Erikson ferait mieux de s’en tenir à la Fantasy !
Pour ceux d’entre vous qui ont vécu dans une grotte jusqu’ici, Steven Erikson est l’auteur mondialement célèbre du Livre des martyrs, un des cycles de Fantasy les plus importants parus ces vingt dernières années. Après deux faux-départs, la traduction de cette décalogie a été reprise depuis le mois de mai par les éditions Leha, qui ont l’ambition de la mener à terme.
Cependant, Erikson a publié d’autres œuvres, que ce soit sous son pseudonyme le plus connu ou sous son vrai nom, Steve Lundin. Il s’est essayé à la Science-Fiction, notamment avec le cycle Willful Child, qui compte actuellement deux volumes. Le roman dont je vais vous parler aujourd’hui, Rejoice, relève également de cette SF humoristique, au moins partiellement, même s’il tente de développer des thèmes d’une grande profondeur. Clairement, avec ce que propose Erikson en Fantasy et l’idée de départ, on aurait pu obtenir un grand livre, l’équivalent du meilleur de ce qu’un David Brin a pu écrire ; cependant, il semblerait qu’Erikson ait énormément de mal à retrouver, en SF, les qualités d’écriture qui le caractérisent dans son cycle Malazéen, et au final Rejoice est un ballon qui se dégonfle relativement rapidement, et un roman qui laisse une très nette impression de gâchis et d’inachevé. Clairement, vu la réception de ses livres (sur Goodreads, par exemple) de SF, l’écrivain canadien ferait mieux de s’en tenir à la Fantasy.
It’s the end of the world as we know it *
* Paradigm Shift, Liquid Tension Experiment, 1998.
De nos jours, Canada. Une femme rousse est happée, en pleine rue, par un rayon de lumière émis par un énorme OVNI, qui disparaît aussitôt. La scène est captée par des dizaines de témoins et de caméras, ce qui fait que tout canular ou délire est exclu. On découvrira qu’il s’agit de Samantha August, une des auteures de SF de premier plan du pays à la feuille d’érable (elle est mise sur le même plan que Robert J. Sawyer, Spider Robinson, Peter Watts et William Gibson, excusez du peu !), réputée pour son oeuvre à succès (plusieurs adaptations en séries et en films) et caractérisée par son humanisme et sa compassion. C’est aussi une femme racée (un des personnages la compare à Meryl Streep), féministe, humaniste et au fort caractère, qui fume comme un pompier.
Nous retrouvons Sam deux jours plus tard à bord du vaisseau, qui est retourné en orbite terrestre : son interlocuteur est l’intelligence artificielle (IA) du bord, qui se fait appeler Adam. Il lui révèle qu’il a été mis au point par un triumvirat d’espèces avancées (les « aînés » qui sont responsables de ce secteur de la Voie Lactée) qui l’ont chargé de conduire une Intervention (avec un grand « i ») sur Terre. Comme dans les deux versions du film Le jour où la Terre s’arrêta (auquel on pense énormément en lisant le roman d’Erikson), la civilisation galactique est en effet préoccupée avant tout non pas par le sort de l’espèce humaine, mais par celui de la planète, ou plutôt de son biome. En effet, les dégradations environnementales créées ou infligées par l’être humain, ainsi que l’exploitation excessive des ressources, font que son espèce est condamnée à disparaître dans le siècle, mais qu’en même temps aucune autre forme de vie avancée ne sera capable de se développer à la place. Après y avoir réfléchi, le Triumvirat a cependant décidé de préserver la Terre et l’Humanité, mais en appliquant, donc, des mesures radicales, cette fameuse Intervention en cinq étapes. Sam, elle, a été choisie (pour la compassion qui transparaît dans son oeuvre et sa pleine compréhension de la condition humaine) pour servir de porte-parole à ces extraterrestres qui souhaitent rester dans l’ombre (ce qui a immédiatement éveillé la suspicion de votre serviteur). Mais avant d’accepter, elle demande plus de détails à l’IA Adam, qui ne les lui délivre qu’au compte-gouttes (ce qui est pratique pour Erikson et maintient -du moins théoriquement, comme nous allons le voir- l’intérêt du lecteur).
