Les coureurs d’étoiles – Poul Anderson

(Presque) aussi bon que les deux tomes précédents, mais dans un genre parfois assez différent

cours_étoiles_andersonLes coureurs d’étoiles est le troisième des cinq tomes de La Hanse galactique de Poul Anderson, après Le prince-marchand et Aux comptoirs du cosmos. La couverture (superbe), toujours signée Nicolas Fructus, représente un des héros emblématiques de cet univers, Adzel. On peut donc supposer que Chee Lan aura les honneurs de celle d’un des deux derniers livres du cycle.

Les trois nouvelles de 50-70 pages et le roman court qui en fait le double ont toutes un point commun : ce sont des histoires de premier contact entre la Ligue et de nouvelles civilisations. Et on peut aussi remarquer que plusieurs présentent un schéma récurrent, soit entre elles, soit avec des textes des autres tomes. Ce n’est cependant pas toujours le cas : certaines des nouvelles ont un ton différent, et se démarquent parfois assez radicalement des autres. Mais, au final, c’est peut-être ce qui fera l’intérêt des Coureurs d’étoiles (par analogie aux coureurs des bois, terme employé dans La clé des maîtres), à savoir un certain renouvellement, même si, d’un autre côté, les deux derniers textes peuvent un peu décontenancer ceux qui sont là pour le côté truculent de Van Rijn ou la ruse de Falkayn. 

Comme c’est de coutume sur ce blog, je vais vous résumer brièvement chaque texte avant de vous donner mon sentiment et mon analyse dessus.

Territoire

T’Kela est une planète orbitant autour d’une naine rouge, où l’environnement est agressif pour un humain : alors que l’action se passe en plein été, il fait -60°c la nuit (et -40°c est une température caniculaire !), et l’atmosphère est à la fois trop sèche, chargée en ammoniac et prompte à provoquer une narcose pour un être humain sans protection. Elle a de plus un grave problème écologique, d’oxydation dudit ammoniac indispensable au cycle de vie des formes de vie locales. Si rien n’est fait, les animaux et les indigènes disparaîtront au bout d’un millénaire, et toute vie en une dizaine. La civilisation locale (qui maîtrise à peine la poudre à canon) est globalement d’inspiration Mongole / Amérindienne (mais avec des noms et une ambiance évoquant plutôt l’Afrique), et est divisée en Hordes nomades et un petit groupe de sédentaires, les Anciens, vivant sur leur montagne, où ils maintiennent vivantes certaines traditions artisanales ou scientifiques issues d’un âge plus civilisé.

Heureusement, des humains altruistes venus de la planète Espérance (tellement utopistes et pacifistes que l’incitation au conflit y est un crime passible de dix ans d’internement en camp de rééducation) se sont proposés de régler ce problème grâce à leur technologie supérieure. Cependant, un soir, leur ambassade est attaquée par la Horde des Shanga (les humains déséquilibrent les rapports de force locaux), et tous sont obligés de fuir dans leurs astronefs. Seules deux personnes sont laissées en arrière : la jolie Joyce Davisson, et un Marchand de passage, un individu braillard et haut en couleur nommé Van Rijn… Celui-ci va vite s’apercevoir que l’organisation dont fait partie Joyce a tout fait n’importe comment, et va appliquer sa méthode habituelle : rouler les indigènes pour pouvoir rester en vie et en tirer un (substantiel) profit au passage !

J’ai beaucoup aimé cette nouvelle, comme toutes celles mettant en vedette Van Rijn. Celui-ci renvoie Joyce et ses petits camarades à leur utopie, et, donnant dans le concret (et de sa personne : il se révèle être un combattant à mains nues redoutable), prouve que si les organisations caritatives, les gouvernements et la politique sont éphémères, l’appât du gain, lui, est éternel. Malgré tout, on peut remarquer que le schéma « Van Rijn (voire un autre personnage, comme Falkayn) est bloqué sur une planète hostile, le temps presse, il retourne les particularités de la société locale contre ses membres et s’en sort, et avec un bénéfice qui plus est » est très récurrent dans le cycle, même si c’est tellement bien fait que franchement, on s’en fiche ! Et ces dialogues, ces jurons, un régal ! Autre défaut, la misogynie de Van Rijn, qui traite Joyce comme une potiche : « Contentez-vous d’être belle et de faire la cuisine » ou « Fermez-la, libre dame ».

