Acadie – Dave Hutchinson

Un retournement de situation et d’ambiance vertigineux

Une version condensée de cette critique est parue dans le numéro 96 de Bifrost (elle est reproduite dans la partie « En conclusion » de cet article). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.

acadie_hutchinsonDave Hutchinson est un auteur britannique exerçant aussi bien dans la forme longue que dans la courte (il est l’auteur de romans, de recueils de nouvelles, de novellas -dont celle dont je vais vous parler aujourd’hui- et est aussi anthologiste, excusez du peu !). Il est titulaire d’un British Science Fiction Association Award du meilleur roman. Il a eu un curieux parcours, ayant fait une pause de deux décennies dans l’écriture pour se consacrer à son métier de journaliste. Dans ses textes, il a l’habitude de mêler les genres : horreur, science-fiction, fantasy, surnaturel, etc. Acadie est son premier texte traduit en France. Vu sa qualité, espérons que ce ne sera pas le dernier (sa novella The push a également l’air très intéressante).

Signalons que la couverture, comme d’habitude signée par Aurélien Police, ne peut se comprendre qu’après avoir achevé le roman. Une novella qui soit cueille le lecteur alors qu’il ne s’y attend pas du tout, soit, plus fort encore, qui réussit à ébahir même le vieux briscard qui avait vu le twist venir. Un tour de force !

Univers, protagoniste, base de l’intrigue

Futur proche. Les USA sont sous la coupe d’une Théocratie d’extrême droite. Une généticienne de génie, Isabelle Potter, cherche à s’affranchir de ses strictes lois sur la bioéthique. Elle commence par fuir en Chine, mais lorsque son gouvernement envoie une unité d’élite, elle est capturée. Ses assistants et soutiens, fanatiques, vont réussir à la faire évader, et, volant un vaisseau de colonisation, vont fuir loin, très loin de la portée de l’Agence qui gère l’exploration de l’espace. Ils vont alors fonder une Colonie (l’auteur fait remarquer que vu qu’un consensus sur un nom n’a pas été trouvé, ce qualificatif par défaut s’est transformé en désignation officielle) dans un système solaire lointain et peu propice à la colonisation ou aux activités minières, bref à ce que recherche l’Agence. Mais vu que celle-ci expédie des sondes supraluminiques automatiques dans toute la galaxie, que ce soit à la recherche de systèmes stellaires prometteurs ou de Potter, la Colonie est bâtie sur des fondamentaux très particuliers : elle doit être le plus possible mobile, capable de se déplacer vers un autre endroit si besoin, furtive, surarmée, et capable de détecter de façon précoce toute menace.

Durant le demi-millénaire écoulé depuis la fuite de la Terre, les expériences génétiques de Potter et de ses assistants (surnommés les Écrivains -leur matériau de base étant l’ADN et pas le papier-) ont porté leurs fruits. Ils ont étendu l’espérance de vie, vaincu le cancer, permis à tous de changer leur corps (bras supplémentaires, pieds transformés en mains, etc), et ainsi de suite, mais ont surtout créé les Gamins, des super-génies au QI prodigieux. Ce sont ces derniers qui ont donné à la Colonie sa vaste supériorité technologique sur l’Agence, qui participe à sa sécurité. Ces possibilités de transformation ont aussi permis aux geek de l’expédition d’assouvir tous leurs fantasmes, aussi le Conseil dirigeant mélange-t-il des elfes / nains / hobbits Tolkieniens, des Klingons, des toons, des super-héros, des Jedi, pseudo-vampires et autres loups-garous !

