Hyperborée & Poséidonis – Clark Ashton Smith

Continents anciens rime avec Lovecraftien !

hyperboree_poseidonis_CASHyperborée & Poséidonis est le second volume de l’intégrale Clark Ashton Smith publiée par Mnemos, après Zothique. Si ce dernier était, très logiquement, sous-titré « mondes derniers », puisqu’il parlait d’un continent du lointain avenir de la Terre, ce tome 2, lui, est appelé, au contraire, « mondes premiers ». Il s’intéresse en effet à l’Hyperborée, un continent dont le Groenland actuel n’était qu’une péninsule et qui, au Miocène, bénéficiait d’un climat tropical, avant une fatale glaciation due au basculement de l’axe de la planète, ainsi qu’à Poséidonis, la dernière île de la civilisation Atlante. L’ouvrage est divisé en deux parties, chacune consacrée à un de ces « mondes premiers », la première, dévolue à l’Hyperborée, comprenant douze textes, tandis que la deuxième, vouée à Poséidonis, en rassemble huit. Vous aurez également droit à une préface (très intéressante), une postface (signée S.T. Joshi en personne !) et deux cartes.

Les plus éveillés d’entre vous auront peut-être remarqué le tag « Lovecrafteries » sous cet article, la mention de Tsathoggua, Iog-Sottot (sic) ou Kthulhut (sic) sur la quatrième de couverture du livre ou encore d’Ubbo-Sathla ou du Livre d’Eibon dans la préface ou le sommaire. Si vous êtes rôliste ou connaisseur de l’oeuvre d’HPL, rien de tout cela ne devrait vous étonner : les deux auteurs étaient amis et correspondants réguliers, et les allers-retours entre leurs œuvres respectives étaient nombreux. Si Lovecraft a repris le Tsathoggua de Smith, celui-ci a aussi rendu hommage aux créations les plus fameuses du génie de Providence. Bref, en plus du reste, Hyperborée & Poséidonis relève également du registre Lovecraftien, et une connaissance correcte de ce dernier est un gros plus (sans être indispensable) pour la lecture de certaines nouvelles. Vous pourriez aussi vous étonner du classement en Light Fantasy / Fantasy humoristique, mais ce serait oublier que cette dernière comprend aussi l’ironie ou la satire qui est particulièrement présente dans ce recueil, ce qui n’exclut pas la noirceur, bien au contraire.

Comme c’est l’habitude sur ce blog, je vais vous résumer chaque texte et vous donner mon avis dessus, avant de vous donner un sentiment général sur l’ouvrage dans son ensemble.

Hyperborée

Cette partie comprend douze textes de longueur variable (de deux à vingt pages). On peut, au passage, s’interroger sur la pertinence de l’ordre dans lequel ils sont présentés (dans celui de leur rédaction ? Il n’y a aucune indication en ce sens), puisque celui-ci nous conduit à faire des tours et détours dans le temps, entre des époques où la capitale du continent, Commoriom, est florissante et d’autres où elle est abandonnée, ou bien entre un Miocène où l’Hyperborée jouit d’un climat tropical et un Pléistocène où elle est peu à peu recouverte par les glaces.

La muse d’Hyperborée

Ce texte d’un tout petit recto est à la gloire de la blanche muse d’Hyperborée. L’éditeur / le traducteur a eu la bonne idée de mettre la VO en vis-à-vis, ce qui permet de se faire une idée de la qualité de la traduction et du style de Smith. Au final il s’agit d’un texte agréable et très joliment tourné.

L’histoire de Satampra Zeiros

L’individu susnommé décrit ses aventures avec son comparse Tirouv Ompallios dans le temple du dieu Tsathoggua situé dans les faubourgs de Commoriom, l’ex-capitale abandonnée il y a des siècles et livrée à la jungle d’Hyperborée (au passage, selon ce texte, la cité a été désertée suite aux prophéties de la Sibylle Blanche de Polarion, ce qui sera démenti par une des nouvelles suivantes). C’est une mauvaise passe qui pousse ces deux voleurs légendaires à pénétrer dans la ville maudite.

