut aussi citer la Mars fantasmée des paragraphes précédents, l’Arrakis d’Herbert, le monde très développé du Livre des Martyrs d’Erikson ou tant d’autres exemples, pour montrer qu’un contexte travaillé a autant d’importance que les personnages, et peut générer l’intrigue (sans Arrakis, pas d’épice, sans épice, pas d’intrigue).
Je vais prendre un exemple très simple, le moyen de dépasser la vitesse de la lumière dans un roman de SF (si le sujet vous intéresse, je lui ai consacré ce que je considère être un de mes meilleurs articles : clic) : un auteur ou une autrice qui ne veut pas s’investir dans cette partie du worldbuilding décrète qu’il existe un Hyperespace (terme bien connu, même des débutants en Science-Fiction), qu’un vaisseau qui y entre peut se déplacer bien plus vite que la lumière, et que c’est comme ça que la galaxie a été colonisée. Point. En Fantasy, on qualifierait ça de « Ta gueule, c’est magique ! » ; en SF, ce sera donc « Ta gueule, c’est quantique ! ». Si, maintenant, vous êtes une autrice ou un auteur, hum, séri… enfin je veux bien sûr dire que vous voulez soigner votre worldbuilding, vous pouvez réfléchir sur un simple fait : dans l’écrasante majorité des contextes employant l’Hyperespace, celui-ci est traité comme le ciel l’est pour un avion, sur Terre. Je m’explique : si vous possédez un petit avion de tourisme, ou un hélicoptère, vous pouvez décoller de n’importe quel endroit sur la planète (si quelqu’un vous rétorque « Oui, mais dans l’Himalaya, à haute altitude », toisez-le de haut en bas et déclarez d’un ton sans réplique : « Ta gueule, c’est Apophique ! »). Il n’y a pas des endroits où il y a une atmosphère / le ciel et d’autres où il n’y en a pas.
Maintenant, imaginez que plutôt qu’être l’analogue d’un avion volant dans un Hyperespace qui est un équivalent de ciel, un vaisseau spatial supraluminique est un bateau, et l’Hyperespace un fluide semblable à l’eau. Sur Terre, si vous avez un bateau mais que vous n’habitez ni à proximité d’une mer, d’un océan, d’un fleuve ou d’un lac, vous n’en ferez rien du tout. Il y a donc des endroits où il y a assez d’eau pour que le bateau puisse fonctionner, et d’autres où vous devez vous déplacer par d’autres moyens. Dans mon exemple, mon Hyperespace est comme l’eau sur Terre : il y a des endroits où il est présent (l’analogue des océans), d’autres où il est absent (les terres émergées, les continents) et DONC où vous êtes restreint à la vitesse de la lumière. Maintenant, même à l’intérieur des continents, il y a des rivières, de grands lacs, voire des mers intérieures : vous pouvez donc être plus subtils que ça, en disant que même dans des zones de « continents » (d’espace normal, où l’Hyperespace n’est pas présent, sous-jacent), il peut y avoir l’analogue de fleuves ou de lacs, des « poches » ou des « flux » d’Hyperespace (c’est plus ou moins ce qu’a fait John Scalzi dans son cycle de L’interdépendance, mais sans les « océans » ; dans son formidable Un feu sur l’abîme, Vernor Vinge a aussi imaginé des zones où la vitesse est variable, mais selon une logique différente). Bref, des oasis de déplacement supraluminique possible dans des « déserts » où la vitesse de la lumière reste une limite infranchissable.
Une fois que vous avez mis en place ce contexte, ces règles (et avouez que ça ne nécessite pas beaucoup plus de réflexion qu’un banal « Ta gueule, c’est l’Hyperespace ! »…), tout un tas d’idées de scénarios découlent naturellement dudit contexte. Ou, autrement dit, travailler sur le contexte n’est pas inutile et peut générer le scénario : opposer les deux n’a aucun sens. En effet, on peut imaginer que la Terre est du côté « continent / infraluminique », mais pas loin de la grève d’une zone d’hyperespace, « océan » ou « fleuve ». Et que, pourquoi pas, ledit « océan » connait des marées, qui font que tous les quelques millénaires, notre planète entre / sort d’une zone où le déplacement supraluminique est possible (Vinge, encore, ou, appliqué à la Magie, Shadowrun). On peut imaginer qu’un monde situé au confluent de plusieurs « fleuves » devienne un lieu stratégique. Que le paradoxe de Fermi soit résolu par le fait que la Terre se trouve au beau milieu d’un « continent » sans Hyperespace de dizaines de milliers d’Années-lumière de diamètre et que donc, les races « avancées » ne s’intéressent pas à ce qui se déroule chez les primitifs infraluminiques (Vinge, encore). Que les barbares terriens surprennent toute la galaxie supraluminique (« civilisée ») en débarquant par des moyens moins rapides que la lumière chez eux, alors que les extraterrestres sont riches, décadents et civilisés depuis des dizaines de millénaires, et donc pas aptes à lutter contre pareille sauvagerie. Je n’ai même pas encore commencé à réfléchir à la chose sérieusement et voyez le foisonnement de scénarios possibles !
