Un pont sur la brume – Kij Johnson

Un pont sur la brume, entre les époques et surtout entre les personnes

kij_johnson_pontJe ne vais pas vous refaire la biographie de Kij Johnson, ceux qui sont intéressés sont invités à se référer à cette critique. Parlons plutôt du roman court que je vous présente aujourd’hui : il est titulaire du prix Nebula et surtout du Hugo 2012, dans les deux cas dans la catégorie novella. L’attribution du second de ces prix est d’autant plus remarquable que cette année là, la concurrence était de qualité, c’est le moins qu’on puisse dire : en effet, un des autres finalistes était l’homme qui mit fin à l’histoire de Ken Liu. L’auteur sino-américain a d’ailleurs exprimé son appréciation pour le texte de sa compatriote.

Ce livre nous parle de la réalisation d’un pont sur « la brume », qui a moins de points communs avec celle de Stephen King qu’avec l’Ecryme créée par Mathieu Gaborit : un fleuve surmonté de cette substance corrosive coupe l’Empire en deux, et le protagoniste, un architecte et ingénieur, va devoir achever un projet de pont le traversant. Pont qui, d’ailleurs, a été représenté de fort plaisante façon par l’excellent Aurélien Police sur la couverture de l’ouvrage. 

Genre *

Bridge across forever, Transatlantic, 2001.

Commençons par la première des deux questions épineuses que vous devez fatalement vous poser (je reviendrai sur la seconde en fin de critique) : à quel genre cette novella appartient-elle ? Science-fiction, Fantasy, Science-Fantasy, Steampunk ? Pour tout vous dire, je suis bien ennuyé pour vous répondre. Ce que je peux vous dire, c’est que l’action se déroule dans un monde imaginaire (il y a plusieurs lunes), où il y a une substance aux propriétés inhabituelles (la fameuse brume), des créatures étranges (les « poissons » et « géants » qui vivent dans la dite brume), où l’inspiration a l’air très vaguement romaine (on nous parle d’aqueducs, de forum, d’Empire, etc) mais avec un niveau de technologie relativement avancé (il y a des explosifs, et on est capable de construire des tours de 120 à 150 m de haut). Il n’y a pas de magie ou aucun autre élément typique de la Fantasy.

Par défaut, et plus pour une question d’ambiance que d’éléments concrets (et parce qu’il faut bien ranger cet article quelque part sur le blog), j’ai personnellement décidé de le classer en science-fantasy, même si le caser dans la fantasy pure et dure (tendance Flintlock -pour le niveau technologique- ou Low Fantasy) n’aurait pas été dépourvu de sens non plus.

Univers

Un fleuve bien précis de l’Empire (ainsi que ses affluents et une partie de l’océan dans lequel il se jette) est surmonté d’une couche de « brume » (pensez plutôt, pour la consistance, à de la mousse ou de l’écume), aux propriétés caustiques (elle dissout tout à l’exception de la roche et du métal) et d’origine inconnue. Cette couche épaisse de plusieurs mètres (voire parfois de dizaines) abrite sa propre faune, dont la peau est capable de résister à ses effets corrosifs (les bateliers l’utilisent pour protéger les coques de leurs bateaux et leurs cordes). Parmi elle, il y a des « poissons » (pensez plutôt à des mega-raies manta de l’espace) et ce que l’on appelle les « géants », que nul ne peut décrire avec précision mais qu’on entraperçoit parfois (dans une ambiance vaguement Lovecraftienne). La brume est censée être là depuis « toujours », et d’après une référence dans le roman, on peut déduire qu’elle est présente depuis au moins 1000 ans.

Entre ses effets et ses habitants, traverser la brume (donc le fleuve) est très dangereux, d’autant plus qu’elle peut être agitée de soubresauts imprévisibles. Ce serait déjà très ennuyeux si le fleuve qu’elle surmonte ne coupait pas l’Empire en deux…  et si les terres de l’est ne se sentaient pas plus liées à Triple, la capitale régionale, qu’à Atyar, celle de l’Empire tout entier. Il existe certes des bateliers qui traversent la brume, mais les passages sont lents, de faible volume, et surtout aléatoires : tant que l’instinct et l’expérience du batelier ne lui souffle pas qu’il peut y aller, il reste sur la rive où il est, point.

