The ingenious – Darius Hinks

Un world- et magic-building très original

the_ingeniousLe britannique Darius Hinks a un profil plutôt atypique : avant de devenir l’auteur d’une grosse douzaine de romans (dont certains s’inscrivant dans l’univers Warhammer 40 000 et dont le premier, Warrior Priest, a obtenu le David Gemmell Morningstar Award), il a été le guitariste du groupe de Grunge Cable, avant le split de ce dernier (apparemment à cause d’une sale bataille juridique). Son dernier « opus », si j’ose dire, est donc The ingenious, une Fantasy plutôt atypique mais travaillée, évocatrice et efficace, à l’exception peut-être d’une fin un peu en demi-teinte. Il faut cependant retenir le world- et le magic-building qui, avec les deux protagonistes, constituent le très gros point fort du bouquin. Et une couverture de fou furieux, bien entendu. Au passage, ce roman est édité chez Angry Robot, la même maison qui nous a récemment proposé Time’s children, autre fantasy où on se balade dans l’espace-temps et qui brise en petits morceaux les codes traditionnels d’un genre très sclérosé. Bref, pour ma part, cet éditeur devient, du moins en Fantasy (en SF, c’est moins brillant), un de ceux à suivre de près.

Un roman où worldbuilding, magicbuilding et intrigue se nourrissent l’un de l’autre

Dans cet univers, l’énergie surnaturelle est manipulée via un Art appelé Alchymia (on va dire alchimie, c’est plus simple). En clair, si nous étions dans Donjons & Dragons et pas dans un roman, il faudrait des « composants matériels » pour lancer un sort (ici appelé Transfiguration), on ne peut pas le faire juste avec des postures, des gestes, des paroles, un schéma mental, etc. Bref, il faut un laboratoire, des charmes, des poudres ou des huiles, un brasero spécial, etc. Les Alchimistes ont réussi, via leur Art, a arracher il y a des milliers d’années la cité d’Athanor (vous remarquerez que ce nom n’a pas été choisi au hasard par l’auteur) à la tyrannie des lois de la physique, l’entourant d’un champ d’énergie magique permettant 1/ d’en réguler le climat 2/ de transformer la rivière qui la traverse en boucle fermée sans fin qui est sa propre origine et surtout 3/ à la faire se déplacer de lieu en lieu, lors de ce qu’ils appellent des Conjonctions. Au passage, l’endroit où lesdites Conjonctions permettent de se rendre n’est pas très clair : certains passages suggèrent que c’est en divers lieux de la même planète, tandis que d’autres éléments (la pléthore de variantes de l’Humanité et de races non-humaines étranges) laisse entendre qu’Athanor se déplacerait ailleurs (autres mondes ou cosmos d’un multivers de type Moorcockien ? Mystère !). Bien que chez certains auteurs (Karl Edward Wagner, Steven Erikson, voire Lovecraft, on puisse croiser bien des races sur la même planète. Il se pourrait après tout que la cité voyage aussi dans le temps -ce serait intéressant de demander à l’auteur, d’ailleurs-).

Ce qui est intéressant est que lors d’une Conjonction, Athanor se « rattache » à des bouts de terre, voire des rivières, à sa périphérie, et que lors de la Conjonction suivante, eh bien elle les emmène avec elle dans l’endroit suivant où elle réapparaît. La cité grandit donc un peu plus au fil des années. Et pas qu’en surface : de nouvelles ethnies / races (non-humaines) / cultures sont emportées à chaque fois. Apparemment, la ville reste en place au minimum un ou deux ans (et souvent plus) avant que les alchimistes (nommés Elects ou Curious Men -CM-) ne déclenchent la Conjonction suivante. Ce qui laisse du temps pour la diplomatie, le commerce, voire la guerre si les habitants du coin n’apprécient pas l’intrusion des Athanoriens.