Le moins qu’on puisse dire est que les premières phases de l’Intervention sont radicales : l’IA et son vaisseau sont quasiment omnipotents et omniscients (à part un célèbre Monolithe noir, je peine à me souvenir d’une technologie extraterrestre manipulant à aussi grande échelle l’espèce humaine et son environnement -au sens très large-), et leur premier geste est d’ériger des champs de force pour sévèrement limiter l’exploitation des ressources naturelles et la dégradation de l’environnement. De plus, ces champs empêchent désormais toute violence sur la planète, depuis la guerre, les meurtres et les braquages de banque jusqu’au type qui bat sa femme ou le petit con qui tabasse son camarade de classe plus chétif. Ensuite, les aliens commencent à distribuer de l’eau et de la nourriture à volonté, à guérir les maladies ou la paralysie, à soigner les malades mentaux, bref ils font mieux que le petit Jésus, quoi. Et le plus important est qu’ils insèrent dans les ordinateurs de toutes les sociétés industrielles du monde des plans détaillés de technologies révolutionnaires, à commencer par un générateur propre, n’ayant aucun besoin de carburant, n’épuisant aucune ressource, et capable de fournir de monstrueuses quantités de courant, de poussée pour une fusée, etc (et non, ce n’est ni un réacteur à Fusion froide, ni une application de l’énergie du vide ou de l’énergie noire, ni quoi que ce soit de classique en SF : d’après Erikson, cela revient à s’alimenter à partir du champ magnétique de la Terre ou du Système solaire tout entier. Inutile de dire qu’en tant que fan de Hard-SF et scientifique, j’ai « un peu » de mal à y croire).
Bref, le but du Triumvirat est de faire entrer les humains dans une ère post-pénurie (et post-capitaliste) à vitesse grand V et « de gré ou de force » (même si c’est moins violent que cette formule ne le laisse paraître dans le livre : il s’agit plus de conduire les récalcitrants dans la bonne direction via une marche irrésistible du progrès). Et le changement ne s’arrête pas aux paradigmes, puisque leurs machines mènent un programme de réaménagement du système solaire à base de collision Phobos – Deimos (satellites de Mars), de réchauffement de la planète rouge, de terraformation de Vénus, etc.
Parallèlement, les gens découvrent qu’une autre espèce extraterrestre était présente depuis des lustres, les fameux Petits-Gris qu’on peut croiser fréquemment au cinéma ou dans les séries. Et ceux-là étaient beaucoup moins bienveillants : en gros, ce sont des vampires psychiques qui prennent leur pied en créant douleur et terreur chez leurs pauvres victimes (l’auteur les compare à l’incarnation ultime du sociopathe). Et en plus, ce sont des squatteurs qui se sont emparés d’une des lunes de la planète rouge et exploitaient les ressources minières de la nôtre, détruisant toute sonde humaine tentant de s’approcher de ces corps célestes (l’auteur n’explique pas comment certaines arrivent tout de même à le faire, d’ailleurs). Leur but est de maintenir l’Homme sur sa propre planète, de geler son programme spatial et de faire du Système Solaire une source de matériaux et de « divertissement ». Lorsque le Triumvirat débarque, les Gris s’enfuient, et Adam insiste pour que les humains leur donnent la chasse, parce que ses patrons sont « trop pacifistes pour le faire » mais qu’en même temps les Gris exercent leur prédation sur d’autres espèces primitives du secteur que les humains, ce qui ne peut être toléré.
Ressemblances
Outre Le jour où la Terre s’arrêta, donc, on pense évidemment au cycle L’odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, où, dans les quatre volumes, on voit aussi une espèce avancée (ici postphysique) décider de la survie (ou pas) de l’Humanité (dans 3001) et intervenir sur son environnement (dans 2010, avec la transformation de Jupiter en étoile) ou son comportement (dans 2001).
L’aspect « race sans empathie prenant son pied via une connexion mentale en infligeant peur, douleur et humiliation à ses victimes » rappelle les Eubiens de Point d’inversion de Catherine Asaro. Enfin, les points de vue multiples (voir plus loin) et les relations entre espèces dans la Galaxie rappellent David Brin, par exemple dans Terre (autre référence à laquelle j’ai beaucoup pensé pendant ma lecture, et pas en bien…). Tout comme, d’ailleurs, le fait que la planète soit prioritaire par rapport à l’espèce intelligente qui la peuple (cf les éradications punitives dans le cycle de l’élévation).
