Glaçant et enthousiasmant à la fois !
Une version condensée de cette critique est parue dans le numéro 96 de Bifrost (elle est reproduite dans la partie « En conclusion » de cet article). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.
David Marusek est un écrivain américain, auteur de quatre romans et d’une douzaine de textes courts, dont celui dont je vais vous parler aujourd’hui. Cette novella, son troisième texte publié, a été, depuis, intégrée (sous une forme révisée) au roman Un paradis d’enfer (le seul de Marusek à avoir été traduit -par les Presses de la cité-), dont elle forme le premier chapitre. Sous sa forme isolée, elle avait déjà été publiée par… le Belial’, en 1999. L’enfance attribuée occupe donc une place à part dans la collection Une heure-lumière : c’est le premier court roman réédité qui en fait partie (tous les autres étant, au moment de sa parution, des inédits en français). UHL entre, ainsi, dans ce que j’appellerais la « seconde phase » de son existence, et je trouve que donner une place à la réédition de textes d’importance est, à mon avis, aussi capital que de faire découvrir au public francophone des chefs-d’œuvre dont il était coupé par la barrière de la langue.
Lorsqu’on sait que la VO date de 1995, on ne peut qu’être ébahi par l’ampleur de la vision, à la fois technologique et sociale, proposée par Marusek dans cette novella, maîtrisée de la première à la dernière ligne, et invariablement passionnante, même si le gros twist de l’intrigue se voit venir. Ce texte est donc une très grande réussite, et je vous en recommande vivement la lecture.
Univers, personnages, base de l’intrigue, structure
2092. Sam et sa femme Eleanor viennent de recevoir l’autorisation d’avoir un enfant. Après cette courte introduction dans le « présent », tout le reste du premier tiers du texte va à la fois nous raconter la manière dont ils se sont rencontrés et mariés, et surtout nous montrer les particularités de cet univers / de cette époque. Une fin de XXIe siècle dominée par la nanotechnologie, qui permet d’étendre l’espérance de vie de plusieurs millénaires, de rajeunir à volonté, de communiquer par la pensée avec son assistant IA personnel dont le substrat physique se trouve potentiellement à des centaines de Km. Mais aussi une époque où les villes sont sous une « canopée » protectrice, qui les isole de « pestes » (dont certaines sont des agents, nano ou autres, artificiels) qui infestent l’atmosphère, les « sangsues » (des robots) du puissant gouvernement mondial (dont l’autorité s’étend aussi au reste du Système Solaire, colonisé -nos deux protagonistes vont d’ailleurs passer leur voyage de noces sur la Lune-) s’assurant que nul n’est infecté et prenant des mesures radicales en pareil cas.
C’est aussi un monde dystopique : outre un gouvernement tendu du string (et des multinationales apparemment très puissantes également), les bébés sont considérés depuis un demi-siècle comme une nuisance écologique, et toutes les grossesses non-autorisées font l’objet d’une confiscation du fœtus. Seuls 1200 permis sont délivrés en Amérique du Nord chaque année. Sur une planète d’immortels surpeuplée, qui a besoin de nouvelles vies ? Si vous obtenez le précieux sésame, vous devenez l’objet d’une énorme attention, faite autant d’envie que de jalousie. Mais comme vous vous en doutez en cette ère de miracles technologiques où la nanotech élimine le moindre désagrément « organique » de la vie, la grossesse se fait évidemment in vitro. Et elle est très… spéciale. Mais vous découvrirez cela en lisant ce court roman !
Sur le plan social, les choses ont aussi changé : des lignées clonales assurent les emplois qu’on ne veut / peut pas confier à une machine, la plupart des contacts sociaux ont lieu par holoprésence (téléprésence holographique), et les criminels n’ayant pas commis d’acte assez grave pour mériter une exécution sommaire subissent un sort peut-être plus terrible encore : ils perdent le bénéfice de la nanotechnologie, leurs gènes étant verrouillés et piégés, provoquant leur auto-combustion si on cherche à régénérer le corps ou à étendre son espérance de vie. L’auteur parlera même de « handicapés cellulaires », tant la chute depuis l’état de grâce de la jeunesse éternelle nanotech vers le simple humain est violente et cruelle.
