Le Grand Livre de Mars – Leigh Brackett

La fabuleuse chronique d’un monde perdu

Une version modifiée de cette critique est sortie dans le numéro 105 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag. Cet ouvrage est une édition omnibus comprenant trois romans et un recueil de nouvelles, dont toutes les traductions ont été révisées.

Le monde rouge décrit dans Le grand livre de Mars n’est pas celui que nos robots et nos satellites nous ont dévoilé, mais celui, conforme aux maigres connaissances en planétologie de la première moitié du XXe siècle, imaginé dans le sillage d’astronomes comme Giovanni Schiaparelli ou Percival Lowell, une Mars dotée d’une atmosphère respirable et d’une vie indigène tentant de lutter contre la désertification en creusant de vastes réseaux de canaux. La planète rouge de l’âge d’or de la SF n’est pas tant fantasmée en sœur plus sèche de la Terre, dotée de civilisations indigènes quasi-humaines, qu’en accord avec ce que la science de la première moitié du siècle dernier faisait entrer dans le champ du possible. Une illusion qui viendra se fracasser sur le mur du réel quand, en 1964, la sonde Mariner 4 transmettra les premières images et données scientifiques de Mars : non seulement il n’y a ni canaux, ni civilisation, mais la planète n’a pas d’atmosphère respirable et est stérile. Le programme Mariner n’aura pas seulement un grand impact scientifique, il repoussera la spéculation science-fictive liée aux extraterrestres au-delà du Système solaire. Celui de Brackett étant devenu irréaliste aux yeux des lecteurs, elle devra se résoudre à transposer les aventures de son héros fétiche, Eric John Stark, sur une planète extrasolaire.

Si la Mars de Brackett doit beaucoup à celle d’Edgar Rice Burroughs, un de ses écrivains fétiches (avec Kipling et Rider Haggard), elle est en revanche très différente de celle de Ray Bradbury, auteur à qui elle sert de mentor. Là où la prose de ce dernier n’est que mélancolie et poésie, celle de Brackett est flamboyante et épique. Elle décrit un futur où les Terriens ont conquis le Système solaire, de Mercure à Callisto, grâce à leur technologie avancée. Les martiens, eux, sont plus primitifs, malgré une histoire incroyablement longue (146 siècles documentés, plus d’un million d’années se perdant dans les brumes de la légende). Les seules armes qu’ils utilisent sont l’épée, la lance ou l’arc, sauf quand des équipements terriens sont employés, ce qui reste extrêmement rare. Pourtant, ils ne sont pas technologiquement primitifs parce qu’ils auraient une intelligence inférieure à celle du Terrien : la vérité n’est pas qu’ils n’ont jamais su, mais plutôt qu’ils ont développé une technologie avancée et qu’ils l’ont perdue au cours de leur interminable Histoire (la nouvelle Le Jardin du Shanga évoque une succession de guerres atomiques), voire que les factions les plus avancées parmi eux, humaines, surhumaines ou extra-humaines, ont choisi de la censurer. De plus, ils n’ont pas d’armes évoluées parce que leur monde mourant manque de métaux et de sources d’énergie. La Mars de Brackett fascine ainsi par sa combinaison de culture et de barbarie, d’élégance et de vigueur farouche, parfaitement décrite dans un style virtuose, au pouvoir évocateur pratiquement sans pareil.

L’Épée de Rhiannon

Le premier roman, L’Épée de Rhiannon, commence sur la Mars moderne, si sèche que ses cultures indigènes ont dû creuser de vastes réseaux de canaux pour faire circuler l’eau des pôles, si vieille que ses montagnes ont été arasées, ses forêts englouties par le sable. Un archéologue terrien corrompu, qui a tout du pilleur de tombes, Carse, se voit remettre, par un martien prétendant avoir trouvé sa tombe, l’épée de Rhiannon, le dieu déchu par les siens pour avoir transmis un savoir interdit. Il a besoin de Carse pour écouler les trésors qu’elle recèle, mais sur place, il le trahit. Le terrien est happé par une bulle de ténèbres, fruit de la science avancée des Quiru, le peuple de Rhiannon, dont il découvrira qu’ils ne sont pas des dieux mais une culture (sur-)humaine avancée. En sortant du phénomène, puis de la tombe, il s’aperçoit qu’il a été ramené un million d’années en arrière, à l’époque où Mars était dotée de mers, de forêts, de montagnes. Il y combattra la nation impérialiste de Sark, qui, avec l’aide de ses alliés Dhuviens (des hommes-serpents rappelant ceux d’Howard, de Lovecraft ou de C.A. Smith), veut conquérir la planète. Et d’ailleurs, dès la première page du roman, on est frappé par la puissance et l’élégance du style de Brackett (et par l’excellence de la traduction), vaguement réminiscent de celui de ce dernier auteur. Toute la force de la Mars de l’autrice envoûte le lecteur dès ce premier roman, sans aucun doute le meilleur de l’omnibus et le mieux écrit : un monde épique, farouche, flamboyant, mais aussi un monde perdu, dont le glorieux passé n’a qu’un lointain rapport avec sa décrépitude, sa longue et inéluctable agonie, dans le Présent.

