Bof…
Complainte pour ceux qui sont tombés est le premier roman de Gavin Chait. Sa particularité est qu’il a été écrit sur une période de trente ans : commencé lorsque l’auteur avait douze ans, il n’a été publié qu’en 2016. De plus, il s’est nourri d’ambiances, de personnages, d’histoires, d’anecdotes et de tranches de vie constatées personnellement par Chait lors de sa vie en Afrique.
Si la couverture, signée Manchu, laisse penser à un Space Opera plutôt martial, la réalité du gros du roman est tout autre : l’action se déroule en effet majoritairement dans un Nigéria du futur, met très fortement en avant des valeurs humanistes, et la scène dépeinte par la première ne se situe qu’à la toute fin de l’intrigue. La quatrième, elle, évoque évidemment Kirinyaga de Mike Resnick (auteur incontournable dès qu’on parle d’Afrique et SF), mais il faut bien préciser que Complainte pour ceux qui sont tombés en constitue l’antithèse : si, dans le livre de Resnick, le but était d’utiliser une technologie futuriste pour bâtir une utopie africaine, à savoir préserver un mode de vie traditionnel dans l’espace, et que l’expérience virait, en un sens, à la dystopie, ici le cadre est à l’origine dystopique et certains modes de vie traditionnels ne sont utilisés que comme base de travail, faute de mieux, pour créer une utopie (qui fonctionne, cette fois), ainsi que des modes de gouvernement / civilisation nouveaux.
Si le message humaniste porté par ce livre est respectable, si la lecture en est souvent (mais pas toujours, comme nous le verrons) agréable, il n’en reste pas moins que, pour moi, il est affligé de pas mal de défauts et que, somme toute, il se révèle être un roman assez mineur, y compris dans la thématique « Afrique et SF », malgré une ambiance magistralement rendue (mais dans les thématiques abordées et la façon de le faire, Mike Resnick reste supérieur à Gavin Chait). L’aspect purement science-fictif s’étant révélé assez étrange, d’ailleurs, car fortement dans un mode »Clarkien » (« toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie »).
Univers, base de l’intrigue
La Terre, plusieurs siècles dans le futur. Suite au changement climatique, à l’arrêt de l’exploitation des énergies fossiles (qui a entraîné des pollutions massives lorsque certaines infrastructures, comme les plates-formes de forage, n’ont plus été entretenues) et aux conséquences d’une guerre orbitale, soixante-cinq ans auparavant, plusieurs continents sont balkanisés sur le plan géopolitique. Ainsi, en Afrique, il n’existe plus aucune nation à proprement parler au sud du Sahara, et la construction Européenne n’est plus qu’un lointain souvenir. Le Nigéria, où se situe l’action, est aux mains des Milices et des seigneurs de la guerre, qui mènent des luttes sanglantes pour le pouvoir dans les quartiers des grandes villes et mettent les campagnes en coupe réglée.
Entre notre époque et celle là, l’orbite terrestre a été massivement colonisée, avec la construction de Cités spatiales capables d’accueillir jusqu’à 800 000 habitants pour les plus grandes, chacune étant reliée à la planète par un ascenseur spatial et obligée de déclarer son allégeance à une des nations existant encore. Lorsque la Cité chinoise a voulu déclarer son indépendance, une guerre a eu lieu, qui a détruit la majorité des stations et des ascenseurs, n’en laissant que trois, dont Tartarus, une prison orbitale américaine et Achenia, la plus vaste et technologiquement avancée de ces polis. D’autres ont survécu, mais ont (littéralement) largué les amarres, allant se placer en orbite de Mars ou de Titan, voyageant entre les planètes, voire, pour l’une d’entre elles, dotée d’un prototype de propulseur supraluminique, entre les étoiles.
Les habitants d’Achenia sont des posthumains : ils ne peuvent pas mourir de vieillesse, et les membres de leurs forces militaires (si puissants qu’ils n’ont besoin que d’être Neuf pour écraser tout ce que la Terre aurait à leur opposer) peuvent régénérer quasiment n’importe quelle blessure et sont dotés d’un symbiote nanotechnologique, une forme d’IA assez particulière qui ne devient consciente que si elle est liée à un esprit humain.