On notera aussi que sur le plan du worldbuilding et de l’exploitation des particularités relevant de l’astrophysique, de la planétologie et de la biochimie, on est encore une fois sur du très, très haut de gamme.

Signalons malgré tout un petit souci de traduction : « Toute l’eau n’est pas solidifiée. Une certaine quantité est présente dans les océans, sous forme d’ammoniac » (p 40 : une solution aqueuse d’ammoniac s’appelle de l’ammoniaque).

Les tordeurs de troubles

Ce roman court met en scène à la fois Falkayn et Adzel, déjà croisés dans le tome 2, ainsi que leur compère Chee Lan, sorte de Rocket Raccoon (en version femelle et à poil blanc) avant l’heure, et aussi mal embouchée et agressive (malgré ses 90cm de haut) que son sosie de chez Marvel. Ces trois là forment l’équipage du vaisseau Débrouillard (et l’intrigue prouvera que son IA porte bien son nom !), et sont parmi les premiers marchands-pionniers, un nouveau concept. En clair, plutôt que d’aller prospecter sur des planètes découvertes ou étudiées par d’autres, certains membres de la Ligue font eux-mêmes de l’exploration.

Le trio est confiné au sol sur Ikrananka, planète au niveau de technologie proche de la fin du Moyen-âge (avec une architecture Renaissance et des premiers pas dans la technologie des condensateurs et de l’électrochimie) et d’inspiration Hindoue (avec une race aviaire très superstitieuse, conservatrice, hostile à la nouveauté, soupçonneuse et voyant des conspirations partout). Alors qu’ils sont en pleine partie de cartes, ils aperçoivent quelqu’un poursuivi par des cavaliers. A leur grande surprise, il s’agit d’une femme… humaine, la belle Stepha Carls. Il s’avère qu’il y a soixante-quinze ans, un vaisseau colonisateur passant dans le secteur a été arraisonné par des pirates, qui, dans un rare acte de bonté, ont débarqué l’équipage sur ce monde. Plus forts que les sophontes locaux, les humains en ont vite formé les troupes d’élite, sous le nom d’Ershoka, une société ultra-militariste et (comme va le constater Falkayn) viriliste (dans le sens politique, pas médical, du terme).

Le tableau brossé par Stepha de la situation est très différent de celui établi par l’Empereur Jadhadi, avec qui le trio est en relation : il se trouve que certains des Ershoka se sont emparés pour son compte d’une forteresse stratégique, donnant la clef des territoires Rangakorans. Mais ceux-ci ayant plus d’affinités avec les humains qu’avec l’Empire Deodaka, ils se mettent à négocier entre eux (ce qui pose des problèmes aux Ershoka restés fidèles, qui sont pris entre deux feux : la suspicion du souverain d’un côté, l’esprit de Corps de l’autre). Falkayn propose de désamorcer la crise grâce aux armes du Débrouillard, mais il va être enlevé, ses compagnons isolés du vaisseau, et la situation va vite devenir assez inextricable. Jusqu’à ce que le bon vieil appât du gain et le culot de Falkayn règlent le problème !

Le point de vue varie entre les trois personnages du trio, et Chee Lan se révèle aussi attachante, dans un genre différent, que ses deux compagnons déjà croisés dans le tome précédent. Je me régale toujours autant de voir le contraste entre l’apparence terrifiante de dragon d’Adzel (1 tonne, 4m50 de la tête à la queue, capable de faire du 150 à l’heure -il paraît que Mr Bolt en a été traumatisé lorsqu’il l’a appris-) et le fait que ce soit en fait un Bouddhiste (presque) doux comme un agneau ! A l’opposé, Chee a des joutes verbales savoureuses avec lui, étant toujours dans un registre outrancier et agressif.