Après un tiers de la novella, l’intrigue se reconnecte avec le présent : Eleanor obtient un poste important au sein du gouvernement et un permis de « concevoir », qu’elle ressent toutefois comme une forme de piège politique. Et c’est là que Sam subit un « accident » qui va changer à jamais sa vie !
Analyse et ressenti
Les thèmes sont très clairs et très bien traités : le délitement du lien social à cause de la technologie (les rencontres physiques ne sont plus que l’exception -sachant en plus qu’on peut trafiquer son avatar en holoprésence pour s’embellir ou se travestir-), le contrôle gouvernemental, les dangers mais aussi les promesses de certaines technologies avancées, et surtout la nouvelle stratification sociale impulsée par le fait que certains aient accès aux dites technologies tandis que d’autres doivent faire sans. En cela, L’enfance attribuée évoque d’autres œuvres, des films Elysium ou Gattaca à un roman de Frederik Pohl que je ne vais pas citer pour ne pas spoiler, mais auquel la dernière partie de l’intrigue m’a beaucoup fait penser.
La dystopie décrite fait froid dans le dos, particulièrement dans le simple fait de devoir demander la permission pour avoir un bébé, dans la façon dont les rares enfants sont conçus (littéralement : lorsque vous connaîtrez le sens du terme retro-conception, vous comprendrez mieux !), dans celle qu’ont les futurs parents de devoir ingérer des drogues devant développer un instinct maternel qui a en grande partie disparu (on remarquera d’ailleurs que Sam se fait la réflexion qu’un bébé peut difficilement être perçu comme une récompense), et dont le gouvernement punit celui qui n’entre pas dans la norme, qu’elle soit sanitaire ou comportementale, ou celle qui tente une grossesse non-autorisée. Sur certains plans, on frôle même la SF horrifique, tant le vertige ressenti par le lecteur est grand.
L’aspect social du texte est donc magistral. Mais son aspect scientifique n’est pas en reste : même dans une simple novella, Marusek arrive à caser un foisonnement de développements technologiques, et à examiner leurs conséquences sur ledit plan social. Un tour de force ! Et cela ne s’arrête ni à la génétique, ni à la nanotechnologie, puisque les IA ont une certaine importance dans le récit également. Et nous avons droit à de beaux moments de sense of wonder : ainsi, le mariage de Sam et d’Eleanor a été virtuellement suivi par six millions de personnes par holoprésence, toutes… au premier rang dans l’église !
On notera que le style de l’auteur est fluide et agréable, et parfaitement servi par la traduction. Sam est un narrateur humain et attachant, que ce soit via son sort personnel ou les attaques subies par son assistant IA, Henry, auquel il tient beaucoup (plus qu’à son futur enfant, finalement). Des IA (ou les serviteurs clonés, d’ailleurs) qui sont d’ailleurs parfois plus chaleureuses et humaines que les congénères du narrateur…
Bref, L’enfance attribuée est un texte de Nanopunk dystopique tout à fait enthousiasmant, que ce soit sur le plan de l’anticipation technologique ou sociale, bien que son gros twist se voie venir d’assez loin et qu’il présente des ressemblances avec un texte antérieur de Frederik Pohl (même si je dirais que le texte de Marusek est bien meilleur que celui de Pohl). On notera aussi que le mystérieux bienfaiteur du couple n’est jamais identifié, et qu’à la fin du roman, on ne comprend donc pas bien pourquoi l’auteur a pris la peine d’évoquer ce fait ; dans le même ordre d’idée, le dysfonctionnement qui enclenche le twist dans l’intrigue n’est jamais expliqué. Mais peu importe, défauts mineurs que tout cela ! Voilà un texte qui mêle science & social d’une façon magistrale, et que tout amateur de SF qui se respecte lira avec intérêt !
En conclusion
L’enfance attribuée a une place à part dans la collection Une heure-lumière : celle du premier texte réédité et non pas inédit en français, ayant déjà été publié il y a vingt ans par Le Belial’. Vu sa qualité, on ne peut que se réjouir du fait que l’éditeur le remette à la disposition du plus grand nombre, dans une traduction révisée par Quarante-deux.