Et puis finalement, ça ressemble… à de l’Erikson ! Le Triumvirat n’est qu’un équivalent des Ascendants qui, dans le cycle Malazéen, manipulent autant les destins des mortels que cette meta-civilisation extraterrestre influe sur celui de la Terre.
Sur le fond
Sur le fond, le propos est assez limpide et souvent (très) solide : il nous propose une réflexion sur le comportement de l’espèce humaine, sur le moteur profond de ce comportement, que ce soit entre membres de l’espèce, envers l’environnement ou les animaux. Fondamentalement, l’homme est poussé par des instincts prédateurs et destructeurs, à la recherche de son seul confort, via des calculs à court terme, même si c’est au prix de la survie de sa planète ou du bien-être, voire de l’existence, des créatures vivantes qui la partagent avec lui (souffrance et exploitation animale, abattage industriel des arbres, etc). Il nous montre aussi, finalement pas si loin d’un Jared Diamond, les mécanismes de l’effondrement, que ce soit celui des écosystèmes, des civilisations ou de l’âme humaine. Et c’est précisément cette dernière qui est psychanalysée dans le roman, qui nous montre finalement quelle sale gueule nous avons, empêtrés que nous sommes dans une spirale capitaliste et compétitrice. Car la question posée est : comment devenir meilleur ? Sûrement en arrêtant cette ségrégation institutionnalisée du sens de la compassion, sacrifié sur l’autel de l’efficacité économique !
Il y a aussi, sur un plan plus spécifiquement SF, une réflexion sur les relations des espèces extraterrestres entre elles, qu’elle soit basée sur la prédation (c’est le rôle des Gris dans le récit) ou la compassion qui est, d’après Erikson, le moteur de toute espèce réellement avancée ou civilisée, voire même un moteur de la vraie sentience. Et un thème connexe est évidemment ce qui fait l’identité d’une espèce / d’une civilisation ou d’une autre.
Le changement de paradigme, et la façon dont on peut s’intégrer au nouveau (ou même accepter qu’il y en ait eu un !), est bien évidemment également au centre du livre : l’Intervention en impose un nouveau (post-capitaliste, post-pénurie, pacifiste, basé sur la compassion / l’empathie et pas la compétition), et toute la question est de savoir si et comment l’Humanité va s’y adapter. Le problème étant qu’une partie significative de la population (poussée par certains lobbys) ne voit pas l’ingérence alien comme un cadeau, une chance, mais comme le fait de se voir retirer toute vraie liberté et tout libre-arbitre (à l’exception de celui de prendre sa propre vie : c’est la seule forme de violence qui reste autorisée). Alors que la seule liberté qui a été perdue est en réalité celle de tuer, d’endommager, de faire souffrir, d’épuiser les ressources. D’ailleurs, le lecteur contemple, fasciné mais écœuré, des gens qui, malgré le fait qu’on leur a ouvert les portes du Paradis, cherchent déjà comment ils vont pouvoir détourner les dons du Triumvirat à leur profit exclusif. Le serpent s’est faufilé dans le Jardin d’Eden, une fois de plus…
Ce qui me conduit à parler d’une autre thématique, sous-jacente, à savoir le viol : cet aspect est présent aussi bien via l’agression mentale et les enlèvements que font subir les Gris à leurs victimes que dans la forme même que prend l’Intervention du Triumvirat, à savoir c’est comme ça et puis c’est tout (d’où les champs de force, les moyens de faire appliquer leur autorité via la violence légale qui sont enlevés aux gouvernements, les grands travaux dans le système solaire sans que les humains aient été consultés, etc). Soudain, l’Homme n’est plus le centre tout-puissant de son univers, mais est devenu un spectateur impuissant des actions du Triumvirat et se découvre une victime de ce Gris qu’il tenait pour une chimère (Gris qui, au passage, n’ont guère fait pire aux humains que ce que ces derniers s’infligent les uns les autres). Je signale au passage que l’aspect religieux de ce premier contact est évidemment abordé, et plutôt bien, qui plus est (c’est-à-dire avec plus de justesse et de finesse que l’aspect économique, par exemple).