Ce texte, narré à la première personne du singulier, mentionne un autre « monde perdu », la « lointaine Lémurie », continent dont l’existence est envisagée au XIXe siècle mais qui a été infirmée depuis. On pourra en faire deux lectures : pour celui qui ne connaît pas Lovecraft, ce sera un texte de Fantasy horrifique et satirique (le vol est puni par les dieux, même les plus sombres) efficace et au style très agréable (la plume de Smith est toujours aussi évocatrice) ; pour le connaisseur des écrits du génie de Providence, en revanche, le nom de Tsathoggua et la créature qui habite son temple (que S.T. Joshi identifie dans la postface) auront une tout autre résonance. Notez d’ailleurs que comme nous l’explique l’illustre exégète, la paternité du dieu n’a été attribuée à Lovecraft et pas à Smith que par les hasards des dates de publication, la nouvelle du premier mentionnant Tsathoggua étant publiée avant le texte pourtant antérieur de Smith que ce dernier avait fait lire à son ami. Enfin, pour les rôlistes, certaines descriptions rappelleront fortement une certaine couverture, reproduite ci-dessus !

La porte vers Saturne

Treize prêtres de la déesse locale, dont le Grand Inquisiteur Morghi, pénètrent dans la tour du sorcier Eibon afin de mettre un terme aux agissements de l’infâme hérétique (et accessoirement, plus puissant rival en matière de sorcellerie du grand-prêtre…). Mais ce dernier, qui avait lié un pacte avec un ancien dieu originaire de Saturne, s’est enfui par un passage interdimensionnel vers cette planète, où il rencontre un être de la même race qui lui désigne une direction et prononce des paroles énigmatiques. Morghi, qui a suivi son rival, est contraint de coopérer avec Eibon pour survivre dans l’environnement étranger. Il va donc l’accompagner vers son but mystérieux…

Une fois encore, une certaine connaissance de l’oeuvre de Lovecraft est nécessaire pour appréhender toutes les dimensions de ce texte, faute de quoi son intérêt sera plutôt relatif (signalons que la planète Saturne décrite n’a absolument rien de réaliste et est hautement fantastique). Car l’Eibon en question est celui qui a rédigé le livre du même nom, qui est souvent mentionné parmi d’autres ouvrages occultes (fictifs) dans l’oeuvre du gentleman de Providence, et est également évoqué dans le présent recueil. On mentionnera, pour être tout à fait complet, une relative dimension anti-cléricale dans ce texte.

Le testament d’Athammaus

Cette nouvelle, racontée à la première personne par le bourreau en chef de la ville, explique les véritables causes de l’abandon de Commoriom, qui n’ont rien à voir avec ce que l’Histoire en retiendra quelques siècles plus tard, à savoir une prophétie émise par la Sibylle Blanche de Polarion. Il est en fait lié à l’épouvantable Knygathin Zhaum, brigand anthropophage réputé descendre de Tsathoggua ou des créatures venues avec lui de quelque monde extraterrestre. Et de fait, après qu’il ait été capturé et décapité une première fois de la main même d’Athammaus, le sinistre individu sort de sa tombe et se nourrit à nouveau !

Ce texte magistral, formidablement écrit et rythmé, à la tension palpable et l’atmosphère horrifique, fait aussi un peu penser à une hypothétique série « Les Experts : Hyperborée », dans la tentative désespérée mais méthodique du bourreau de comprendre ce qui se passe et comment. Une fois de plus, une connaissance de l’oeuvre de Lovecraft est un très gros plus, car mine de rien, c’est un peu à une version Clark Ashton Smith de L’abomination de Dunwich à laquelle nous avons affaire, Tsathoggua remplaçant ici Yog-Sothoth.

L’infortune d’Avoosl Wuthoqquan

Avoosl Wuthoqquan est le plus riche et le plus avare des usuriers de Commoriom. Lorsqu’il refuse de donner l’aumône à un mendiant, celui-ci lui prédit un destin funeste. Quelques mois plus tard, un homme vient mettre en gage chez lui deux magnifiques émeraudes, qui sont d’évidence le produit d’un larcin. Ravi par la somme ridicule que lui a coûté leur acquisition (il est pour lui clair que le voleur ne reviendra jamais les réclamer), il s’apprête à les ranger lorsque les pierres précieuses, semblant animées d’une vie propre, s’échappent de sa boutique. Il entamera alors une course folle pour tenter de les récupérer.