Une fois encore, les particularités astrophysiques sont très bien exploitées pour donner un worldbuilding au top : cela fait plaisir de voir un écrivain de SF qui sait que les planètes d’une étoile de type K ont toutes les chances de toujours présenter la même face à leur soleil, formant donc une zone de jour et de nuit perpétuels (plus un crépuscule éternel sur le terminateur). On peut toutefois dire qu’encore une fois aussi, les membres de la Ligue se trouvent prisonniers / soumis à une situation inextricable et qu’ils réussissent à la « tordre » à la fois pour s’en sortir et pour faire un profit substantiel au passage (d’où le nom du texte : Les tordeurs de troubles). Et heureusement que, là encore, c’est bien fait (quoique j’ai un peu moins apprécié cette novella que les textes du même genre déjà publiés dans le cycle), parce que sinon, ce schéma ultra-récurrent finirait par lasser, à la longue. J’ai notamment beaucoup apprécié l’inspiration Indienne et le côté Sword & Planet des tribulations de Falkayn (et l’épouvantable caractère de la Cynthienne Chee, évidemment). Bref, tout compte fait, un texte assez réussi. Signalons un épilogue assez surprenant et en tout cas fort savoureux !

Le jour du grand feu

Nous retrouvons le même trio sur Merséia, une planète habitée par une race reptilienne maîtrisant les voyages interplanétaires (mais pas supraluminiques et interstellaires) et l’énergie nucléaire, mais encore très balkanisée en nations rivales, et surtout parfois très réactionnaire (Morruchan verrait d’un bon œil un retour au féodalisme qui prévalait avant la révolution industrielle locale) et rigide (un peu comme chez les japonais, il s’agit de sauver la face à tout prix). Or, une supernova vient d’exploser dans les parages, et la Ligue souhaite installer une base scientifique dans ce système pour l’étudier. En échange, elle propose de faire bénéficier les locaux de sa technologie (champs de force, etc) pour les protéger du gros des effets de l’explosion (EMP, radiations ionisantes, etc) ou réparer les dégâts après l’inévitable catastrophe écologique qui va s’ensuivre. Mais Chee est enlevée, et le potentat avec qui Falkayn négocie se montre peu empressé de la retrouver. Le maître-marchand devra donc régler le problème sans contrevenir aux intérêts scientifiques et commerciaux de la Ligue. Une partie de la solution sera dans la lignée des autres textes, une autre beaucoup moins ! (pour le coup, les réactionnaires vont se prendre un énorme coup de progressisme dans la figure).

J’ai trouvé ce texte un peu redondant avec le précédent : nous avons à nouveau des dissensions entre les indigènes, un enlèvement d’un membre du trio (Chee, cette fois), une volonté d’exploiter ou au contraire d’empêcher l’action des gens venus des étoiles. De plus, une fois encore, les problèmes se règlent sur un plan économique, même si une partie de la solution est assez surprenante (par la nature de l’acteur impliqué : on peut d’ailleurs nourrir de fascinantes réflexions sur l’aspect paradoxalement civilisateur de ce dernier) et que pour parvenir à cette solution pacifique, pour une fois Falkayn montre les crocs. La préface signée Jean-Daniel Brèque nous signale que certaines des espèces de Sophontes changées à jamais (en bien ou en mal) par la visite des Marchands pourraient en devenir des ennemis récurrents dans les deux tomes restants du cycle, et je pense que là, on en tient une.

Retenez aussi que ce texte a une ambiance bien plus sombre et pesante que les autres, où finalement, que ce soit avec Falkayn ou (surtout) Van Rijn, c’était le côté aventureux et humoristique qui prévalait : ici, le ton est plus grave, et la dernière phrase de la nouvelle est carrément sinistre. Au final, ce n’est pas un mauvais texte, mais il tranche assez radicalement avec les autres et ne plaira peut-être pas à tout le monde. 

La clé des maîtres

Même si ce quatrième et dernier texte est également plus sombre que les autres, il est, à mon sens, beaucoup plus intéressant que Le jour du grand feu. Il est raconté à la première personne par une série de narrateurs, qui se passent le relais, et dont le premier n’est pas identifié. Il se rend à une réunion avec Van Rijn, où est fait le débriefing du désastreux premier commandement de Per, lors de sa mission sur la planète Caïn. Jean-Daniel Brèque nous apprend dans la préface que la nouvelle relève de la « Club Story » et rend hommage à Rudyard Kipling. Je suppose qu’il faut comprendre par là les histoires que se racontent, confortablement installés dans des fauteuils en cuir, un verre de Brandy à la main, dans un salon de leur Club privé, les gentlemen de l’Empire Britannique de retour d’expédition dans quelque continent sauvage et inexploré.