Les CM, assistés par la « noblesse » de la ville (des érudits et diplomates surnommés Laborators) et des soldats appelés Hiramites, règnent d’une main de fer sur Athanor. Outre un aspect Fraternité (ils se nomment entre eux Phrater), leur ordre a aussi un aspect religieux (on parle de Temple, de « lumière de Dieu » pour l’énergie qui alimente les sorts, etc). Mais leur plus puissant instrument de pouvoir reste les Ignorant Men, des golems de métal gigantesques et surpuissants capables d’écraser toute opposition. Mais de toute façon, les Elects sont des experts de la manipulation des foules, puisque malgré le fait que le crime, les épidémies, la drogue et surtout la famine soient endémiques dans la ville, leur art de la démagogie est tel que la population est paisible. En fait, les luttes entre bandes rivales sont tellement inscrites dans la vie de la cité que la plupart des gens sont trop occupés à survivre pour penser à la liberté qui leur a été confisquée par une minuscule oligarchie (ou à ce qui se passe à l’extérieur des murs d’Athanor, au passage).

Sachez également que les expériences auxquelles se livrent les CM ont un lourd impact sur l’environnement : la rivière charrie des métaux lourds et autres produits (al)chimiques toxiques, et leurs laboratoires émettent des fumées mutagènes qui transforment la vie animale. On en est même à un point où les bâtiments eux-mêmes prennent un aspect fantastique, organique, du fait des composés magiques ou magiquement transformés qui saturent l’environnement ! Vous voyez donc comment le magicbuilding a affecté le worldbuilding (cité qui se déplace, à la rivière en mode Ouroboros, etc), mais voyons maintenant comment il a affecté l’intrigue.

Intrigue, personnages

Nous suivons tout d’abord Isten, qui fait partie d’un peuple (humain) qui se surnomme lui-même les Exilés (ouh là là mon dieu que c’est original, vu que 99% de la population de la cité est venue d’ailleurs…). Et ce n’est pas un membre lambda, loin de là : à l’origine, ce groupe culturel est venu d’un pays appelé Rukon, sous la coupe d’un tyran appelé Rakus, qui emploie l’arsenal du parfait salopard pour écraser toute opposition (camps de travail, police politique, assassinats des familles des dissidents, etc). Et là bas, la mère d’Isten était une pasionaria, l’âme de la Révolution à venir. La petite était en fait destinée à la mener une fois adulte. Sauf qu’elle et ses compagnons se sont retrouvés à Athanor à la faveur d’une Conjonction et se déplacent de lieu en lieu depuis. Sauf qu’Isten a disparu durant la dernière année, laissant les Exilés à leur sort. Sauf que la jeune femme refuse les responsabilités liées à cet héritage. Sauf que malgré les promesses qu’elle fait en tant que chef de sa communauté, elle est persuadée en son for intérieur que la croyance d’un retour au Rukon est chimérique, qu’Athanor n’y reviendra jamais.

Pendant son année d’absence (on découvrira le pourquoi dans le roman), les Exilés, qui étaient le groupe dominant dans le vaste écosystème du crime d’Athanor, se sont fait dépasser par les Aroc Brothers (qui sont une confrérie et pas une fratrie), qui ont monté un puissant empire de l’illégalité : jeu, prostitution, drogue (qui a une grande importance dans le worldbuilding et l’intrigue), combats clandestins, ils contrôlent tout, ont des centaines d’hommes de main équipés des armes les plus modernes (des arbalètes…), et ont réduit les jadis fiers Exilés à une bande de clodos affamés, désorganisés, quand ils ne les ont tout simplement pas purement et simplement zigouillés (ou que, laissés sans chef, certains n’ont pas déserté). On découvrira que cette ascension n’est pas entièrement due à l’absence d’Isten, mais surtout à une aide extérieure.

Cette aide est venue d’Alzen, un des CM. Qui, on est d’accord, ne frayent ni avec le bas-peuple, et encore moins avec des bandes criminelles d’habitude. Sauf que lui a des projets, et que pour les réaliser, il a besoin d’écouler une nouvelle forme, de sa conception, de la drogue appelée Cinnabar (Vermillon, disons). En effet (et c’est là que vous allez mieux comprendre le lien entre magicbuilding et intrigue), a l’insu de ses collègues, il est en train de mettre au point une nouvelle forme d’Alchimie, qui, à terme, ne nécessitera plus ni poudre ou huiles, ni charmes, ni laboratoire pour être pratiquée. Il en est déjà au point où les « composants matériels » requis sont déjà minimaux par rapport à ce que les autres phraters sont obligés d’employer, et entrevoit le point où il pourra devenir ce que l’on appelle l’Ingenious, en clair le magicien et pas l’alchimiste. Car là est un des traits de génie d’un livre qui n’en manque pas : alors que, ces dernières années, de nombreux auteurs (principalement anglo-saxons, mais pas que) se sont raclés la soupière pour donner une explication détaillée au fonctionnement de la magie (Brent Weeks, Brandon Sanderson, Robert Jackson Bennett, etc), Darius Hinks, lui, a tout simplement décidé de montrer… son invention. Excusez du peu !