Bref, la valeur d’un bon roman peut venir de tout, qu’il s’agisse d’un contexte, de personnages ou du scénario. Les meilleurs romans étant, à mon sens, ceux qui sont pertinents dans les trois domaines, notamment en les liant les uns aux autres.
***
Je ne peux que valider à 100% ta conclusion.
Encore une box passionnante 👌
J’aimeAimé par 1 personne
Merci 😉
J’aimeAimé par 1 personne
En ce qui concerne ce que tu dis sur Mars, Catherine Valente en a fait une nouvelle. How to become a Mars overlord. Ecrite à la manière d’un article scientifique elle évoque des Mars alternative et les individus qui en sont devenus les maîtres. Une curiosité à découvrir.
https://www.lightspeedmagazine.com/fiction/how-to-become-a-mars-overlord/
J’aimeAimé par 1 personne
Oh, c’est très intéressant, ça, merci !
J’aimeJ’aime
Complètement d’accord, tu pose un postulat (« ta gueule c’est l’hyperespace ») puis tu construis dessus et les variations sont infinies selon les propriétés de cet espace.
J’aimeJ’aime
Personnellement, je suis effaré quand je vois le manque de créativité en matière de justifications de la possibilité de se déplacer plus vite que la lumière. C’est, à mon sens, aussi capital que le système de magie en Fantasy, et pourtant, c’est très (trop) souvent soit traité en trois lignes, soit complètement stéréotypé. Alors qu’il y a des tas de manières de rendre ça intéressant, novateur (Peter Hamilton, par exemple, est un maître dans ce domaine). Regarde dans mon exemple, rien qu’en changeant « ciel » par « océan » (ou gaz par liquide) comme analogie pour l’hyperespace, on génère à la fois une plus grande originalité et surtout des possibilités, scénaristiques ou autres, inédites.
J’aimeJ’aime
« la valeur d’un bon roman peut venir de tout, qu’il s’agisse d’un contexte, de personnages ou du scénario. Les meilleurs romans étant, à mon sens, ceux qui sont pertinents dans les trois domaines, notamment en les liant les uns aux autres. »
Pour moi, quand les 3 sont liés cela débouche sur un coup de coeur!!! ALors que dire : un grand Tu as raison Amipophis, comme d’hab.
J’attendais le Grand livre de Mars depuis une éternité, j’ai tant lu de retours qui me bottent!!!…
et je en vais pas manquer le Bifrost!
J’aimeAimé par 1 personne
Franchement, Le grand livre de Mars est excellent (le style est assez fabuleux, et que dire du cadre ?). Et outre sa valeur propre, il me paraît important de le lire pour mesurer à quel point Leigh Brackett a pu influencer des écrivains postérieurs, à commencer par Moorcock.
J’aimeAimé par 1 personne
je le veux!!!!!…
J’aimeAimé par 1 personne
Je ne connais pas du tout Stanislas Lem alors le Bifrost sera l’occasion de le découvrir. J’ai du retard dans ma lecture des Bifrost d’ailleurs.
J’aimeAimé par 1 personne
Sacrilège ! 😀
J’aimeAimé par 1 personne
Pour Stanislas Lem ou pour les bifrost? (j’ai juste le dernier à rattraper, celui sur Clark je l’ai lu mais pas chroniqué)
J’aimeJ’aime
Pour les Bifrost. Sinon, Lem tu dois connaître sans le savoir je pense : c’est l’auteur de Solaris.
J’aimeAimé par 1 personne
Je vais essayer de rattraper mon retard bientôt 😉
J’aimeJ’aime
Comment ne pas adhérer à ta conclusion ? C’est pourquoi tant de romans sont entre le bon moment de lecture et le coup de coeur, ce dernier étant bien plus rare.
Cela fait plaisir de te relire, et toujours plaisir de relire les contenus des Apophis Box !
J’aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup 🙂
J’aimeAimé par 1 personne
Ping : À l’ombre du (104e) Bifrost : les nouvelles | OmbreBones