La société créée est très (Iain) Banks-ienne, quelque part : il y a bien un Président (c’est le protagoniste, Duke), mais il n’a qu’un rôle symbolique, le vrai pouvoir étant entre les mains du Conseil formé par les Écrivains (ou Fondateurs). Le plus drôle étant qu’on donne la fonction à celui qui en veut le moins : c’est parce qu’au moment des élections, il était hors du système que Duke en a hérité (on a considéré que cela marquait un tel désintérêt de la politique que cela en faisait le candidat idéal). Oui mais voilà, en une circonstance, celle-ci prend en revanche toute son importance : une sonde terrienne a été détectée… mais après qu’elle se soit tranquillement baladée au milieu du vaste système de défense de la Colonie pendant un temps indéterminé mais peut-être conséquent. Et nul ne sait si elle a eu le temps d’envoyer un signal avant sa neutralisation. Dans le doute, Duke décide d’appliquer le plan ultime : déplacer ou détruire les installations, et fuir avant l’arrivée en force de l’Agence.

Le récit (à la première personne) alterne entre, d’une part, des flashbacks expliquant comment Duke, un ancien avocat, s’est retrouvé embarqué là-dedans et comment / pourquoi la Colonie a été formée, et, d’autre part, la situation de crise actuelle.

Analyse et ressenti

L’ambiance est assez spéciale : elle mêle une SF transhumaniste s’interrogeant sur les limites de la bioéthique et ce qui se passe lorsqu’un groupe s’en affranchit (un peu comme dans Le magicien quantique), donc un sujet plutôt sérieux, avec un personnage improbable, qui ne voulait pas de sa fonction et évolue dans un système politique qui a tout du délire de geek ou de la farce d’écrivain potache (cf la séance du Conseil avec ses elfes, Klingons et toons…). On peut même s’agacer de voir les passages décrivant cet univers et sa genèse (contexte de SF classique avec colonisation spatiale, sondes automatiques, IA -faibles-, réacteurs à fusion, hyperpropulsion, communication interstellaire instantanée par intrication quantique, etc) « parasités » par cet humour décalé (qui se manifeste aussi dans les noms donnés aux vaisseaux, eux aussi très Banksiens). Sauf que ce n’est pas une faute de goût de la part de l’auteur, et que cet aspect humoristique sert un but précis, qu’on ne comprendra qu’à la fin du livre (et qui prouve que comme chez certains auteurs de Dark Fantasy, humour et noirceur ne sont en rien incompatibles, bien au contraire).

En effet, celui-ci offre un retournement (quasi-)final qui remet tout le reste du texte en perspective et jette sur cet univers et sa thématique centrale une lumière totalement différente. Et c’est à ce moment qu’on comprend quelle était l’utilité de ces improbables, voire agaçants passages décalés, et plus encore, quel but ils servaient pour le protagoniste. Ce twist peut se voir venir (à un moment, l’auteur lâche un énorme indice, et si vous avez un minimum de culture SF, toutes vos alarmes vont se mettre à sonner), ce qui a été mon cas, mais même comme cela, on reste bluffé. C’est un peu comme dans la série télévisée Au delà du réel – L’aventure continue :  vous savez que 98% des épisodes vont finir d’une certaine façon, mais ça ne vous empêche pas d’être pris à la gorge à chaque fois ! Ce qui est encore plus intéressant, c’est que la thématique SF mise en jeu a tout du trope, surtout lors du dernier quart de siècle, mais que Hutchinson fait subir un « twist au twist » pour lui rendre toute sa pertinence et faire du neuf avec du vieux. Un tour de force !

Bref, à condition de ne pas être décontenancé par de violents basculements d’ambiance, je ne saurais trop vous conseiller de lire cette SF assez unique en son genre et absolument vertigineuse dans sa conclusion !

