Jour J – Tome 28 – L’aigle et le cobra – collectif

Ludique mais perfectible à de multiples niveaux

L’aigle et le cobra est le vingt-huitième tome de la série de BD Jour J, qui en comptera quarante-cinq au mois d’octobre 2021. Contrairement à ce que son nom suggère, elle ne relate pas du tout l’histoire du débarquement du 6 juin 1944, le terme « Jour J » étant ici un synonyme de « Point de divergence » tel qu’employé dans les uchronies (genre ou sous-genre littéraire -selon votre conception de la taxonomie- décrivant un monde alternatif ou parallèle où le cours de l’Histoire a divergé par rapport à celui que nous avons connu). Mais même dans ce cadre, il reste trompeur, puisque ces BD ne décrivent pas le point de divergence lui-même mais plutôt ses conséquences, à court, moyen ou long terme. Notez en revanche que la thématique est clairement annoncée à la fois sur la première de couverture (sur celle du tome 28, on lit : -48 : la reine d’Égypte Cléopâtre et son armée marchent sur Rome) et surtout sur la quatrième. Vous remarquerez d’ailleurs qu’alors que l’illustration et le « -48 : etc » de la première de couverture laissent à penser que ce tome est centré sur la reine d’Égypte, le résumé sur la quatrième, lui, indique en revanche clairement que le vrai protagoniste est César (mais bon, j’imagine que représenter Cléopâtre de dos sur la couverture était plus « vendeur »).

Mais revenons un instant sur la série dans son ensemble : la plupart des tomes sont indépendants ou semi-indépendants (ce tome 28 est une suite informelle du 23, mais vous pouvez lire le premier sans avoir lu le second -ce qui est mon cas-), mais certains forment des diptyques ou des trilogies, permettant d’explorer plus en détail certaines divergences historiques. Le trio de scénaristes reste constant (même s’ils n’exercent pas forcément tous sur un tome donné), et le dessinateur et / ou coloriste varie de tome ou de groupes de tomes en tomes / groupes de tomes, même si certains sont plus récurrents que d’autres. Sur le 28, c’est Fafner qui a rempli les deux rôles. Comme c’est de plus en plus souvent le cas en matière de BD, la couverture, elle, est l’œuvre d’un autre dessinateur, ou plutôt de… deux ici, à savoir Fred Blanchard et Ugo Pinson. L’éventail de périodes historiques et de points de divergence balayé par la série est vaste, même si certaines (la guerre froide, notamment) sont plus favorisées que d’autres. Je possède un autre tome, l’avantage du concept étant que si un point de divergence ne vous intéresse pas, vous pouvez zapper le ou les tomes correspondants. D’autant plus que vu les changements de dessinateur, de période, et le côté plus ou moins convaincant des points de divergence et / ou des scénarios, les tomes sont réputés très inégaux.

Point de divergence, base du scénario, personnages

Ce qui est très amusant dans L’aigle et le cobra, c’est que les scénaristes se sont livrés à un jeu de chaises musicales historique tout à fait ludique. Il suffit d’avoir des connaissances même basiques en Histoire romaine (j’y reviendrai, par ailleurs) pour s’en rendre compte. César étant devenu aveugle suite à la guerre contre Spartacus, il s’est retiré de la vie publique. C’est Marc-Antoine qui a mené la Guerre des Gaules, mais lui n’a pas osé franchir le Rubicon. Crassus est mort, et Pompée est devenu Dictateur (au sens donné à ce terme à l’époque romaine), si j’ai bien tout saisi (et en tout cas consul unique et perpétuel). Histoire d’éloigner le bouillant général, Pompée expédie Marc-Antoine en Palestine. Et qu’est-ce qui est proche de la Palestine ? Gagné, l’Égypte. Comme il n’y a pas de bataille d’Actium pour l’en empêcher, Marc-Antoine revient vers Rome à la tête de dix mille soldats égyptiens, flanqué de la belle Cléopâtre. Au début de la BD, Brutus rend visite à César, pour lui proposer de mener une médiation auprès d’Antoine, dans le but d’éviter à Rome la destruction mais aussi de rétablir un pouvoir à deux Co-Consuls à mandat temporaire. César accepte, mais bon, Brutus reste Brutus… (au passage, il y a un clin d’œil très savoureux à la fin, presque autant que Marc-Antoine reprenant les mots de Staline en substituant « légions » à « divisions » et « Octave » à « Vatican »).