Au Nigéria, malgré les marées noires récurrentes créées par la désintégration de l’infrastructure industrielle, les disparitions d’espèces animales et végétales dues à l’activité de l’homme et les déprédations des Milices, certaines petites villes ne s’en tirent pas trop mal ; l’une d’elles, Ewuru, sur laquelle va être centrée une bonne partie de l’action, accomplit pas mal de miracles grâce à une base de données avancée (qui rappelle les Bibliothèques de David Brin), des imprimantes 3D évoluées et à l’ingénierie génétique.
L’intrigue démarre lorsqu’un petit vaisseau spatial s’écrase près de la ville : son occupant, un habitant des Cités orbitales, est dans le coma, mais, bizarrement, quelque chose parle aux habitants d’Ewuru, leur indiquant de quoi le blessé a besoin pour reprendre conscience. Par la suite, l’histoire consistera à l’aider à rentrer chez lui, alors que sa Cité spatiale est sur le point de quitter l’orbite. On découvrira aussi, via des flashbacks créés par sa mémoire défaillante, qu’il faisait partie d’une délégation diplomatique dont la mission a très mal tourné.
Style, structure, narration, thématiques
Il est important de savoir que dans le récit principal, sont enchâssés à la fois les flashbacks dont je parlais et surtout tout un tas de petits contes, narrés par différents personnages (Balladeer, la Trois, Samara, etc), et à portée philosophique. La plupart de ces contes ont une atmosphère très étrange, plus Fantasy que SF. De plus, nous voyons occasionnellement le point de vue d’autres personnages que Samara, l’homme de l’espace, ou ceux des habitants d’Ewuru. La conséquence est que le tout donne une impression assez disparate, un patchwork d’ambiances, voire de genres, qui, s’il n’est jamais difficile à lire (l’auteur a un style à la fois très fluide, évocateur et agréable), peut néanmoins finir par devenir un peu perturbant. Même chose pour la cohabitation contes / SF, ou pour de très fortes fluctuations dans le niveau de ce dernier aspect : certains passages frôlent la Hard SF (comme lorsque Chait évoque un Stellarator), certains sont dans la ligne des tendances actuelles (comme la forte emphase mise sur les imprimantes 3D), mais une grosse partie montrent une technologie si avancée qu’elle tient presque, notamment dans la forme et l’ambiance des scènes créées, de la magie, ce qui finit, là aussi, par créer des contrastes assez perturbants, du quasi-réel (l’impression 3D) au surréaliste.
Mon très gros problème avec la narration a été l’absence de quasiment toute tension dramatique : Samara est si puissant qu’il massacre toute menace potentielle avant qu’elle n’ait eu le temps de faire du mal à ses compagnons de voyage, et même le combat final (celui qui est évoqué sur l’illustration de Manchu) est trop court et à l’issue trop courue d’avance pour convaincre. Bref, en plus d’être assez violemment contrasté, c’est assez plat. Et d’ailleurs, puisqu’on parle de contraste, même sur le plan de la surpuissance du personnage, il y a des fluctuations : quand ça arrange l’auteur, il suffit de lui tirer dans la tête pour le neutraliser (quelques jours, le temps qu’il régénère), alors qu’à d’autres moments, il se prend littéralement des explosions nucléaires tactiques en série dans la face sans ciller.
Le message humaniste porté (tolérance et respect envers les autres cultures ou individus, coexistence, reconnaissance du droit des autres de vivre comme ils le souhaitent, coopération à la place de la compétition atavique, compassion même envers ceux que nous craignions / qui nous ont fait du mal, dénonciation de la déshumanisation du système judiciaire et carcéral ou du mauvais accueil parfois fait aux réfugiés / migrants) est très estimable, mais il est asséné avec un manque flagrant de subtilité : il est exprimé notamment dans les contes, mais au lieu de laisser le lecteur phosphorer un peu sous son crâne de piaf pour en saisir l’essence, l’auteur lui déballe tout par la voix des personnages dès l’histoire achevée, tout cuit dans le bec, pas besoin de réfléchir. Dans l’ensemble, tout cela manque de l’intelligence, celle dans la manière de procéder de l’auteur et celle du lecteur, à laquelle on fait appel, qui caractérise les œuvres de gens comme Ken Liu ou Peter Watts.