Ce qui me conduit à la réflexion suivante : ce roman est, quelque part, une espèce d’analogue pour la Soft-SF « normale » de ce qu’est la Hard-SF pour la science-fiction de base. Je m’explique : dans cette dernière, il peut y avoir des éléments scientifiques et techniques, mais leur exploitation est basique. Dans la Hard-SF, elle est non seulement très importante, mais est en plus placée au cœur du livre. Là, c’est pareil : c’est ce qu’on pourrait appeler de la Soft-SF radicale, où ce sont les éléments tirés de sciences sociales qui sont poussés à la fois à l’extrême et au centre du récit. Mais on peut aussi employer le terme de radicale à la charge menée par l’auteur contre le capitalisme, la dégradation de l’environnement, le traitement de la femme, le racisme, etc. Ce qui est bien sur le papier, mais pose quelques « menus » problèmes sur un plan pratique, au final, comme nous allons le voir.
Sur la forme
Le très, très gros problème de ce livre n’est pas dans ses concepts de base (même si le premier contact, l’intervention d’une espèce avancée pour remettre les humains dans le droit chemin, etc, ne sont pas des thèmes originaux), mais dans leur exécution calamiteuse. En fait, je parle de souci au singulier, mais c’est clairement le pluriel qu’il faudrait employer :
Premièrement, Erikson a décidé d’étaler ses opinions politiques et idéologiques (anticapitalistes, anti-Trump -copieusement caricaturé, jusqu’à l’absurde, via un personnage de président américain qui, à part le nom, a absolument tout de lui- : le capitalisme est le premier facteur responsable de la fin de la liberté humaine, le Triumvirat est décrié par certains comme étant une bande de communistes de l’espace, il n’y a rien de plus inhumain qu’une corporation et ses intérêts, etc) et de se lâcher dans le domaine du crachat de vomi ou de venin sur tout ce qui le débecte (le redneck US de base en prend pour son grade, d’ailleurs). Que ce soit clair, les opinions d’Erikson ne m’intéressent pas, et je ne serai probablement pas le seul dans ce cas. Qu’on soit d’accord ou pas avec lui n’a rien à voir dans l’affaire : c’est juste que personnellement, je suis là pour lire de la SF, pas un pamphlet pro-ceci ou anti-cela. Qu’on nous invite à réfléchir sur la pertinence du capitalisme, ok, mais qu’on ne nous bourre pas une idéologie dans la tête, par pitié. Voilà donc un premier facteur (et pas forcément le plus important) qui m’a sorti du récit.
Un second facteur est que, comme dans Willful Child, Erikson a voulu donner dans l’humoristique et dans le geek / le complotiste (ici, Star Trek, Majestic-12 et les Wunderwaffen du Troisième Reich), et que ça fait tellement mauvais ménage avec la profondeur des passages sérieux que ça donne parfois l’impression soit d’un auteur schizophrène, soit d’un livre écrit par deux écrivains différents, soit d’un Erikson qui, pour une raison ou une autre (fin de contrat ?) aurait voulu délibérément saboter son propre bouquin. Je regrette, mais le coup de l’oiseau de proie Klingon m’a complètement sorti du truc, là encore, alors que je suis un très gros fan de Star Trek. Dans le même ordre d’idée, les clins d’œil aux écrivains de SF canadiens et le fait que les auteurs de Science-fiction en général prennent soudain une importance de premier plan (que ce soit via Samantha ou en tant qu’experts pour les médias) est certes sympa, mais c’est un peu lourd, à la fin (par contre, il y a un hommage très appuyé à Iain M. Banks, et là, j’adhère !). Et puis, dans le genre Schizophrénie, on passe de « Au temps pour la Directive Première » à un hommage sans bornes à l’oeuvre de Gene Roddenberry, et plus étrange encore, l’auteur nous sort une charge frontale contre le dystopique et le grimdark alors que, jusqu’à preuve du contraire, il a fait son beurre et sa renommée avec ce dernier, non ? Bref, je reste profondément perplexe devant ce genre de Yo-yo, qui a tendance à rapidement m’énerver. Enfin, pour terminer sur le chapitre maniaco-dépressif, signalons qu’on passe de phases où le tell est trop présent par rapport au show à d’autres où c’est exactement l’inverse. Il a écrit combien de livres, Erikson, déjà ?