Il s’agit d’un texte à l’écriture délectable, à la chute tout à fait prévisible mais qui se lit néanmoins avec grand plaisir. C’est évidemment une charge sans merci contre le matérialisme et le capitalisme.

Ubbo-Sathla

Le texte s’ouvre sur une citation du Livre d’Eibon (le sorcier qui est au centre de la nouvelle La porte vers Saturne) qui mentionne des dieux nommés (je reproduis ici fidèlement l’orthographe exacte) Yok-Zothot et Kthulhut, en plus du Zhotaqquah qui avait également un rôle important dans le texte précédemment évoqué. Nous suivons Paul Tregardis, érudit et occultiste vivant dans la Londres de 1932. Flânant dans une boutique d’antiquités, il tombe sur un orbe bizarre, et à la description qu’en fait le marchand, il comprend qu’il s’agit sans doute d’un artefact ayant appartenu à un ancien sorcier d’Hyperborée, une pierre vaguement mentionnée dans le Livre d’Eibon, le plus étrange et le plus rare des grimoires ésotériques. Il en fait l’acquisition, et est irrésistiblement poussé à regarder dans les profondeurs du cristal, ce qui lui fait parcourir le temps à l’envers, le monde réel devenant de plus en plus onirique et nébuleux.

Ce texte, qui mentionne certaines divinités du mythe de Lovecraft, ainsi que son Necronomicon, parle également d’hommes-serpents qui évoquent fortement ceux de Robert E. Howard, autre pilier de Weird Tales. Les joueurs de L’appel de Cthulhu seront en terrain de connaissance, les autres découvriront avec effroi l’origine réelle de toute vie sur Terre. Dans ce qu’il dévoile de la véritable histoire de notre planète, il évoque évidemment Dans l’abîme du temps ou Les montagnes hallucinées d’HPL. On y retrouve également un thème récurrent chez Lovecraft : celui qui cherche à s’approprier des connaissances interdites aux hommes sera invariablement puni par les dieux. Quoi qu’il en soit, voilà un texte vertigineux et comme toujours à l’écriture très évocatrice. 

Le démon de glace

Dans cette nouvelle, nous faisons un saut en avant dans le temps : alors que tous les textes précédents montraient le Mhu Thulan (une région de l’Hyperborée) au climat tropical du Miocène, celui-ci nous projette au Pléistocène, alors que la glace recouvre la moitié du continent. Le Mhu Thulan lui-même a été englouti dans le glacier du Polarion il y a bien des siècles.

Nous suivons Quanga le chasseur, qui sert de guide à deux joailliers originaires de la ville d’Iqqua. Le trio est en quête des rubis du roi Haalar, dont le tombeau de glace a été découvert par le frère aîné de Quanga. En effet, le souverain et son sorcier ont jadis tenté de combattre le glacier par la magie, et les rares survivants de son armée ont décrit non pas un phénomène naturel, mais quelque chose qui ressemblait à une force occulte, intelligente et malveillante. Le chasseur, fin connaisseur des caprices de la Nature, va vite savoir si c’est vrai… ou pas.

Il s’agit au final d’un texte aussi haletant que… glaçant, c’est le cas de le dire ! 

La Sibylle Blanche

Retour en arrière, dans une Hyperborée tropicale, où seul le plateau de Polarion est recouvert par les glaces. Remarquez au passage que deux autres terres hypothétiques sont mentionnées dans cette nouvelle, Mu et Antillia.

Nous faisons la connaissance de Tortha le poète, de retour dans les rues de sa ville natale de Cerngoth après un long voyage, où il a vu bien des merveilles. Mais rien ne l’a préparé à croiser le Sibylle Blanche de Polarion ! Cette mystérieuse jeune femme (déesse ? esprit ?) n’est certes pas une mortelle (on l’a déjà vue le même jour dans deux villes distantes de plusieurs centaines de lieues), mais sa nature est inconnue. Nul ne lui parle, mais elle délivre parfois des prophéties funestes avant de disparaître en un clin d’œil. Malgré sa beauté, nul homme ne soupire après la jeune femme, car en elle se trouve la ruine future des mondes. Nul mortel… sauf Tortha !

Voilà un très beau texte, à l’écriture délicate et exquise, assez Lovecraftien (ou Dunsanien) dans un certain aspect onirique, mais qui relève plus d’HPL lorsque certains voiles d’illusion s’écartent un instant. A noter sa fin, moins noire que celle de la plupart des autres nouvelles du recueil.