Le Secret de Sinharat

Dans le second roman, Le Secret de Sinharat, le héros change (d’ailleurs, de tous les textes de l’ouvrage, seuls deux ont le même protagoniste), et c’est cette fois Eric John Stark, le personnage emblématique de Brackett, qui est au centre de l’intrigue. Décrit, à de nombreuses reprises, comme un « sauvage doté d’un mince vernis de civilisation » et prompt à retourner à ses schémas ataviques, Stark est un enfant terrien qui a été élevé par un peuple mercurien primitif, avant que celui-ci ne se fasse massacrer et qu’il ne soit pris sous son aile par Ashton, un policier terrien. Tout comme le Carse de L’Épée de Rhiannon pouvait être rapproché du John Carter de Burroughs, il est tentant, vu les références littéraires de Brackett, de faire des parallèles entre Stark et le Tarzan de Burroughs, voire le Mowgli de Kipling. Ce serait pourtant oublier l’influence considérable du Western (en tant que genre littéraire) sur les textes des Pulps, ainsi que le lien étroit existant entre lui et Brackett. Ainsi, il pourrait être tout aussi pertinent de faire de Stark l’enfant anglo-saxon élevé par les Indiens, puis ramené à la civilisation. On notera aussi que Stark a un petit quelque chose de Conan, par exemple lorsqu’il affiche son mépris des civilisés et des citadins.

Dans Le Secret de Sinharat, Stark, menacé de vingt ans de prison par la Terre, se voit offrir une porte de sortie par son père adoptif : il devra infiltrer la croisade lancée par Kynon, prophète unissant les tribus des Terres Sèches dans un combat contre les États-Cités de la frontière, qui gardent une main rapace sur les réserves d’eau. Kynon prétend posséder les Couronnes des Ramas, un ancien peuple martien avancé, qui permettent de transférer l’esprit d’un vieillard, d’un malade ou d’un mourant dans un corps jeune et sain. Les vaincus devant bien entendu fournir une réserve de corps. Le problème étant que Stark se rend compte dès le début qu’il ne s’agit que d’une supercherie basée sur des copies grossières des artefacts légendaires, sans pouvoir. Pris comme lieutenant par Kynon pour sa connaissance des tactiques de guérilla (sa réputation de défenseur des « primitifs » du Système solaire le précède), Stark devra faire face à l’hostilité meurtrière d’autres membres de la Cour du prophète, et découvrira que si les Ramas ont disparu, tous ne sont peut-être pas morts, notamment en leur sanctuaire de Sinharat ! À l’inverse du roman précédent, où un terrien du Présent visitait le lointain Passé de Mars, ici c’est ce dernier qui s’invite sur la planète rouge moderne.

Le Peuple du talisman

Dans Le Peuple du talisman, Stark promet à un ami mourant de ramener dans sa cité d’origine, située dans les solitudes polaires de Mars (dont les cultures se tiennent à l’écart du Futur aussi bien que du Présent dominé par les Terriens : la grandeur de leur Passé leur suffit), un talisman que l’agonisant a jadis dérobé. La ville monte la garde à l’orée des Portes de la Mort, où se trouverait, selon la légende, une terrible puissance, que seul le talisman peut libérer. Et c’est d’autant plus urgent qu’un seigneur de guerre est sur le point d’attaquer la cité, que Stark prévient mais où il est accueilli avec des ricanements : qui serait assez fou pour attaquer une ville polaire… pendant l’hiver ? Notre héros découvrira, au-delà des Portes interdites, la plus vieille des races de Mars.

Outre la volonté, à chaque fois, d’éviter une guerre, un point commun entre les trois romans est l’excellence de leurs personnages féminins, des femmes fières, fortes, nobles (même, parfois, dans la vilenie), et surtout, qui ne veulent pas être réduites au rôle effacé que la société leur impose. L’une d’elles déclare : « Un homme a l’entière liberté d’être ce qu’il désire, une femme doit se contenter d’être une femme » et « Je refuse d’être l’esclave de mon sexe ».

Les Terriens arrivent

Outre ces trois romans, l’omnibus rassemble également un recueil de nouvelles, Les Terriens arrivent, qui approfondissent le fond thématique. Si Brackett s’est défendue d’être une autrice à message, aimant lire des histoires d’action et d’aventure, et donc en écrire, avec en ligne de mire le dépaysement avant tout, sa prose n’est pourtant pas dépourvue de substance. Dans ce recueil, la question à laquelle elle tente de répondre est : « Qui vivait sur Mars avant, comment les autochtones ont-ils vécu l’arrivée des Terriens ? ».

