The slipway – Greg Egan

Slipway to Heaven (comme aurait presque pu le chanter Led Zeppelin)

Je le disais dans la dernière critique en date, si Greg Egan s’est de plus en plus éloigné, ces dernières années, de l’ultra-Hard SF qui a fait sa renommée, il lui arrive encore, de temps en temps, d’en écrire. Et vu que je préfère (et de très loin) cette branche ou phase de sa bibliographie à celle qu’il privilégie désormais, je m’injecte virtuellement et régulièrement des piqures de rappel, quand, hérétique que je suis, je m’égare à penser que, peut-être, Peter Watts ou Stephen Baxter pourraient, après tout, être le plus grand auteur de Hard SF de l’univers. Il se trouve que le recueil Instantiation, paru début 2020 (400 pages d’Egan au prix grotesquement bas de 2.99 euros en version électronique), comprend, entre autres, une novelette (nouvelle longue -mais moins qu’une novella-) datant de 2019 appelée The slipway, qui regorge de sense of wonder et est un sacré festival de Hard SF, option cosmologie, astrophysique et astronomie. Bref, pile ce dont j’avais besoin.

The slipway est un sacré texte, pas sans rapport avec des nouvelles ou romans d’autres auteurs, et permettant à Egan, comme il l’a souvent fait ces dernières années, de pointer certains travers de ses contemporains. C’est très Hard SF, sans doute trop pour beaucoup de lectrices et lecteurs, mais ça mériterait tout de même vraiment une publication en français.

Intrigue et personnages

Nouvelle-Zélande, de nos jours. Brian, un fermier et astronome amateur, profite d’une insomnie pour aller observer le ciel. Il remarque un amas d’étoiles, inconnues mais si brillantes qu’elles sont visibles à l’œil nu, dans la constellation de l’Octant. Il alerte alors l’équipe d’astronomes professionnels dirigée par Fatima, une sénégalaise, en Australie. Son observation est prise très au sérieux, car il n’a rien d’un profane : trois ans plus tôt, il a découvert une comète jusqu’ici non-cataloguée. Très rapidement, Fatima s’aperçoit que la zone du ciel concernée semble « grossir », de nouvelles étoiles jusqu’ici inconnues apparaissant sans cesse à sa périphérie. Alors que ses collègues cosmologistes commencent à parler de Trou de ver, elle élabore une hypothèse encore plus extraordinaire, qu’elle va devoir défendre bec et ongles devant le scepticisme des théoriciens, les délires des farfelus et les menaces des abrutis. Jusqu’à ce que les preuves s’accumulent et que son explication, si extraordinaire qu’elle soit, reste la seule en lice pour comprendre le phénomène ahurissant qu’a subi la Terre !

Analyse et ressenti

Première remarque, cette nouvelle exploite une branche particulière de la SF apocalyptique où il n’y a pas tant une destruction physique que celle d’un paradigme, d’un mode de vie, d’une façon de voir le monde. Une SF non pas cataclysmique mais catalytique, d’un changement de paradigme. Vous remarquerez d’ailleurs qu’Egan semble beaucoup s’intéresser à la branche post-apocalyptique de la Science-Fiction, puisque en 2019, l’année où a été rédigé The slipway, il a aussi écrit (le très décevant) Perihelion summer, qui, pour le coup, est un vrai post-apo à l’ancienne.

On remarquera également que The slipway relève aussi de la tendance de l’auteur à taper sur ce qui lui déplait dans notre société, puisque Elon Musk, Reddit et 4chan, entre autres, en prennent pour leur grade. Sans parler des menaces de mort / viol et des insultes racistes que subit Fatima. Outre le fait de bloquer sur Twitter d’émérites blogueurs qui, pourtant, lui vouent un grand respect (*ahem* Feydrautha et moi *hum, hum*), l’asocial Australien avait déjà tapé sur les flash-mobs, le comportement de meute néfaste des ados et sur les dérives des adeptes du jeu en ligne dans Cérès et Vesta.

Enfin, pour en terminer sur le chapitre de l’intertextualité, mais cette fois par rapport à d’autres auteurs, je n’ai pu m’empêcher de voir certains parallèles (peut-être fortuits) entre The slipway et Le nuage noir de Fred Hoyle (sur les allers-retours entre observations, hypothèses et confrontation de ces dernières avec les données les plus récentes ; on remarquera d’ailleurs qu’Egan ne laisse aucune place aux réactions des gouvernements dans son texte, préférant se concentrer sur les médias, les anonymes et les scientifiques, ce qui est, à mon sens, un manque de sa part), avec certains aspects de L’écart des missiles de Charles Stross, voire avec un certain roman de Peter Hamilton que je vais soigneusement éviter de nommer car cela vous donnerait, sinon, un énorme indice sur ce qui s’est déroulé.