L’avènement du Ver blanc (sous titré : Chapitre IX du Livre d’Eibon)

Ce texte, écrit par Eibon en personne, d’après un témoignage direct d’un des acteurs des événements décrits, raconte comment le sorcier Evagh, inquiet devant la multiplication de signes étranges, voit s’échouer près de sa demeure une galère dont les occupants sont si pétrifiés par un gel surnaturel que même le bûcher funéraire les laisse intacts. La nuit suivante, un singulier phénomène a lieu, un écho d’une ancienne et funeste prophétie relative au plus puissant des « démons » de glace.

Dans cet intéressant récit de Sword & Sorcery, les « Grands Anciens » Lovecraftiens sont présents en filigrane : un Evagh terrifié leur adresse une prière, et la créature au centre des phénomènes étranges pourrait bien être un cousin à la fois du Shudde M’ell de Brian Lumley et de l’Ithaqua d’August Derleth. Haletant, le texte incite le lecteur à tourner avidement les pages pour comprendre ce qui arrive et savoir si le protagoniste va s’en sortir. Cependant, et peut-être à cause d’une certaine atmosphère onirique, il ne m’a pas complètement convaincu, sans pour autant être mauvais.

Les sept Geasa

Le seigneur Ralibar Vooz, haut magistrat de Commoriom et cousin du roi, part à la chasse aux Voormis, des humanoïdes primitifs, accompagné de vingt-six de ses hommes. Ce chasseur redoutable est bardé d’armes diverses, et a une grande expérience. Il se rend dans la quadruple caldeira du mont Voormithadreth, sous lequel résiderait Tsathoggua (une rumeur que le notable balaye d’un revers de la main comme une simple superstition). Séparé de ses suivants, il a alors le malheur d’interrompre la très délicate invocation d’un sorcier qui, en représailles, lui impose une geis (concept celtique désignant une obligation ou un interdit magique dont on ne se dispense qu’au prix de terribles conséquences). Et quelle geis ! Sous la conduite du familier Archéoptéryx du magicien, Ralibar devra pénétrer dans le monde souterrain sans armes, aller jusqu’à la caverne où réside Tsathoggua et s’offrir en sacrifice à lui. Mais le dieu, repu du fait d’un récent sacrifice, lui en impose une nouvelle, et de fil en aiguille, le pauvre homme devra obéir à sept geasa !

Ce récit ironique est hautement savoureux : certes, il s’agit d’un humour à froid, dans une ambiance horrifique et oppressante, mais franchement, il a plus de saveur que tout ce qu’ont produire les pontes de la Light Fantasy. On appréciera les prétextes invoqués par l’auteur pour faire survivre, de façon hautement improbable, son personnage alors qu’il traverse une galerie sans fin d’abominations, et surtout la chute (^^) du texte.

Le peuple-serpent de Robert E. Howard est évoqué (et donne une explication scientifique à la geis), ainsi que plusieurs créatures qui vont rappeler bien des souvenirs aux vieux de la vieille de L’appel de Cthulhu, particulièrement ceux qui possèdent le Supplément de Cthulhu de la première édition française (oui, ça date), que j’ai re-parcouru avec plaisir à cette occasion. Car, outre Tsathoggua et d’autres êtres étranges, on croise également Atlach-Nacha et Abhoth !

Le vol des trente-neuf ceintures

Dans ce récit à la première personne du singulier, on retrouve Satampra Zeiros, le maître-voleur déjà croisé dans une nouvelle antérieure (on peut d’ailleurs se demander pourquoi les textes liés entre eux n’ont pas été présentés à la suite, ce qui aurait sans doute été plus logique). Il nous parle du plus beau « coup » de sa carrière criminelle, mené avec Vixeela, qui fut à la fois le grand amour de sa vie et la plus adroite et courageuse de ses complices. Il s’agissait de voler les trente-neuf ceintures de chasteté (et surtout d’or et de pierreries) des vierges consacrées au dieu de la lune (et qui n’ont de virginal que le nom, puisqu’on est clairement en présence d’une prostitution sacrée similaire à celle pratiquée par les prêtres d’Ishtar dans l’Histoire réelle). Un larcin qui va donner des résultats inattendus !