Troisièmement, le livre adopte un nombre effrayant de points de vue (pdv ; en gros, à la fois dans les cercles du pouvoir et celui de personnes qui peuvent montrer les effets de l’Intervention, particulièrement au niveau de la violence : trafiquant d’armes, seigneur de la guerre africain, femme battue, braqueur de banque, etc) : tout d’abord, cela va rebuter ceux qui ont les pdv multiples en horreur, et même pour quelqu’un comme moi, qui les supporte très bien d’habitude, le fait de passer sans arrêt du coq à l’âne a été très pénible. Surtout quand Erikson se force à ré-adopter certains d’entre eux, qui étaient pertinents la première fois mais ne le sont plus du tout ensuite, à plusieurs reprises. D’ailleurs, donner des exemples, des points de vue à hauteur d’homme de chaque étape de l’Intervention, c’est bien, sauf lorsqu’ils sont trop nombreux et donc redondants. Un ou deux à chaque fois auraient suffi.
Quatrièmement, le roman est beaucoup, mais alors beaucoup trop verbeux. Il est bien trop long, ce qui fait, conjugué avec les pdv multiples, que les parties intéressantes sont noyées dans un océan de scènes ayant un intérêt allant de relatif à nul, ce qui (et c’est encore plus grave) noie l’impact du message principal (réflexion sur la nature humaine, les atavismes, la nature de nos sociétés, le viol, le capitalisme, etc). Il y a un très, très gros « passage », dans la seconde moitié, qui est d’un ennui abyssal, alors qu’il reste deux phases de l’Intervention à traiter et que la fin approche à grands pas. Le rythme est d’ailleurs très étrange (et globalement mauvais) : haletant, avec une grosse envie du lecteur d’en savoir plus, dans certains passages, soporifique dans (beaucoup) d’autres. Et pour couronner le tout, certaines scènes (comme l’arrivée et le discours de Sam) s’étirent à n’en plus finir, diluant leur impact d’une façon peu pertinente.
Cinquièmement, l’auteur a une lourde tendance à se répéter, à nous transmettre le même message sous six formulations différentes. A la longue, c’est, hum, vaguement agaçant, hein. S’il n’avait rien de plus à dire, pourquoi ne pas avoir écrit une novella ? Ce qui fait que, passé un certain stade, vous pourriez abandonner le roman sans regret, tant la poursuite de votre lecture ne vous apprendrait strictement rien de plus. Avouez qu’il y a un gros souci, non ?
Ensuite, le niveau d’écriture est extrêmement fluctuant : proche d’un essai ou des meilleurs écrivains de SF dans certains cas, particulièrement bas dans les scènes parodiant Trump ou celles impliquant Joey et KingCon. Là aussi, ces cisaillements m’ont sorti de ce roman.
J’ajouterais que la fin est extrêmement frustrante, tant certains points sont obscurs et tant l’auteur balance un truc relativement surprenant dans les dernières lignes en vous laissant vous démerder avec. Il y a une suite ou quoi ? (faut pas compter sur moi, par contre…). Ce qui me conduit d’ailleurs à parler de l’absence de twists (si vous ne voulez pas vous spoiler, passez au paragraphe suivant) : des tas de points me paraissaient suspects, comme le fait que les aliens ne communiquent que via leur IA et ne se montrent pas, ou le fait que ces soi-disant pacifistes fassent monter la pression chez les humains en réprimant toute violence entre eux pour mieux la diriger sur les Gris. Je voyais le gros twist final, du genre « ah, ah, on vous a bien eus », par exemple sur la nature ou le but réel du triumvirat et de son intervention. Je voyais bien la très perspicace Samantha sauver l’humanité en déjouant les plans aliens ou, mieux encore, se rendre compte à la dernière seconde qu’elle avait jeté ses compatriotes dans la gueule du loup en les convainquant d’être de gentils petits agneaux dans une chute finale aussi vertigineuse que sombre. Et puis… rien. Zéro surprise, zéro retournement de situation. Zéro intérêt ? Sans parler des gros trous dans la logique de certains points : d’un côté, la compassion est la valeur suprême, de l’autre on veut faire zigouiller les Gris aux humains précisément pour illustrer ce concept à l’échelle de la meta-civilisation galactique ? Euh lol ? Il n’y a pas comme une discordance, là ? De même, certaines justifications (le Triumvirat n’intervient pas lui-même contre les Gris car cela infantiliserait les jeunes civilisations) ne m’ont pas précisément convaincu.