En conclusion 

Acadie est le premier texte traduit en français du britannique Dave Hutchinson, auteur prolifique, éclectique (il exerce aussi bien dans la forme courte que la longue, est anthologiste, et mélange souvent allègrement les genres) et atypique (il est resté vingt ans sans écrire). Il nous parle de Duke, Président de la Colonie, un habitat spatial fondé par une généticienne de génie, ses assistants et adeptes, ayant fui un demi-millénaire plus tôt une Amérique livrée à un régime théocratique et d’alt-right ayant promulgué des lois bioéthiques draconiennes. Depuis, la Colonie est obligée de se cacher des innombrables sondes de l’Agence terrienne gérant la colonisation dans des systèmes extrasolaires choisis justement parce qu’ils sont peu propices aux activités minières ou au peuplement. Lorsque le récit commence, la chance de la petite utopie, où un anarchisme bon enfant se couple à d’extravagantes modifications génétiques d’une manière qui rappelle un peu Iain Banks, vient de tourner, car une sonde a franchi, sans qu’on comprenne comment, les considérables défenses et systèmes de détection de la Colonie. Et le pire, c’est qu’on ne sait pas depuis combien de temps, ni si l’Agence n’est pas déjà en route. Une seule solution : évacuer. Le récit va s’articuler selon deux axes, les événements dans le présent ainsi que des analepses nous expliquant les circonstances de la fondation de la Colonie et la façon dont Duke a rejoint ses rangs.

Entre New Space Opera Transhumaniste (ingénierie génétique, hyperpropulseurs, communication par intrication quantique, etc) sérieux centré sur la bioéthique et humour décalé (on donne le pouvoir précisément à ceux qui n’en veulent pas, les noms de vaisseaux sont désopilants, le ton assez caustique du narrateur est savoureux, le Conseil de la Colonie est un pur délire de Geek formé de gens transformés par la génétique en elfes, hobbits, Klingons ou même Toons), on se dit qu’on tient là un roman intelligent, sympathique, mais somme toute mineur. Et là, dans le dernier quart, a lieu LE retournement de situation qui remet absolument tout, l’humour y compris, en perspective. S’il peut éventuellement se voir venir, selon la culture SF du lecteur, cela n’en gâche pas pour autant son impact vertigineux, et si la thématique mise en jeu peut paraître, de prime abord, du rabâché, ayant été lourdement exploitée, notamment au cinéma, ces vingt-cinq dernières années, ce serait négliger le fait que l’auteur lui fait subir un twist très intéressant.

Avec Acadie, Dave Hutchinson fait une entrée fracassante dans la SF accessible aux francophones, signant un roman intelligent (dans sa façon d’alerter sur les dangers de certaines technologies) et vertigineux (via un retournement de situation radical au moment où le lecteur s’y attend le moins). Un must-read, sans nul doute.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce court roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de FeydRautha, celle de Gromovar, de Yogo, de Célindanaé, de BazaR, de Dionysos, de Yuyine, de Yossarian, de PatiVore, de Vert, de l’adorateur de Robert (officiellement connu sous le nom du Chien Critique), du Chroniqueur, de C’est pour ma culture, d’Ombre Bones, de Baroona, de Lutin, de la Navigatrice de l’imaginaire, de Feygirl,

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17 réflexions sur “Acadie – Dave Hutchinson

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  4. J’ai lu Acadie hier, j’ai donc attendu avant de lire ta critique. J’ai beaucoup aimé, la dernière partie est terrible, et d’une noirceur … mais alors en revanche, je n’ai rien vu venir! Je le relirai un de ces jours pour chercher cet indice (qui ne m’est peut être pas accessible d’ailleurs!). Je n’ai lu que quelques UHL, tous excellents pour le moment.

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    • Les UHL sont globalement de très bonne qualité. Et oui, non seulement la dernière partie est terrible, mais en plus ce n’est que rétrospectivement qu’on comprend l’habileté de l’auteur dans sa façon d’installer une ambiance bon enfant dans le reste du livre, histoire que le contraste n’en soit que plus saisissant.

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  6. Je l’ai depuis sa sortie dans ma PAL, je l’avais même acheté en vO!!! et je ne l’ai toujours pas lu alors qu’il me tente toujours autant. Ta critique me rappelle qu’il ne faut pas que j’y passe à côté trop longtemps!

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