Je signale aussi que certains passages peuvent choquer les âmes sensibles, mais correspondent a une réalité tout à fait concrète dans l’Afrique d’aujourd’hui, sans parler de celle d’un futur où les nations organisées se sont désintégrées : massacres à la machette, viols d’enfants, tortures, enfants-soldats abusant de femmes adultes, rival démembré, vente de ses propres épouses et de sa descendance à un adversaire pour sceller un accord, décapitation de dizaines d’esclaves pour célébrer une victoire, etc. Je parlais de violents changements d’ambiance d’un chapitre à l’autre, mais en voilà un autre type : on passe de la dystopie / réalité la plus sordide aux utopies d’Ewuru ou d’Achenia, et inversement, ce qui laisse tout de même une étrange impression.
Alors attention, hein, je ne suis pas en train de vous dire que c’est un mauvais livre, mais plutôt que ce n’est sans doute pas ce à quoi la couverture ou la comparaison avec Kirinyaga aurait pu vous faire penser. Certains personnages (le Balladeer, ou la Trois) sont fascinants, l’ambiance africaine, mêlant traditions et ultra-modernité, est hyper-bien rendue (ça aide quand l’auteur a vécu ou travaillé dans les endroits décrits !), on revient au livre sans déplaisir, mais voilà, sur bien des plans, il m’a toujours manqué quelque chose. Notamment dans le fait que le message humaniste (et écologiste aussi, probablement) noie l’aspect science-fictif, qui a plus l’air, malgré les imprimantes 3D, la bio-nanotech et les IA, de sortir des années trente – cinquante que d’un bouquin paru en 2016 / 2018 (VO / VF ; on notera toutefois que les Intelligences Symbiotiques sont une chouette idée), sans parler de concepts qui ne seront jamais expliqués tant Chait est plus pressé de décrire des scènes relativement plates, voire ennuyeuses, en plus d’être accessoires, plutôt que d’étoffer certains pans de son worldbuilding. Par exemple, il est fait plusieurs fois mention de réacteurs à fusion noire, sans que le concept soit expliqué. Alors Fusion froide, à compression gravitationnelle, catalysée par Muons, ok, j’ai déjà croisé ça en SF, mais Fusion noire, qu’est-ce que c’est ? Un rapport avec la matière noire, sûrement…
Mon but n’est pas de descendre ce bouquin (il ne mérite pas un tel traitement, clairement), mais plutôt de bien vous faire comprendre dans quoi vous vous engagez, histoire que vous ne soyez pas déçus. Précisons tout de même qu’il est loin d’avoir déchaîné les passions chez nos amis anglo-saxons : la note atteint à peine 3.62 sur Goodreads (et honnêtement, elle me paraît assez juste), sur seulement 144 évaluations. On est donc loin de Kirinyaga (3.96 sur 789 évaluations), même s’il faut tenir compte de la plus grande ancienneté de ce dernier.
En conclusion
Dans une Afrique du futur balkanisée, polluée et livrée aux seigneurs de la guerre, où les superstitions multi-millénaires côtoient les imprimantes 3D et l’ingénierie génétique, un homme d’une des dernières cités spatiales s’écrase à proximité de la petite ville d’Ewuru, un endroit étrangement autarcique où une expérience utopique est menée. Le reste de l’intrigue suivra les efforts du pilote pour retourner vers sa station spatiale avant qu’elle ne largue son amarre et ne quitte à jamais l’orbite terrestre, et ce alors que sa mémoire défaillante lui montre des flashbacks de négociations diplomatiques avec les américains qui ont mal tourné.