On décide donc de mettre un terme à cette situation : on va bâtir un pont sur la brume, le premier vrai point de passage sur 5000 km de distance entre l’est et l’ouest de l’Empire facile, sûr et disponible 7 jours sur 7. Cependant, le challenge promet d’être colossal : le fleuve faisant 400 m de large sur le site choisi, il va falloir construire un pont suspendu à travée unique entre Procheville (à l’ouest) et Loinville (à l’est ; oui, on a enfin trouvé quelqu’un qui a des noms de villes plus moisis que ceux de Glen Cook), ce qui n’est rien de moins que la plus grande structure jamais tentée. Les tours du pont, notamment, vont tutoyer les 120 m, alors que le record de hauteur pour un bâtiment n’est que de 150 m. Pour mener à bien ce projet, il va falloir un architecte d’exception.

Personnages

Le protagoniste est cet homme : il s’appelle Kit Meinem d’Atyar. Ingénieur et architecte, sa famille construit aqueducs, forums, routes, péages, réseaux d’égouts et autres ponts depuis mille ans. Il reprend le projet, déjà commencé, en main. Nous allons suivre, par ses yeux, toutes les étapes de la construction du pont, qui va durer 5 ans (ce qui va entraîner des ellipses temporelles, vous vous en doutez). Tout au long du récit, des flash-backs vont nous éclairer sur son passé et son caractère.

Pour mener à bien le chantier, il est obligé de passer régulièrement d’une rive à l’autre, et donc de faire appel à Rasali Bac et à son neveu Valo. Comme tous les habitants de ces contrées, Rasali porte, en guise de nom de famille, celui de son métier ou de son activité, en l’occurrence le service de Bac qu’elle assure d’une rive à l’autre. Cette pratique, qui rappelle le monde germanique et anglo-saxon, montre de plus, indirectement, que l’Empire fédère des peuples très différents, puisque les gens de la capitale comme Kit portent des noms de famille standard (plus le nom de leur ville d’origine), et puisqu’on croise des ouvriers spécialisés lors de la construction du pont qui ne portent pas de nom de famille… du tout. Mine de rien, je me suis fait la réflexion qu’en peu de pages et sans s’appesantir sur le worldbuilding, Kij Johnson avait tout de même bâti un univers avec une identité assez distincte.

La relation entre Kit et Rasali va être au cœur de l’intrigue, tout comme le côté humain va être au cœur du roman : le sujet, en effet, n’est pas tant le pont « physique » qui est bâti que celui entre deux époques, deux visions du monde, deux êtres. Mais je vais y revenir.

Ces deux personnages sont attachants et bien caractérisés, particulièrement Kit (du fait des flash-backs). Ce qui est intéressant également, est la façon dont, au cours des 5 ans que couvre le récit, ils vont évoluer, soit au contact l’un de l’autre, soit parce que le pont remet en question leur mode de vie et qu’ils sont obligés d’en changer.

Style

L’écriture est très fluide, on avance sans s’en rendre compte et sans saturer. Elle rappelle aussi, je trouve, celle d’Ursula Le Guin dans Terremer, à la fois dans la description de la vie simple, bucolique des habitants de Procheville et Loinville et dans la sérénité dont font preuve, souvent, les personnages. Ce n’est jamais aussi vrai que dans leur approche de la mort, qui n’est pas tant vécue comme une tragédie ou une fatalité que comme un élément naturel du grand cycle des choses. Attention, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de grands moments d’émotion, bien au contraire.

Thèmes

La construction du pont « physique » ne sert en fait qu’à catalyser la création d’autres ponts, spirituels ou historiques :

  • D’abord, la liaison entre les deux moitiés en grande partie séparées de l’Empire catalyse un véritable changement de paradigme, le passage d’une époque historique et d’une conception du monde à une autre : rien qu’au cours du récit de la construction de l’ouvrage d’art, on voit Proche- et Loin-ville évoluer, passer de grosses bourgades à de véritables villes avec des rues pavées, des commerces qui s’étendent sans cesse. Et on devine qu’après l’achèvement du pont, les terres de l’est dans leur ensemble vont subir de profonds changements. Le pont sur la brume, c’est la fin d’un monde et le début d’un nouveau.
  • Ensuite, les flash-backs nous montrent que dans sa vie, Kit est toujours passé d’un couple transitoire au célibat ou à un autre, qu’il est passé d’un chantier à l’autre, sans s’attacher, sans revenir en arrière. En construisant son pont « physique », il va aussi construire un pont vers Rasali Bac, jusqu’à la très belle conclusion de l’ouvrage. Achever le pont sur la brume marque la fin d’un Kit et le début d’un nouveau. Faire le rêve de traverser la brume, c’est aussi faire celui de connecter les individualités.
  • Enfin, un point très important est qu’en créant son pont (physique), Kit détruit l’univers de Rasali, sa fonction, jusqu’à son nom même : quel besoin d’un passeur, d’un batelier, quand le pont sera là ? Dès lors, pourra-t’elle encore s’appeler Rasali Bac ? Réponse (magistrale) à la fin du roman ! Achever le pont, c’est détruire une Rasali et en créer une autre.