En conclusion
Le roman est facile à résumer : Erikson, référence désormais incontournable de la Fantasy, n’est définitivement pas fait pour la SF, point. Son bouquin avait du potentiel (bien que dans un registre déjà très souvent visité, celui du premier contact avec la race aînée qui va faire franchir -dans la « douleur »- un nouveau paradigme / stade d’évolution à la civilisation humaine), certains passages sont très intéressants, mais ils sont noyés dans les opinions idéologiques / politiques et les inimitiés d’Erikson (dont tout le monde se fout), dans ses geekeries ou ses hommages à la SFFF canadienne (dont Robert J. Sawyer qui devient un personnage badass de premier plan !), dans des changements de point de vue incessants autant que le plus souvent inutiles, dans des longueurs qui noient complètement un message central qui aurait pourtant dû avoir un respectable impact (réflexion sur la nature humaine, les atavismes, la nature de nos sociétés, le viol, le capitalisme, etc), dans des changements de ton (sérieux / humoristique) et des fluctuations dans le niveau d’écriture (très bon / très mauvais) incessants, et finalement torpillés par une fin particulièrement frustrante, et une absence de twist qui aurait pu tout remettre en cause pour le plus grand bonheur d’un lecteur qui ne ressent pour seule émotion que de l’ennui depuis longtemps. En gros, après la découverte de la base lunaire des Gris, vous pouvez refermer votre bouquin, ça ne fait plus que tourner en rond et vous n’apprendrez rien de plus. Bref, à oublier, pour ma part, si vous voulez lire de l’Erikson, tournez-vous plutôt vers la partie Fantasy de son oeuvre. Car le canadien n’est clairement pas un Jack Vance, capable de passer d’un genre à l’autre sans souci. A moins que vous ne fassiez partie d’un lectorat plus intéressé par le sous-texte politique que par l’aspect science-fictif.
Niveau d’anglais : on m’avait affirmé qu’Erikson était particulièrement ardu à lire en VO, donc soit il a mis de l’eau dans son vin, soit je suis meilleur en anglais que je ne le croyais. Niveau moyen, souvent tendance facile.
Probabilité de traduction : sortira chez l’Atalante en 2019.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle du Post-it SFFF,
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VF :
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VO :
***
Hum… La plupart des défauts ne me rebuteront pas trop. Mais de là à tenter, je vais encore réfléchir…
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La traduction n’arrivera pas avant l’année prochaine, donc tu as le temps d’y penser.
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Tu es très tranchant sur ce coup-là et j’avoue que ça ne m’attire pas des masses. Par contre, ça semble bien correspondre à la ligne de L’Atalante, donc content qu’ils l’aient chopé. 🙂
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Oui, ça correspond bien à la ligne actuelle de l’Atalante, en effet. Même si, pour ma part, je trouve que les romans publiés dans le cadre de cette ligne sont mineurs et ne sont pas à la hauteur des grandes découvertes et des œuvres majeures proposées par l’éditeur dans le passé.
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Ils se sont peut-être laissés un peu aller, c’est vrai.
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Je l’ai lu également et je ne suis absolument pas d’accord avec toi. J’ai été transporté et je pense que c’est un roman qui va marquer son époque. Les questions d’éthique, d’écologie, d’anthropocène sont vraiment réfléchies, notamment à travers des dialogues platoniciens ; on retrouve une vraie critique de la société dans Rejoice. Le sérieux et le comique se contrebalancent suffisamment pour permettre une lecture dynamique, j’ai vraiment aimé les différents portraits des personnalités politiques, complètement dépassées par la situation.
La SF en général se construit sur une pensée militante, et c’est bien là l’intérêt de ce genre. La preuve avec le collectif Zanzibar, ou des auteurs tels que Spinrad, et chez l’Atalante Ligny ou Eschbach.
J’espère que ton avis très tranché n’empêchera pas les lecteurs de faire une belle découverte.
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« La SF en général se construit sur une pensée militante » : voilà qui marque une profonde méconnaissance du genre. Il y a toujours eu une SF d’aventure et de divertissement, d’une part, et d’autre part, SF de réflexion et SF militante ne sont et ne devraient pas être confondues systématiquement.