Sorte d’anti-Kirinyaga, le roman de Gavin Chait est marqué par un profond humanisme, mais ne se montre pas spécialement convaincant (sans être pour autant mauvais) sur le plan narratif ou science-fictif. La forte présence de contes philosophiques (dont beaucoup ont une ambiance plus fantastique / Fantasy que science-fictive) et une narration globalement assez hachée feront que, conjugué à un certain manque de subtilité dans la transmission du message progressiste, le livre, sans jamais être pénible ou difficile à lire (mais clairement étrange à cause des changements incessants d’ambiance ou de registre), pourra ne pas forcément plaire à certains types de lecteurs. Ajoutons à cela que l’aspect purement SF est très contrasté, se baladant d’un moment à l’autre entre SF des années trente – cinquante et des années 2010. Et surtout, l’absence de tension dramatique due à la surpuissance du protagoniste principal rend le récit finalement assez plat et sans enjeu.
Malgré tout, l’ambiance de ce Nigéria du futur est formidablement rendue, certains personnages se révèlent vraiment très intéressants, le style de l’auteur est fort agréable et le message humaniste tout à fait louable. A chacun de voir, donc, ce qui peut lui plaire… ou pas dans ce que ce roman propose.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin sur Albédo, celle de FeydRautha, de Célindanaé sur Au pays des Cave Trolls,
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je suis en train de le lire…
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Oui, je sais 😉
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J’avais déjà envie de le lire, mais c’est assez incroyable comme TOUS tes articles me mettent une hype monumentale de dingue.
En tout cas, super chronique ! 🙂 Je pense déjà savoir ce qui va m’intéresser dans ce roman.
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Ah mais c’est cool ça, merci 😉
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« Bof » me semble bien résumer mon envie pour ce livre 😉
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Mon sens de la formule est désormais légendaire 😀
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Voilà, pas la peine de faire des articles de 10 000 mots 😅
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Tu rigoles, mais depuis que j’écris pour Bifrost, j’ai appris (dans la douleur) l’hyper-concision 😀
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Ah oui, faut laisser un peu de place aux autres rubriques !
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Je ne sais pas trop quoi en penser, il ne me tentait pas plus que ça à l’origine.
Je vais attendre d’autres avis avant de me décider.
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Tu auras bientôt celui du Lutin 😉
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Merci beaucoup pour cette chronique très détaillée (comme d’hab). J’étais hésitant sur ce livre, sans trop savoir pourquoi, et j’attendais les premiers retours avant de décider de l’acheter ou pas. Etant dans la lecture de Kirinyaga, je vais plutôt me concentrer sur ce dernier.
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J’ai hâte d’avoir ton avis sur le bouquin de Resnick 😉
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Étonnant ce décalage entre ce que dégage la couv’ et le contenu du bouquin. C’était justement le travail de Manchu qui avait quelque peu éveillé ma curiosité mais après lecture de ta critique, je pense que ce bouquin n’est pas pour moi.
Étant bien plus attiré par le Gambit du renard, j’ai hâte de lire ta critique à venir 😉
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J’en ai lu 50 pages, et s’il n’est pas évident d’entrer dans l’univers de ce bouquin, il est par contre complètement fascinant et inhabituel.
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J’étais tenté à cause de la couv’ et de la réference à Resnick, maintenant je le suis plus 😀
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Comme le disait jadis une de mes philosophes préférées, B. Spears, « Oops, i did it again ! » 😀
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On n’écoute pas assez les leçons de vie de Bernadette Lance
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Ah, toi aussi tu t’amuses à franciser les noms américains, ceux qui claquent en anglais mais ne ressemblent plus à rien en français ? 😀
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Oh oui, je change les noms de tout et n’importe quoi, le plus rigolo c’était peut-être « Henry Pierre AmourDeLArtisanat »
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Il m’a l’air sympa, mais je ne pense pas que je le lirais. Pas du moins avant trèèès longtemps…
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Tant de livres intéressants, si peu de temps… L’air est hélas connu.
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Éventuellement, si tu as un moyen quantique de compression temporelle pour que je puisse lire ça entre deux cours…
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J’ai tout de suite rigolé quand j’ai vu le « Bof »! Bon, j’ai été déçue aussi par Qui a peur de la mort de Nnedi Orokafor. Du coup, je vais peut-être aller lorgner du côté de Kirinyaga pour ce qui concerne la SFFF africaine.
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Oui, Kirinyaga ou le recueil Sous d’autres soleils du même auteur si tu peux le dénicher d’occasion.
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Super! Merci beaucoup !
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