Cette nouvelle, toujours humoristique mais cette fois dans le registre satirique, relève, comme le souligne très justement S.T. Joshi dans la postface, d’une thématique récurrente dans ce recueil (on la retrouve dans L’histoire de Satampra ZeirosL’infortune d’Avoosl Wuthoqquan ou encore dans Le démon de glace), à savoir « le crime ne paie pas ». Sur un pur plan littéraire, j’avoue cependant que, sans être désagréable, elle ne m’a pas particulièrement convaincu.

La maison d’Haon-Dor (fragment)

Ce texte inachevé se passe en Amérique, à l’époque contemporaine. Roger Farway, un habitant de San Francisco convalescent, va passer l’été dans la solitude, à proximité des excavations minières abandonnées de Gold Canyon. Au sommet d’une falaise, il remarque une cabane d’où émanent d’étranges lueurs rouges, sans que la moindre fumée ne sorte de sa cheminée.

Difficile de voir où l’auteur voulait en venir avec la version complète de cette nouvelle, mais le peu qui est disponible évoque vaguement L’étrange maison haute dans la brume de Lovecraft. Impossible d’ignorer, de plus, la dimension autobiographique du texte : Clark Ashton Smith a lui aussi été atteint de Tuberculose, a vécu en reclus dans une cabane, et avait horreur des foules, tout comme son personnage. L’amour de la poésie et de la solitude de Roger Farway, son mépris de la prose et de la nécessité d’ordre alimentaire d’en écrire, sont aussi ceux de l’auteur.

Poséidonis

Cette partie comprend trois poèmes et cinq nouvelles.

L’Atlantide

Il s’agit d’un poème faisant un demi-recto, dont la VO est présentée sur la page de droite. Une fois encore, l’intérêt de l’opération est de pouvoir à la fois jauger de la qualité de la traduction et du style unique de Smith dans sa propre langue. Sur le fond, je trouve ce texte un peu lourd aussi bien en VO qu’en VF.

La muse d’Atlantide

Ce second poème, un poil plus long, est également présenté en vis-à-vis avec la VO. Mais là, par contre, il s’agit d’un très beau texte, aussi bien en anglais qu’en français.

La dernière incantation

Malygris est le plus grand des magiciens de Poséidonis. Dans sa tour située près de Susran, sa capitale, vieux et lassé par sa toute-puissance, il repense brusquement à son amour de jeunesse, Nylissa, à laquelle il n’avait pas songé depuis toutes les décennies consacrées à devenir le nécromant suprême. La jeune fille est morte brutalement à cause d’une fièvre mystérieuse, le soir précédent leurs noces. Mais les pouvoirs occultes de Malygris lui permettent désormais de faire revenir sa fiancée parmi les vivants !

C’est une nouvelle très intéressante, interrogeant notre vision du monde et ce qui l’affecte, parlant avec mélancolie de l’inéluctable perte (pour la plupart d’entre nous, du moins) de notre capacité à nous émerveiller, voire à aimer, via sa chute aussi poignante que puissante. Plus encore que dans Les sept Geasa, elle montre aussi que quelle que soit l’étendue du pouvoir temporel, certaines choses seront toujours au-delà de sa portée, voire le rendront insignifiant.

Voyage pour Sfanomoë

Poséidonis est la dernière île de l’Atlantide, progressivement engloutie par de graves bouleversements géologiques. Malgré leur science avancée (ils maîtrisent l’énergie nucléaire, les champs de force, la manipulation de la matière au niveau moléculaire, ont des engins aériens, etc), les Atlantes sont incapables de vaincre les forces titanesques mises en jeu, et doivent se résigner à la mort prochaine de leur civilisation. Car avant la fin de la génération actuelle, ce dernier pan de terre Atlante sera lui aussi submergé.

Pourtant, les deux plus grands scientifiques de Poséidonis, les frères Hotar et Evidon, ont un plan : construire un vaisseau spatial et partir vers la planète Sfanomoë (que nous connaissons sous le nom de Vénus), dont la taille semblable à celle de la Terre laisse présager qu’elle sera viable pour les humains. Après des décennies de voyage, ils parviennent à destination, mais ne trouvent pas tout à fait ce à quoi ils s’attendaient.