Lorsque les Aroc Brothers vont commencer à lui poser plus de problèmes qu’autre chose, la route d’Alzen va croiser celle d’Isten, qui cherche justement à donner aux Exilés leur grandeur passée à la table des organisations criminelles de la ville. Isten qui, en plus, va lui permettre de faire des progrès décisifs dans sa quête de l’invention de la magie. Et la magie d’Alzen va constituer, pour la jeune femme, une drogue aux effets plus puissants que toutes celles (et elles sont nombreuses) qu’elle a connues jusque là. Sans compter le côté grisant de redonner, grâce à l’aide d’un CM, à son peuple puissance et opulence (ne serait-ce que le fait de manger à sa faim…). Sauf qu’il y a un petit problème : aucun des Exilés, et surtout pas Puthnok, l’idéologue du groupe, n’accepterait jamais que le chef spirituel des Rukoniens fraye avec un membre de l’élite qui oppresse le peuple d’Athanor. Isten joue donc un jeu aussi dangereux qu’Alzen, qui opère contre les intérêts du Régent et des autres Phraters…

Un personnage qui défie tous les stéréotypes

Outre l’invention de la magie, la cité qui se déplace, le côté esthétique très évocateur de l’alchymia et de ses effets, c’est Isten qui retient l’attention et constitue un des gros points forts du roman. En effet, ce personnage féminin donne une grosse claque dans la figure à l’imbuvable stéréotype de la jeune femme « courageuse » qui a tant empoisonné la littérature SFF (Young Adult, mais pas que) depuis une bonne quinzaine d’années. Parce qu’Isten est justement tout le contraire : elle fuit sa destinée / ses responsabilités (son statut d’héritière de la pasionaria de la Révolution), que ce soit physiquement ou (surtout) dans toutes les drogues qu’elle peut trouver, elle n’hésite pas à mentir aux Exilés alors qu’elle ne croit pas au retour, un jour, au pays et qu’elle sait qu’ils n’accepteraient jamais d’être aidés par un CM, elle envisage sérieusement de tuer au moins deux des Exilés alors que c’est le seul tabou qu’ils ont, et j’en passe. Bref, elle passe son temps à fuir ses responsabilités et ses angoisses ou à chercher la voie la plus facile, même si c’est aussi la plus corrompue, pour parvenir à ses fins, et donc loin d’être courageuse, elle ne vit que dans la lâcheté, le mensonge (c’est le principal point commun entre Alzen et Isten : les tromperies faites à leurs « frères »), les compromissions. Car Isten n’a jamais promis de faire des Exilés des nababs, seigneurs du crime, à Athanor… mais de les ramener chez eux, ce qui est tout de même très différent. Ah, que ça fait du bien, un peu d’air frais, merci Mr Hinks !

La danse mortelle auxquels se livrent les deux pro-/anta-gonistes, Alzen et Isten, est fascinante. Dégoûtés mais fascinés l’un par l’autre, par ce que l’autre leur apporte, ils se mentent et se manipulent pour parvenir à leurs fins, et on sent que ça va mal finir pour au moins l’un d’entre eux (il faudra attendre la toute fin pour savoir lequel ou lesquels !). Et c’est d’ailleurs là qu’a été, pour moi, le seul vrai point de crispation du bouquin, à savoir sa conclusion. Elle n’est pas illogique, il n’y a pas de Deus ex Machina, mais elle m’a parue abrupte et assez peu satisfaisante, tout de même. Un peu comme si Hinks était en négociation (peut-être avec lui-même, d’ailleurs) pour savoir si le bouquin serait un one-shot ou le premier d’une série, et qu’à la fin, il avait décidé de tout boucler en un tome unique d’une façon un peu abrupte. Rien de rédhibitoire, mais après la minutieuse montée en puissance de l’intrigue jusque là (signalons d’ailleurs qu’on ne s’ennuie pas une seule seconde, et que les scènes à grand spectacle ne manquent pas), une telle chute brutale surprend un peu. Pas de quoi diminuer l’intérêt de The ingenious, mais c’est tout de même à retenir.