Il s’ouvre sur une bonne nouvelle pour un couple de 2092 , autorisé à retro-concevoir un enfant. Autorisation rarissime car dans cette Amérique future où la nanotechnologie rend les gens immortels et capables de rajeunir à volonté, il n’en est délivré que 1200 par an. Après cette courte introduction, le premier tiers sert à présenter le monde (dystopique, entre rigidité du contrôle gouvernemental, pestes nanotech forçant les villes à se terrer sous une canopée défensive, robots s’assurant en permanence que vous n’êtes ni un criminel, ni contaminé, et grossesses illégales punies de la plus effroyable des façons) ainsi que la façon dont Sam et Eleanor se sont rencontrés. Ce n’est qu’au début du second tiers que le twist dans l’intrigue va se mettre en place (il se voit venir d’assez loin et rappelle un roman de Frederik Pohl), avant qu’on n’examine ses conséquences (à la fois terribles et touchantes) jusqu’à la fin.
L’enfance attribuée, écrit en 1995, est un texte incroyable, mêlant de façon magistrale une vision des promesses des technologies futures (nanotech, IA, génétique, téléprésence par holographie, etc) et surtout de leurs (dystopiques) conséquences sociales. Il montre le délitement du lien social quand la majorité des rencontres se font par holos interposés ou quand les IA ou les clones sont plus humains que les congénères du héros ; celui de l’instinct paternel / maternel quand il doit être renforcé par des médicaments ; celui de la société quand il y a des « immortels » et des humains de base (le fait de transformer les premiers en les seconds étant d’ailleurs une sentence pour les criminels ou les gens contaminés par les pestes nanotech) ; celui des libertés individuelles, y compris celle, fondamentale, de concevoir à volonté, quand le gouvernement se fait totalitaire et son contrôle absolu, particulièrement face à celui qui n’entre pas dans la norme sociale ou sanitaire ou celle qui conçoit illégalement. Et un texte où le sense of wonder (un mariage auquel six millions de personnes assistent au premier rang dans l’église) côtoie l’horreur la plus absolue (la signification exacte du terme retro-conception).
Bref, voilà un court roman visionnaire, du Greg Egan avant l’heure, un mélange harmonieux entre SF scientifique et sociale, entre utopie technique et dystopie sociétale, entre sense of wonder et sense of dread, à lire absolument par tout amateur du genre qui se respecte.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce court roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Gromovar, celle de Célindanaé, de Yogo, du Chien critique, d’Aelinel, de Boudicca, de Vert, de BazaR, de Pativore, de Yossarian, d’Audrey Pleynet, de la Navigatrice de l’imaginaire,
***
J’avais oublié que ce texte avait 25 ans et du coup c’est encore plus frappant.
J’aimeAimé par 1 personne
C’est clair !
J’aimeJ’aime
Si je comprends bien une info que j’ai trouvée, ce texte est la première partie d’un roman plus long, ou a été prolongé par la suite? Est-ce que c’est la même traduction que la version de 2000 ou bien a-t-elle été retravaillée?
J’aimeJ’aime
La novella est antérieure, et a été intégrée sous une forme légèrement révisée par Marusek dans son roman Un paradis d’enfer (Counting Heads). Elle en constitue la première partie, environ 13% du total. La traduction réalisée par Patrick Mercadal en 1999 pour la novella a été révisée par les Quarante-deux pour la sortie en UHL.
J’aimeAimé par 1 personne
Ping : L’Enfance attribuée | yossarian – sous les galets, la page…
Ping : L’enfance attribuée de David Marusek | La Bibliothèque d'Aelinel
Ping : Le Janissaire – Olivier Bérenval | Le culte d'Apophis
Ping : Hors-série Une heure-lumière 2021 | Le culte d'Apophis
Ping : Hors-série Une heure-lumière 2022 | Le culte d'Apophis
Ping : Célestopol 1922 – Emmanuel Chastellière | Le culte d'Apophis
Ping : L’enfance attribuée – David Marusek [#UHL 21] – Navigatrice de l'imaginaire