Mon avis : oui, mais non

Parlons d’abord du dessin, puisque ce sera le facteur bloquant pour certaines personnes. Autant j’ai trouvé que la plupart des paysages étaient très soignés, autant j’ai trouvé le travail sur les couleurs (tendance pastel / discrètes) agréable (voir, dans les deux cas, l’image ci-contre -cliquer pour agrandir), autant les personnages (à l’exception de Marc-Antoine) ne m’ont pas du tout convaincu (voir l’image plus bas -cliquer pour agrandir). De plus, le niveau général du dessin est assez variable d’une page à l’autre, donnant l’impression que certaines pages ont bénéficié de plus de soin que d’autres. Par contre, point remarquable, des « angles de vue » quasi-cinématographiques (voyez la contre-plongée ci-contre, par exemple) et très convaincants, particulièrement dans les scènes de combat. Globalement, sur le plan graphique, mon avis est légèrement positif, même s’il y a un gros sentiment de « Aurait pu mieux faire ».

Sur le plan du scénario, rien à dire, l’aspect ludique que j’évoquais plus haut joue à plein, le jeu consistant, jusqu’à la fin, à deviner qui va remplacer qui pour remplir un rôle similaire à celui tenu dans notre propre Histoire. Il faut cependant noter quelques piques idéologiques modernes qui me semblent hors de propos dans une BD qui, même si elle est uchronique, se base tout de même beaucoup sur l’histoire romaine réelle (bien plus que dans d’autres tomes de Jour J, qui semblent diverger beaucoup plus de notre cours de l’Histoire), piques qui, d’après ce que j’ai lu, seraient récurrentes dans l’ensemble de la série.

Mais le très, très gros point faible de ce tome 28 est, justement, le non-respect de certains points clefs de l’Histoire : si un non-spécialiste en Histoire militaire passera à côté du caractère complètement anachronique de l’équipement des légionnaires romains, en revanche dépeindre Cléopâtre sous les traits d’une personne de couleur est un non-sens historique absolu. Issue d’une dynastie macédonienne du côté de son père, et, d’après les dernières études, d’une concubine gréco-macédonienne, la reine d’Égypte ne doit pas être représentée avec une carnation aussi foncée (au passage, ni la coiffure ni la couleur de peau ne sont identiques entre l’intérieur et la couverture : euh lol ?). C’est tout simplement un non-sens total. Si on met tout ça bout à bout, on a une impression de je-m’en-foutisme historique désagréable, surtout pour une série uchronique.

Bref, cela ne m’empêchera pas de lire le tome 13, que j’ai de toute façon déjà en stock, mais si l’idée d’une série de BD uchroniques est excellente, pour l’instant je ne suis qu’à-demi convaincu.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette BD, je vous recommande chaudement la magistrale analyse signée Alfaric.

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18 réflexions sur “Jour J – Tome 28 – L’aigle et le cobra – collectif

  1. Disposant d’une bédéthèque conséquente particulièrement en SF/fantastique, je saute sur l’occasion de rendre la pareille au maître des lieux qui guide mes lectures depuis pas mal d’années et conseiller en retour quelques titres :

    En ce qui concerne la série « Jour J », c’est vrai que la qualité des albums est inégale. Je ne suis pas particulièrement fan des dessins mais c’est souvent compensé par la qualité des scénarios. Moi j’ai particulièrement apprécié les tomes :
    – 07 – Vive l’empereur : beaucoup de sense of wonder, ça lorgne sur le côté steampunk d’une série de BD comme « Hauteville House » – que je recommande aussi vivement !),
    – 17 – Napoléon Washington
    – le triptyque réinventant la période de la seconde guerre mondiale en France/Europe (tomes 14, 18 et 21) même si la thématique est moins originale.