Sur Caïn, deux espèces apparentées (comme l’Homo Sapiens et le Néanderthal, le Cro-Magnon, etc) ont une relation de maître à esclave entre elles, bien qu’une étude plus attentive laisse paraître que lesdits esclaves sont autorisés à avoir des armes, sont fidèles comme des chiens et sont élevés comme tels. Cette civilisation en est à peine au-dessus du stade Néolithique (un poil d’agriculture) et est farouchement individualiste : la race maître n’a pas de structure au-dessus de la famille. De plus, la polarisation de sa psychologie est quasi-totale : tout doit absolument être expliqué par leur modèle de société et de comportement, faute de quoi ils sont incapables de concevoir une autre façon de faire.

Tout se passe bien entre les humains et eux jusqu’à ce que le sujet de Dieu vienne dans la conversation : là, l’attitude des indigènes change brusquement, jusqu’à devenir violente. Van Rijn, qui ne se contente pas des rapports écrits, veut avoir un récit plus complet fait par les acteurs des événements (Per et son lieutenant, Manuel), et leur théorie sur la raison pour laquelle tout a brusquement changé. Après en avoir entendu deux, il livrera la sienne, fruit de sa plus longue expérience du contact avec les sociétés aliens.

J’ai trouvé ce texte, presque une histoire de Cowboys et d’Indiens spatiale (et en tout cas très proche de ce qu’était le Space Opera de l’âge d’or), très noir (considérablement plus que tous les autres, que ce soit dans ce tome ou dans les deux précédents) mais franchement très intéressant, aussi bien dans sa construction narrative que sur le fond, notamment dans la réflexion de Van Rijn, sur la façon dont nos sociétés modernes favorisent une mentalité d’esclave (ou un esclavage librement consenti, voire inconscient, comme vous voulez) et font des êtres vraiment libres une rareté. J’y vois une parenté avec une réflexion développée par Richard Morgan dans Black Man. Et une fois de plus, c’est l’intelligence de Van Rijn (décidément un personnage que j’aime beaucoup) qui règle une situation mystérieuse ou inextricable.

En conclusion

Ce troisième tome de la Hanse Galactique est globalement presque aussi réussi que ses deux prédécesseurs, mais pour des raisons différentes : si trois des textes reprennent des schémas récurrents et connus du cycle, deux divergent soit dans le ton (plus noir), soit dans la narration, soit dans les deux. Certains n’accrocheront pas forcément à ces changements, mais pour ma part, j’ai particulièrement apprécié La clé des maîtres, pourtant le texte le plus sombre de la saga (jusque dans sa morale). Je garde toutefois une préférence pour Territoire, qui montre un Van Rijn (un personnage que j’adore) au sommet de sa forme, aussi bien intellectuelle (une fois de plus, il roule tout le monde) que (et c’est plus surprenant !) physique. Au final, un tome 3 toujours aussi recommandable, mais peut être avec plus de réserves selon votre profil de lecteur et ce que vous allez y rechercher.

Pour aller plus loin

Ce recueil est le troisième tome d’une pentalogie : retrouvez sur Le Culte d’Apophis les critiques du tome 1, du tome 2, du tome 4 et du .

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce livre, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin sur Albédo, celle de Nébal,

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21 réflexions sur “Les coureurs d’étoiles – Poul Anderson

  1. J’ai lu en diagonale quand tu décris plus précisément chaque nouvelle, car je ne veux pas trop me « divulgâcher » les choses. Sûrement un de mes achats de cet été, si j’ai lu tout ce que j’ai prévu d’autre. 🙂

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  4. Il faut « battre le frère tant qu’il est chaud » c’est presque aussi beau que « foin des varices » ou « fier comme un bar-tabac », ou « remettre aux calanques grecques »…J’ai bien aimé le tome 1, je n’ai pas suivi sur les autres, il faut voir…
    La GrosseOp de Bragelonne me permet de compléter à petits prix des oublis ou des manques…C’est le dernier jour, attention…

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