Thématiques

Si Darius Hinks propose une Fantasy qui a du style (dans les manifestations de la magie / alchimie, très visuelles, notamment via la façon d’attaquer avec, les Ignorant Men, les palanquins, etc ; mais aussi via Mapourak, le lion très « Bubastien » de Seleucus) mais qui sait aussi laisser des taches (il y a 2-3 trucs bien gore là-dedans), qu’il raconte une très bonne histoire portée par deux personnages passionnants, il n’en oublie pas tout à fait le fond. Outre l’addiction, le déracinement / le fait d’être un étranger dans un nouveau pays hostile, les compromissions qu’on est prêt à consentir pour atteindre ses buts / un meilleur niveau de vie, l’auteur donne aussi un sérieux coup de… j’allais dire poignard, mais il faudrait plus parler de couteau Rambo, à ce stade, aux élites. À leur démagogie, leur cynisme notamment quand Alzen va faire « du social » dans les bas-fonds (qui, pour un CM, constituent tout Athanor sauf leur Temple), leur inaction devant le crime, les épidémies et la prolifération de la drogue. Mais quelque part, c’est à la passivité du peuple qu’il s’en prend, qui, pour quelques belles paroles, est volontiers prêt à oublier qu’il n’est qu’à un repas de la famine.

L’auteur explore aussi les dissensions qui peuvent apparaître chez un groupe révolutionnaire exilé, notamment les compromissions avec les élites locales (qui, fondamentalement, ne sont pas différentes de celles qu’on est supposé combattre chez soi) ou le fait qu’au bout des années, et des décennies, certains puissent perdre l’envie de retourner un jour « libérer » le pays, et se contentent de leur vie dans leur lieu d’exil. Car les Curious Men représentent un exemple extrême de tout ce que le peuple d’Isten méprise : privilégiés, non-élus, distants, exploitant la sueur de leurs sujets affamés, se cachant derrière un écran de fumée de mystère et de rituels.

Enfin, n’oublions pas un aspect environnemental et écologiste via l’évocation de la pollution de la ville par les résidus des expériences des CM.

En conclusion

Voilà une Fantasy au cadre plutôt original : une cité capable de se déplacer par téléportation de lieu en lieu, et prenant avec elle un petit bout des attaches la retenant à l’ancien quand elle se rend vers le nouveau. Elle est dirigée par une oligarchie d’alchimistes, dont l’un d’eux est en train, à l’insu des autres, de développer une nouvelle forme de pouvoir, qui ne nécessite ni laboratoire, ni amulette, ni poudres ou huiles, mais juste la pensée. En clair, il invente la magie. Mais pour ce faire, il va avoir besoin de l’aide d’Isten, chef d’une bande criminelle déchue mais bien décidée à reconquérir le pouvoir sur l’empire du crime. Chacun des deux a besoin de l’autre, mais joue un jeu dangereux qui va en mener un, voire les deux, à sa perte.

Worldbuilding et magicbuilding originaux et agréables, se nourrissant l’un l’autre et alimentant l’intrigue, excellents protagonistes (dont Isten, qui met une grande tarte dans la figure à l’insupportable stéréotype de la jeune héroïne « courageuse »), magie et monde très visuels, écriture fluide et efficace, forme n’occultant pas un fond intéressant, et surtout thématique centrale peu usitée, à savoir l’invention de la magie (le terme magicbuilding est à prendre au pied de la lettre !), The ingenious a tout pour vous séduire si vous êtes, comme moi, en recherche d’une Fantasy sortant des sentiers battus. Seule la fin m’a parue un poil abrupte.

Niveau d’anglais : facile.

Probabilité de traduction : ce serait bien…

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10 réflexions sur “The ingenious – Darius Hinks

  1. Rien que le fait que l’un alimente l’autre me botte. J’avoue que je l’avais repéré… pour sa couverture!!! Oui, je suis faible, mais je résiste : je ne l’avais pas acheté. Mais ça, c’était avant. Avant de lire ta chronique.
    Il part direct dans la wish-list (ce mois-ci étant une orgie livresque), et tant pis pour cette fin en demi-teinte.
    Merci, ami Apo!

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  2. Ping : Un février 2019 solaire – Albédo

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