Glaçant
Alex Irvine est un écrivain américain plutôt éclectique, puisqu’il publie aussi bien de la littérature de genre que de la fiction Historique, des textes liés à des univers de comics, de films ou de jeu de rôle, ou bien s’inscrivant dans ceux créés par d’autres écrivains (Isaac Asimov, Tom Clancy -ce dernier point expliquant probablement une solide connaissance des armes à feu-). La nouvelle dont je m’apprête à vous parler, Black friday, est disponible gratuitement (en anglais) sur Tor.com. Elle s’inscrit dans un registre partiellement similaire à celui du récent court roman Vigilance de Robert Jackson Bennett, à une différence cruciale près : il s’agit ici d’une vraie SF d’anticipation, et pas de quelque chose de plus allégorique ou spéculatif.
Au final, et même si Irvine n’a évidemment pas la même place pour développer ses thématiques (et si la fin est un peu abrupte et décevante, quoique logique), sa nouvelle n’a pas vraiment à rougir face à la novella, pourtant exceptionnelle, de Bennett.
Contexte, personnages, intrigue
Futur indéterminé mais très, très proche (les armes utilisées existent). Depuis un incident mettant en jeu la famille que nous allons suivre, le Black friday, fameux jour de mega-soldes américain qui s’est, depuis quelques années, exporté chez nous, a pris un tournant radical : dans tous les centres commerciaux du pays, des équipes formées de membres apparentés et armés jusqu’aux dents pénètrent en même temps dans le bâtiment, chacune ayant déclaré comme objectif tel ou tel objet en mega-promotion. Même si, pour Caleb Anderson, le but de cette celebration, ayant l’envergure et le retentissement médiatique du Super Bowl, reste avant tout lesdits objets (et la défense des libertés américaines -on comprendra pourquoi tandis que l’intrigue avance-), certains (encouragés par des médias avides de sensationnel et de drame) viennent pour tuer avant tout. Et bien sûr, outre le sponsoring (refusé par Caleb et ses Mugs), il y a beaucoup d’argent à la clef : on en gagne pour avoir accompli tel objectif, surtout si c’est dans un temps déterminé ou de telle ou telle manière, et il y a des caches, pouvant contenir jusqu’à un million de dollars, dans le centre commercial.
Caleb est accompagné par ses fils Brian et JJ, et surtout par sa fille Lucy, qui est sur le point de fêter ses douze ans (ce qui est, on s’en rendra compte sur la fin, un point capital). Il est beaucoup plus pondéré dans ses objectifs que d’autres chefs d’équipe : il est là pour l’esprit du Black friday, pour représenter le meilleur de ce que l’Amérique a à offrir, pas pour l’argent, pas pour régler ses comptes, et certainement pas pour tuer gratuitement. Enfin ça, c’est la théorie…
Ressenti et analyse
À part mon petit bémol sur la fin, j’ai été impressionné par ce texte, qui, bien que très court, est thématiquement aussi riche, sur le plan de la télé-réalité et du contrôle des armes ou des dérives de l’hyper-patriotisme américain, que celui de Bennett. Il est aussi de ceux où le lecteur, qui ne vit évidemment pas selon le même paradigme que les personnages, est horrifié par ce qui paraît parfaitement naturel à ces derniers, comme utiliser les armes à feu et blesser / tuer des gens pour obtenir des objets dont les enfants ont envie, comme l’éducation paramilitaire qui leur a été donnée (Caleb déclare : « Dans ce monde, vous ne pouvez pas élever des fleurs délicates »), comme ce système de télé-réalité mis en place pour crier à la face du monde, suite à un événement tragique, que nul ne prendra aux américains leur liberté de consommer… enfin je veux dire leur liberté de vivre comme ils l’entendent, de protéger ce qu’ils aiment. Il est d’ailleurs amusant de voir que Caleb se dit que ce n’est pas en Arabie Saoudite ou en… France que cela arriverait. J’en profite d’ailleurs pour dire que la justification de la mise en place de ces célébrations sentant la poudre et conçues comme des spectacles m’a parue un poil douteuse, même si, avec les américains, hein, qui sait ce qui pourrait arriver… (et je parle là du monde réel). Car oui, bien que le texte soit glaçant d’un côté, il n’est aussi pas dépourvu d’humour, comme quand Caleb se considère comme un libéral par rapport à son ennemi juré Hiram, un survivaliste de la pire espèce, selon lui !
Bref, dans l’horreur acceptée et quotidienne (d’entraîner des enfants, dont le plus jeune va avoir douze ans, à tuer, de les mener vers le danger -ce qui doit révulser chaque parent parmi vous- pour honorer la mémoire d’un autre membre de la famille et surtout un certain esprit américain), dans le terrifiant quasi-réalisme d’une situation qui pourrait bien arriver (qui n’a jamais vu les gens se marcher pratiquement dessus un jour de soldes ?), dans la dénonciation d’un esprit américain complètement dévoyé, distordu, ce texte, pourtant court, transcende sa dimension physique pour se révéler une oeuvre de première importance dans les thématiques abordées.
Niveau d’anglais : pas de difficultés.
Probabilité de traduction : l’auteur a été assez peu traduit, mais ce texte précis aurait tout à fait sa place dans Bifrost, par exemple.
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Je l’avais lue celle-là (enfin, comme toutes les nouvelles publiées par tor.com d’ailleurs). C’est vrai qu’on est assez proche de Vigilance.
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C’est ce qui m’a donné envie de la lire, d’ailleurs, cette proximité avec la novella de Bennett.
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Ça me rappelle les fameuses promos de « Days » de James Lovegrove.
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