Dans Le Jardin du Shanga (le texte à l’écriture la plus virtuose de l’omnibus, avec celle de L’Épée de Rhiannon), Winters est soumis au vrai Shanga (le procédé, au pouvoir addictif similaire à celui d’une drogue, de retour vers un état psychologique, voire physique, atavique, déjà croisé dans Le Secret de Sinharat, et recherché pour sa capacité à faire sauter toutes les inhibitions), pas l’ersatz avec lequel les martiens arnaquent les touristes. Il découvrira son monstrueux pouvoir, et la façon effroyable dont les martiens se vengent de l’intrusion terrienne dans leur monde, et leur fera subir, en retour, un courroux plus terrible encore. À nouveau, l’autrice montre à quel point le vernis de civilisation, voire d’humanité, peut être mince. On retrouve dans cette nouvelle certaines thématiques récurrentes dans l’ensemble de l’ouvrage : la Bête, les sombres secrets scientifiques, la dépendance, l’opposition entre fanatiques et partisans de l’amitié entre les peuples. Le premier et le troisième roman ont aussi le même fond, à savoir la chute et le rachat d’un homme par le biais du protagoniste, qui l’assiste, parfois sans le savoir, dans cette quête de rédemption.

Dans La Malédiction de Bisha, Fraser, médecin terrien, recueille une fillette de sept ans condamnée à mort par sa tribu car elle provoquerait la maladie. On y découvre une autre facette du mépris des martiens pour les terriens, considérés comme ignorants non pas parce qu’ils auraient oublié, comme les natifs de la planète rouge, mais parce qu’ils n’ont pas encore appris certaines choses, malgré leur quincaillerie technologique. Un texte poignant, beau et cruel à la fois, mettant à nouveau en scène une des anciennes races martiennes.

Dans Les Derniers jours de Shandakor, Ross, anthropologue terrien, rencontre un homme n’appartenant à aucune race connue. Lui aussi déclare : « Mars a péri et des hommes venus d’autres mondes profanent sa poussière ». Il mènera Ross dans sa cité de Shandakor, un étrange endroit, assiégé mais ouvert, où les races perdues de Mars arpentent, insouciantes, les rues, les humains leur servant d’esclaves. On peut ici voir un parallèle avec ce qui se trouve au-delà des Portes de la Mort dans Le Peuple du talisman (une cité étrangère enclavée dans le monde humain), ainsi que la nostalgie pour le glorieux passé de Mars, comme dans L’Épée de Rhiannon. Un texte à la fin poignante, presque une allégorie de l’ensemble de l’omnibus : l’arrivée de Ross cause la fin de Shandakor comme celle du terrien en général marque celle de la Mars fière et indépendante.

La Prêtresse pourpre de la lune folle met en scène Selden, terrien fraîchement débarqué qui est présenté à une famille martienne. Il va être témoin de rites impies qu’on tenait pour une superstition du passé. Ou du moins, il va avoir un doute sur la réalité de son expérience (un procédé qui rappelle Prisonnier des pharaons de Lovecraft), qui sera levé à la fin de cette nouvelle assez glaçante !

Enfin, La Route de Sinharat nous reparle de la cité des Ramas au centre du roman Le Secret de Sinharat. Carey, un terrien qui connaît mieux Mars que la plupart de ses habitants, a retardé un programme officiel de reconstruction (visant à la sortir de sa stase médiévale) et est recherché. On découvre que hors des États-Cités et des villes modernes de la Nouvelle Culture, les terriens sont carrément en danger de mort. Les martiens pensent qu’en en demandant peu à Mars, ils peuvent survivre des millénaires, tandis que la politique terrienne les ferait vivre dans le confort, mais pour quelques siècles seulement. On découvre qu’une antique race a tenté de faire la même chose que les terriens, affaiblissant ainsi l’aptitude à la survie et la frugalité des martiens, tuant bien plus de monde sur le long terme qu’elle n’en a sauvé à courte échéance. Cette fois, au contraire des Derniers jours de Shandakor, un terrien prenant le parti des martiens les préservera en faisant renoncer son peuple à son rêve colonialiste.

Véritable élégie à la gloire d’une race mourante mais digne et d’une planète rouge qui n’existe désormais plus que dans les vieux livres de Science-Fantasy, Le Grand Livre de Mars est une geste flamboyante et épique narrée via une langue magnifique. Nombre de classiques de l’âge d’or n’ont plus, aujourd’hui, qu’un intérêt limité pour le lecteur moyen : tel n’est pas le cas ici. Cet ensemble de textes splendides garde intacte toute sa colossale puissance évocatrice… n’en déplaise à Mariner 4 !

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