Mais revenons à la novelette d’Egan proprement dite : l’auteur oppose l’hypothèse de Fatima, la seule qui se confronte à la réalité et pas au fantasme, à des théories tirées par les cheveux de ses collègues physiciens (qui ont décidé qu’il s’agissait d’un trou de ver et qui vont tordre la Relativité, la physique des particules et la cosmologie dans tous les sens pour faire coller ce postulat avec les observations, jusqu’à l’absurde), à celles, plus ou moins farfelues, qui parlent de censure cosmique par des extraterrestres tout-puissants (ce qui rappellera des souvenirs aux fans d’Egan), de tunnel spatio-temporel, véritable autoroute galactique, en cours de construction, d’invasion alien et ainsi de suite, aux flambées de mysticisme religieux qui semblent incontournables dans toute SF parlant d’une apocalypse prochaine / récente, aux questions des journalistes, pas toujours amicaux ou au moins d’une neutralité bienveillante envers elle, et bien entendu à la bassesse et l’imbécilité de ses contemporains, qui refusent qu’une 1/ femme 2/ noire leur délivre une vérité qu’ils ne sont pas prêts à accepter. Le texte a donc une dimension sociétale, mais est aussi une ode à la rationalité en une ère où la parole scientifique est de plus en plus mise en doute, même s’il ne fait pas l’impasse sur le fait que les dogmes ne sont pas étrangers, loin de là, à la communauté de la physique ou d’autres sciences (lisez Lee Smolin…). Mais The slipway est aussi (surtout ?) une ode à la résilience, la détermination et la volonté de survivre de l’être humain, même quand l’univers en personne conspire pour lui infliger un sort à la fois si bénin qu’il ne s’aperçoit même pas de ce qui vient de lui arriver et si terrible qu’il changera à jamais son destin… sauf s’il prend le cosmos à la gorge pour retourner ses propres merveilles contre lui !

Et justement, puisque j’en parle, en terme de sense of wonder, ce texte est DU LOURD. Mais alors vraiment. Sauf qu’évidemment, je ne peux pas vous dire pourquoi sans divulgâcher. Argh. Le problème étant que c’est aussi DU LOURD en terme de Hard SF. Le degré d’exigence n’est peut-être pas tout à fait aussi élevé que dans les « pires » textes d’Egan sur ce plan (Schild’s ladder, Dichronauts, voire certains points d’Incandescence), mais il y a des fois où même moi qui ai l’habitude 1/ de la Hard SF 2/ des sciences exploitées, j’ai eu du mal. Même si (et je m’empresse de le marteler) ne pas tout comprendre de l’hypothèse de Fatima n’empêche en rien de saisir le point clef du texte et de l’apprécier.

En conclusion, voilà un texte pertinent sur le fond sociétal et philosophique, et plein d’émerveillement scientifique sur la forme. De mon point de vue, il mériterait vraiment d’être publié en français.

Niveau d’anglais : aucune difficulté sur le niveau de langue lui-même, même si, comme souvent chez le Egan ultra-Hard SF, c’est le contenu scientifique et non pas le vecteur linguistique qui peut poser problème.

Probabilité de traduction : je dirais faible. C’est sans doute trop Hard SF pour la majorité du lectorat, même si, comme souvent en pareil cas (et c’est ce que refusent d’accepter certains lecteurs), pas besoin de comprendre le moindre développement scientifique pour saisir la portée et l’intérêt de l’histoire.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette novelette, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Gromovar, celle de Feydrautha,

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8 réflexions sur “The slipway – Greg Egan

  1. Ping : The Slipway – Greg Egan – L'épaule d'Orion

  2. J’ai commencé du Egan sur base de tes avis proposés ici et même si c’est vraiment accrocheur, c’est quand même vachement high level… Il ne laisse pas indifférent mais je ne sais pas encore trop si j’aime bien ou si j’aime pas en fait…

    J’aime

  3. j’espère que l’on verra une traduction. Apophis et l’épaule d’Orion mon fait gouté à Greg Egan du coup j’ai lu tous les romans paru en français. et j’attaque prochainement les recueisl de nouvelles

    Aimé par 1 personne

  4. Suite à ta chronique, j’ai fait le saut, malgré un niveau pas énorme énorme en anglais; j’ai attaqué la lecture en VO. Quelques difficultés de compréhension sur la géométrie du bazar et sa représentation dans l’espace, mais je ne suis pas sûr que c’eut été beaucoup plus facile en français. Et je me suis éclaté, super nouvelle, à la fois sur notre société avec un sense of wonder énorme. J’ai adoré. Je vais essayer les nouvelles de l’amalgame dans la foulée tant que j’y suis.
    Et tant qu’à être là, mes remerciements pour tes chroniques et mes lectures qui ont suivies de la ballade de Tom et les agents du dreamland. Dans les deux cas, j’en ai profité pour (re?)lire les textes associés de Lovecraft. J’ai adoré les deux, avec une mention spéciale pour le texte de Lavalle. Ce sont des textes vers lesquels je ne serais pas aller spontanément sans tes chroniques.
    Encore merci pour ton blog.
    Longue vie.

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