Ce texte de science-fantasy assez moyen (je n’ose parler de SF, vu à quel point, par exemple, vu le niveau de technologie décrit, les « décennies » de voyage vers Vénus sont incompatibles avec toute science réelle, tout comme l’est la planète découverte à la fin du voyage) est, de plus, assez incohérent : pourquoi aller vivre sur une planète dont on ne sait rien alors qu’il y a d’autres continents viables sur Terre ? Quel est l’intérêt de partir sans femmes, donc sans espoir de générer une nouvelle civilisation Atlante sur place ? Et ce n’est pas la fin assez surréaliste (rappelant vaguement un épisode de l’Odyssée d’Homère) qui va rattraper le coup.

Un grand cru d’Atlantide

Stephen Magbane, marin de l’ère de la piraterie, fait le récit de la découverte par son équipage, sur l’île secrète où il enterrait son trésor, d’une amphore rejetée par les vagues, et sans nul doute venue de la légendaire Atlantide décrite par Platon. Un récipient contenant un vin immémorial, nectar que des pirates assoiffés et grands amateurs d’alcool ne tardent pas à mettre en perce. Magbane, seul puritain de la bande, refusera d’en consommer, et nous servira donc de témoin lors des événements extraordinaires qui auront lieu par la suite.

Il s’agit d’un texte prévisible mais à la chute néanmoins puissante, reflet de la nostalgie de Smith (et de Lovecraft ou de votre serviteur, au passage) pour des époques moins ternes que la leur. Là encore, on pourra établir un parallèle avec l’Odyssée, en l’occurrence son chant XII.

L’ombre double

Pharpetron, disciple du magicien Avyctès, lui-même le dernier apprenti de l’archimage Malygris, croisé dans La dernière incantation, nous révèle qu’il est destiné à devenir « autre chose » avant l’aube, et couche donc son histoire sur un parchemin, dans le but d’en faire une bouteille à la mer. Tout a commencé quelques années auparavant, lorsque les flots ont rejeté sur la plage voisine une mystérieuse tablette métallique, portant sur une face l’écriture du peuple-serpent (au passage, aller ramasser les saloperies qui traînent au bord de l’eau est décidément une initiative funeste chez Smith  😀 ).

Ce fort bon texte de (Sword &) Sorcery bénéficie une fois encore d’une écriture délectable, et fait mention, comme certains autres, d’autres mondes perdus (ou hypothétiques), comme Mu ou Thulé  (curieusement, Mayapan est aussi citée).

La mort de Malygris

Nous retrouvons notre archimage préféré, dont l’ombre maléfique s’étend sur tout Poséidonis et qui reçoit chaque jour tribut. Pourtant, le roi Gadeiron de Susran, la capitale de l’île, ainsi que le sorcier de sa Cour, ont des raisons de penser que le nécromant suprême est mort, et que seul un sortilège laisse à penser que son corps immobile et ses yeux fixés sur l’horizon sont ceux d’une personne encore vivante. Car nul ne l’a vu bouger, manger ou parler depuis des mois. Pour en avoir le cœur net, il va recourir aux meilleurs magiciens de la contrée, ainsi qu’à un sortilège impie, afin de briser son influence sur les mortels et les pactes qui le lient à ses serviteurs surnaturels.

En un mot : prodigieux. L’écriture est magistrale, la chute excellente. Un des meilleurs textes du recueil, sans aucun doute.

Tolometh

Il s’agit d’un troisième poème, de deux rectos cette fois, à nouveau présenté en vis-à-vis avec la VO. Ce beau texte, consacré au dieu Tolometh (parfois évoqué au cours des autres récits), bénéficie d’une traduction fort correcte.

En conclusion

Ce deuxième volume de l’intégrale Clark Ashton Smith est cette fois consacré non pas au dernier continent de la Terre, dans son très lointain futur (comme Zothique), mais au contraire à l’Hyperborée, dont le Groenland actuel n’était qu’une péninsule, ainsi qu’à Poséidonis, une île qui est la dernière partie émergée de l’Atlantide. Les textes consacrés à la première sont souvent marqués par l’ironie ou la satire, ce qui n’empêche ni la noirceur, ni l’horreur, bien au contraire. Les amateurs de Lovecraft (et du Jeu de rôle L’appel de Cthulhu) seront ravis de croiser bien des noms connus, à commencer par celui de Tsathoggua. Les nouvelles atlantes, au nombre de cinq (plus trois poèmes bilingues), sont plus dans une veine (Sword &) Sorcery plus proche de celle de Zothique (sauf une, qui relève d’une science-fantasy rappelant un peu celle de Karl Edward Wagner, sans en avoir la qualité). On reste cependant surpris de l’absence des divinités ou races marines de Lovecraft, alors que le thème s’y prêtait pourtant à merveille.