« J’espère que ton avis très tranché n’empêchera pas les lecteurs de faire une belle découverte » : quelle tolérance pour les avis des autres, c’est admirable… Je donne des éléments à mes lecteurs, d’analyse objective et de ressenti subjectif, pour se faire une idée en fonction de leurs propres critères. Je n’émets ni interdiction de l’acheter, ni commandement de le faire. Que personne ne suivrait, de toute façon. Si des gens l’achètent et l’apprécient, tant mieux pour eux. Mais ni le temps de lecture, ni les budgets ne sont infinis, et j’estime personnellement qu’il y a bien mieux à lire que Rejoice, en VO ou en VF. Y compris dans le reste de l’oeuvre d’Erikson.
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Bon, autant sur l’histoire je serai tentée, mais j’avoue que les romans qui se prolonge sur notre actualité et politisant leur récit sur CES BASES là, ne sont alors pas du tout de mon goût. J’aime beaucoup Erikson, mais je me contenterais de la fantasy.
Merci de cette incursion et de cette longue et superbe critique.
Au fait, merci pour ce groupe qui m’était totalement inconnu. 🙂
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Merci ! (il s’agit de 3 membres ou ex-membres de Dream Theater, plus Tony Levin, bassiste légendaire, notamment de Peter Gabriel).
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Bon ben, je vais passer! Merci Dieu égyptien défricheur! 😉
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Mais de rien 🙂
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C’est le débat éternel, quand on n’aime pas, les mêmes qualités sur lesquelles d’autres se sont appuyés pour justifier leur appréciation se transforment en défaut !
Toutes vos sous-titres sont factuellement exactes, je ne parle pas de l’avis qui suit. Pire je déteste les romans avec un trop plein de points de vue, ceux qui abusent du « tell », ceux qui utilisent de la pseudo-science … etc.
Je devrais donc avoir les mêmes conclusions que vous … et en fait non !
Étrange non ?
En fait on ne sait pas réellement pourquoi on aime tel ou tel livre et il est quasi impossible de reprocher aux autres d’aimer ou de détester un livre donné.
Sur ce sujet il y a une remarque des auteurs de « How not to write a novel » qui liste toutes les erreurs à ne pas faire dans l’écriture d’un roman et ils indiquent régulièrement qu’un grand écrivain peut violer ces règles tant que ça plaît.
Et pourtant je ne peux m’empêcher de vous indiquer les raisons qui m’ont fait adorer ce livre. Pour aller vite elles tiennent en un mot : l’ennui.
Celui que j’éprouve à lire des tombereaux de livres qui ne sont que des variations mineures d’œuvres précédentes. Surtout en Fantasy, genre sinistré pour moi.
Et là enfin des choses radicales se passent, et ça me suffit. D’autant plus que l’auteur a su ne pas s’engager sur des terrains difficiles à maitriser, comme ce que devient une société lorsque aucune contrainte n’est possible.
J’attends avec impatience la suite.
Quant à votre conclusion, ayant à plusieurs reprises tenté de lire « Livre des martyrs » et m’y étant prodigieusement ennuyé ma conclusion « personnelle » est :
Erikson ferait mieux de rester en SF !
D’ailleurs il indique dans une de ses interviews qu’il se sent plutôt comme un auteur de SF.
Yop
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Je l’ai terminé hier et je suis nettement plus positif sur l’ouvrage, même si ce n’était pas ce à quoi je m’attendais. J’y retrouve plein de thématiques qu’Erikson utilise dans son Malazan Book of the Fallen (notamment sur le capitalisme, la violence ou la compassion).
Le côté satyre ne m’a pas gêné du tout et je me suis au contraire régalé à reconnaître divers personnages, comme Murdoch, les frères Koch ou évidemment Trump (pour ce dernier, je trouve qu’Erikson est en-dessous de la réalité).
Pour les contradictions, l’auteur en pointe un peu et laisse au lecteur le soin de remarquer le reste.
Au niveau de la langue, c’est effectivement plus facile à lire que son cycle malazéen. Globalement, la langue qu’il emploie est plus simple. Il me semble que c’était aussi un peu le cas pour Willful Child.
Bref, je suis tout à fait pour qu’Erikson continue à écrire de la SF. 🙂
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