Vous l’aurez compris, les thématiques sont humanistes, et dépassent de loin le simple fait de jeter une passerelle au-dessus d’un abîme de brume corrosive empli de créatures mystérieuses.

La deuxième question 

Il est maintenant temps de répondre à la question que vous vous posez probablement si vous savez que cette novella et celle de Ken Liu, en plus d’avoir été en compétition pour le Hugo 2012, sont sorties dans la même collection le même jour : que vaut le texte de Kij Johnson par rapport à celui de son compatriote ? Je vais être catégorique : le roman court de l’auteure est un très beau texte, qui mérite tout à fait d’être lu et apprécié, mais il n’atteint tout simplement pas le niveau stratosphérique de celui de Liu. Pour tout dire, j’ai même du mal à comprendre par quel miracle il a pu être préféré à L’Homme qui mit fin à l’histoire pour l’attribution du Hugo. C’est tout simplement, pour moi, incompréhensible, tant on a donné ce prix a un texte qui est « juste » très bon, au détriment d’un autre qui est un pur chef-d’oeuvre.

Malgré tout, je préfère retenir, à titre personnel, que ce texte de Kij Johnson confirme la très bonne impression laissée par Magie des Renards, et que je la relirai avec plaisir.

En conclusion

Avec cette novella, Kij Johnson signe un très beau texte humaniste, où la construction d’un pont physique n’est que le prologue à la construction de passerelles d’autres natures, entre les personnes, entre les époques, entre les paradigmes. L’écriture fluide, l’ambiance paisible (rappelant Ursula Le Guin), les très beaux personnages et leur relation, les moments d’émotion contribuent à faire de ce roman court un fort plaisant moment de lecture, dans un genre inclassable, une sorte de (science-)fantasy sans magie, sans éléments classiques du genre et avec une technologie relativement avancée par rapport à celle qui est de mise dans ce style de livres.

Un seul point pourra gêner : une relative frustration en ce qui concerne la brume, son origine ou sa faune, qui restent très nébuleuses (<– humour subtil). Mais bon, finalement, tel n’était pas le sujet, qui reste, comme je l’ai précisé, tous les autres ponts que celui de nature tangible qui est bâti.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette novella, je vous conseille la lecture des critiques de l’Ours inculte, de Yogo, de Blackwolf, de Lutin sur Albedo, de Lorhkan, de Xapur, de Shaya, de Boudicca sur le Bibliocosme, de Célindanaé sur Au pays des Cave Trolls, de Vert sur Nevertwhere, de Bouch’, de FeydRautha sur L’épaule d’Orion, d’Elhyandra, d’Aelinel, de Fourbis & Têtologie,

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28 réflexions sur “Un pont sur la brume – Kij Johnson

  1. Maintenant il ne reste plus qu’à me le procurer 🙂 Merci pour cette découverte. Il est vrai que c’est un tout autre sens. J’ai l’impression qui touche également au Fantastique concernant le genre. A lire donc 🙂

    Aimé par 1 personne

    • Merci 🙂

      En fait la définition du Fantastique est l’intrusion dans la vie quotidienne, cartésienne, terrestre, moderne, d’éléments surnaturels, qui sont totalement inconnus dans le monde où ils se déroulent. Dans ce livre, la brume, les géants, les « poissons » de brume sont des éléments connus, de la vie de tous les jours, depuis au moins un millénaire et sans-doute plus. De plus, ça ne se déroule pas dans notre monde, mais dans un univers imaginaire (à cause de la présence de multiples lunes). Conclusion : ce n’est en aucun cas du fantastique. Mais bon, après tout, peu importe la nature de l’étiquette qu’on met sur la bouteille, tant que le breuvage est bon… 😉

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  2. Cela tombe bien, je l’ai acheté en numérique celui-ci aussi.
    Je ne pense pas avoir le temps de le lire demain, j’aurai du mal à publier mon article sur l’homme qui mit fin à l’histoire, alors sans doute après demain ou mercredi!
    J’ai hâte de partager mon point de vue.

    Aimé par 1 personne

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