Si, dans l’ensemble, l’écriture reste toujours aussi splendide, la traduction à la hauteur, et l’intérêt de l’écrasante majorité des textes bien présent, je placerais ce second recueil un cran en-dessous de Zothique, sauf sans doute pour l’amateur de Lovecrafteries, qui appréciera probablement plus Hyperborée & Poséidonis que son prédécesseur. Quoi qu’il en soit, l’oeuvre de Clark Ashton Smith dans son ensemble est à découvrir impérativement par tout lecteur de Fantasy qui se respecte, et ce second volet de l’intégrale ne fait certainement pas exception à cette règle. Même sans parler du fond, la forme, alliant richesse du style ET fluidité et facilité de lecture, en fera un must-read pour tous.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce livre, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle du Chroniqueur,

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22 réflexions sur “Hyperborée & Poséidonis – Clark Ashton Smith

  1. Encore une fois, très bel article. Je ne connais pas l’auteur et j’avais déjà envie de le découvrir via Zothique… Je dois avouer que du coup ton article me donne encore plus envie de me plonger dans ces intégrales publiées par Mnémos !

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  2. J’ai préféré ce recueil-ci à Zothique car le style (de la traduction ?) y est plus poétique. Je regrette qu’il ne soit pas plus long car il me donne envie de lire d’autres textes de CAS.

    Hélas, point de cartes dans la version numérique.

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    • Le troisième recueil, Averoigne et autres mondes, paraîtra en septembre, il me semble.

      Je trouve que l’impression des cartes dans la version commerciale (par opposition à celle de luxe donnée aux contributeurs) n’est pas terrible, c’est un peu noyé dans le gris. En plus, coupée sur deux pages, ça n’aide pas forcément niveau lisibilité.

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  3. Après avoir découvert « Zothique » grâce à toi (encore merci !) j’attendais cette critique pour savoir si je devais me procurer ce deuxième volume. Même si la qualité semble être de nouveau au rendez-vous, je suis un peu refroidi par la tonalité très lovecraftienne de ce recueil, ne faisant malheureusement pas partie des adeptes de ce culte-là…

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    • L’essentiel est d’être adepte du culte d’Apophis 😀

      Plus sérieusement, la partie Atlante fait plus écho à Zothique, mais malheureusement pour toi, elle est minoritaire dans ce recueil. Précisons néanmoins que même dans la partie Hyperboréenne, tous les textes ne sont pas Lovecraftiens, et que certains ne le sont pas à un degré tel que l’aversion envers le Mythe puisse constituer un facteur bloquant.

      Après, il te restera toujours le troisième recueil, Averoigne, qui sortira dans quelques mois (et qui sera évidemment critiqué ici).

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  4. Je me suis notée Zothique après ta critique, mais je n’ai pas encore pris le temps de l’acheter. Je vais attendre un peu pour celui-ci , mais tu donnes sacrément envie ! 🙂

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  5. Bon quand tu conclus une critique aussi alléchante et convaincante par un must read, il va illico dans ma PAL. Heureusement que tu le mets pas en titre…. car je crois que je foncerai quand même les yeux fermés.
    Mon anniv n’est pas si loin, les deux intégrales me paraissent être le cadeau PARFAIT!

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  6. Ping : Zothique – Clark Ashton Smith | Le culte d'Apophis

  7. Ping : Mars 2018, pour un deuxième tour de calendrier – Albédo

  8. Ping : City of broken magic – Mirah Bolender | Le culte d'Apophis

  9. Ping : Hyperborée et Poséidonis, de Clark Ashton Smith – Les Chroniques du Chroniqueur

  10. Encore une chronique très complète de ta part.
    Content d’avoir découvert cet auteur, il ne me reste plus qu’Averoigne et je pense qu’après je pourrai le classer parmi mes auteurs cultes !

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  11. Ping : Les chiens de Tindalos – Frank Belknap Long | Le culte d'Apophis

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