    Je conseille aussi « Uchronie(s) » de Corbeyran, mélange passionnant d’uchronies matinées d’interactions entre mondes parallèles (il y aurait matière à un débat taxonomique :-). Tout se tient malgré des trames complexes, par contre à moins de disposer d’un abonnement en ligne ou d’un accès à une bibliothèque c’est un sacré ticket à mettre pour apprécier toutes les facettes et intrications de l’histoire : 2 saisons de chacune 3 séries de 3 BDs suivies d’un épilogue, soit 20 albums.

    Et enfin rien à voir avec la choucroute mais je ne saurais trop conseiller la série de comics « Locke and Key ». Moi qui suis plutôt fan de BD européenne, elle trône dans mon panthéon du 9ème art ! Une histoire weird/fantastique passionnante et complexe mais entièrement cohérente, avec des personnages dotés d’une grande profondeur psychologique et des trames narratives et visuelles très cinématographiques. Un vrai chef-d’œuvre écrit par Joe Hill (fils de Stephen King). Bonne nouvelle : je m’aperçois qu’une intégrale est prévue pour l’automne à prix raisonnable. A noter que Netfix en a fait une adaptation TV l’an dernier, qui malheureusement gomme une large partie de ce qui faisait le sel de la BD pour transformer ça en drama adolescent de grand chemin :’-(
    NB: lue en anglais, j’espère que la traduction est de qualité

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  2. J’avoue que, passionnée d’uchronie, je suis assez d’accord avec toi sur la globalité de la série.
    J’ai dans ma todo list de faire une sorte de dossier sur Jour-J.
    En tout cas, malgré ses défauts la série constitue à mes yeux, une bonne porte d’entrée sur l’uchronie.

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  3. Avec Jour J il y a vraiment à boire et à manger. Les points de divergence choisis sont toujours intéressants mais pas forcément réalistes, tout comme leur traitement. Et puis le format BD 48 pages révèle ses limites lorsqu’on veut raconter un récit touffu et détaillé, on a parfois l’impression de voir un film en accéléré.
    Des albums que j’ai lu, « Vive l’Empereur » qui prend place dans une France napoléonienne en 1925 est une vraie réussite. Ça se rapproche énormément de ce qu’a fait Victor Fleury puisque on assiste à un mélange de voltapunk et de steampunk.
    « Napoléon Washington » est sympathique mais on est typiquement sur un point de divergence un peu tiré par les cheveux. L’ambiance reste cool cependant, il y a un petit côté Empire du Léopard.

    Surpris mais heureux de te voir faire de la BD. Lis-tu autre choses ? Comics/Mangas ? Parce qu’il y a tout un pan de SFFF qui n’attend que tes critiques la 🙂

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    • J’ai lu les deux (comics et mangas) quand j’étais plus jeune mais je n’en lis plus que très, très, très occasionnellement depuis que j’ai fini mes études universitaires, il y a vingt ans. Pour la BD, ce n’est pas que je n’aime pas ça, mais d’une part j’ai un gros souci d’espace de stockage (compte tenu du fait que contrairement aux romans, je déteste les lire sous forme électronique), et d’autre part je suis souvent déçu, ce qui fait qu’en gros, j’en achète / m’en fait offrir quatre ou cinq fois par an seulement.

      Sinon, si tu veux, il y a une dizaine de critiques de BD sur mon blog secondaire :
      https://legrandbazardapophis.wordpress.com/category/comics-bd-art-books/

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  4. J’avais vu une expo sur cette série aux Utos mais depuis, je ne me suis jamais vraiment penché dessus, ton article me fait une piqûre de rappel (c’est à la mode ces temps-ci…).
    Tu ne l’as pas publié sur ton Grand Bazar, justement ?

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    • Non, depuis janvier je publie les critiques de BD SFFF ici (je continuerai à publier celles des BD relevant d’autres genres là bas. J’ai deux chroniques d’Angel Wings à écrire, quand j’aurai le temps, par exemple).

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  5. Ping : Jour J – Tome 13 – Colomb Pacha – Collectif | Le culte d'Apophis

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