Une forme de guerre – Iain M. Banks

Un livre du cycle de la Culture contrasté

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La critique qui suit est un extrait d’un article synthétique analysant l’intégralité du cycle de la Culture, que vous pouvez retrouver sur cette page.

Premier sorti en VO mais troisième en VF (après L’Usage des armes et L’Homme des jeux), Une Forme de guerre décrit un événement marquant survenu au cours de la Guerre Idirane, à laquelle tous les autres romans (sauf Inversions) feront plus ou moins référence (particulièrement dans Le Sens du vent), ne serait-ce que comme repère temporel, histoire que le lecteur sache combien de temps après cette conflagration majeure l’action du livre qu’il lit se déroule (un demi-millénaire dans Excession, un et demi dans Les Enfers virtuels, etc.), ce qui permet souvent de situer ces différents ouvrages les uns par rapport aux autres dans l’histoire et l’évolution de la Culture. L’auteur décrit d’ailleurs le conflit de deux façons : dans la narration elle-même, et surtout dans le paratexte, qui en offre un résumé presque complet (causes, déroulement, pertes, conséquences, etc.). Du point de vue de l’importance de cette guerre à l’échelle du cycle entier, Une Forme de guerre est un roman qui aurait donc tout de la lecture indispensable.

Vous devez vous demander pourquoi la VF a choisi de le reléguer après deux autres romans pourtant sortis après lui dans l’édition anglo-saxonne ; la réponse est probablement de deux ordres différents : premièrement, c’est sans doute le moins bon des romans du cycle (la prose de Banks est d’une telle qualité et son imagination si extraordinaire qu’on pourra difficilement qualifier un des livres de la Culture de mauvais, toute subjectivité mise à part, du moins ; il n’en reste pas moins que relativement aux autres tomes de la Culture, celui-ci est nettement moins bon), car si le début, la dernière partie et les intermèdes (j’y reviendrai) appelés « Bilan » (suivi d’un chiffre) sont souvent très intéressants, le milieu (et on parle là de plusieurs centaines de pages) est poussif, pas toujours très intéressant, et, peut-être surtout, donne parfois plus le sentiment de lire un New Space Opera banal plutôt que celui qui fera, dans les autres « tomes », toute la singularité de Banks. Impression de classicisme, voire de déjà-vu, accentuée dans la dernière partie par une certaine ressemblance avec une œuvre antérieure (même si pas franchement connue). La deuxième raison qui fait de ce roman le moins bon du cycle de la Culture est le fait que, justement, l’action ne soit pas vue par les yeux de celle-ci (pas majoritairement, du moins), mais du point de vue de ses ennemis. Ce qui est d’autant plus paradoxal, quand on y réfléchit, que le point de vue de non-Culturiens, pan-humains ou autres, est récurrent dans le cycle, et surtout du fait que ce qui peut être perçu, sous un certain angle, comme une faiblesse, est aussi une des forces d’Une Forme de guerre : il y a une forme d’autoglorification / enjolivement (pour ne pas dire propagande…) dans la façon dont la Culture veut que le reste de la galaxie la perçoive, et Banks remet, en quelque sorte, les pendules à l’heure, en montrant un point de vue violemment contradictoire, un modèle de civilisation autre. Tout en mettant parfois carrément l’idéologie de la Culture devant ses paradoxes… pour ne pas dire ses mensonges. Tout ceci aurait été fort pertinent si, comme dans la VF, ce roman était paru après que la Culture ait été introduite au lecteur de façon plus didactique, plus naturelle, comme cela a été fait dans L’Homme des jeux, et qu’ensuite, Banks ait mis en place sa contradiction. Mais commencer par cette dernière, en revanche, n’était en fin de compte pas si pertinent que ça, ce qui tendrait fortement à donner raison à l’ordre de parution en VF.

Commençons par dire un mot de la Guerre Idirane, avant de voir comment l’intrigue du roman s’y inscrit plus spécifiquement : les Idirans sont une espèce extraterrestre tripode et à trois bras, liée à une autre race du même type, mais plus avancée, les Homondas (notez qu’une deuxième orthographe est employée dans la VF du roman postérieur Le Sens du vent, Homomdans, qui correspond, elle, à la VO, Homomda ; ce n’est qu’un des nombreux exemples illustrant le manque d’harmonisation entre les traductions des différents tomes), qui vont leur apporter une certaine aide (limitée) avant de se désengager du conflit (deux autres livres ultérieurs mettront en scène des vaisseaux ou des individus Homondas ayant d’excellentes relations avec la Culture, respectivement Excession et Le Sens du vent). En effet, les Homondas pensent qu’un certain équilibre doit être maintenu entre les puissances majeures de la Voie Lactée (ce que Banks appellera dans des volumes plus tardifs du cycle les Impliqués, les Joueurs, les Optimae ou les civilisations de Niveau 5-8), et que l’émergence de la Culture sur la scène interstellaire, sa politique diplomatique interventionniste constante et de plus en plus étendue, n’est pas de nature à maintenir cette harmonie. L’écossais précise qu’ils ne sont pas la seule puissance à penser ainsi, mais que pourtant, ils sont les seuls à apporter une aide militaire aux Idirans. De plus, les Homondas ont pour politique d’empêcher toute civilisation qui serait leur égale sur le plan technologique de prendre trop d’importance dans la politique galactique, et la Culture approche justement de ce niveau… au début du conflit. Et il est fortement suggéré qu’elle le dépasse lorsqu’il prend fin : après tout, la guerre est un accélérateur de développement technologique bien connu dans l’Histoire réelle.

Les Idirans mènent une politique militariste, prosélyte (ils veulent convertir tous les êtres à leur religion, ce qui paraît évidemment anachronique dans un cadre basé avant tout sur la science et la Raison, et encore plus pour la Culture que pour les autres, vu son matérialisme bien connu) et expansionniste (via la conquête ou la conversion « à la pointe de l’épée »), qui n’a cependant pas qu’un moteur idéologique : Banks explique qu’à un stade précoce de leur développement, leur planète-mère, Idir, a été envahie, et que leur politique d’expansion incessante n’est qu’un moyen parmi d’autres d’étendre sa sphère défensive toujours plus loin. On ajoutera que la faune de leur monde natal peut expliquer leurs tendances guerrières et agressives. L’auteur se garde pourtant, avec le sens de la nuance qu’on lui connaît, de faire de tous les Idirans des fanatiques religieux doublés de conquérants sanglants : comme partout (Culture y compris, comme Excession le démontre de façon magistrale), certains sont plus (Xoralundra, par exemple) ou moins (l’expédition qui parvient sur le Monde de Schar) modérés que d’autres. Enfin, la description de la société Idirane ne serait pas complète sans quelques précisions importantes : d’abord, la religion de ce peuple interdit les Mentaux, n’autorisant que des IA « limitées » ; ensuite, si les ressemblances n’étaient pas assez évidentes, le roman s’ouvre sur une citation du Coran (et le terme de Jihad Idiran est explicitement employé dans le paratexte) ; enfin, ce dernier montre une certaine synchronicité entre, d’une part, le début des tensions puis des opérations militaires entre Idir et la Culture, et d’autre part l’époque des dernières croisades sur Terre.  On se gardera, toutefois, de ne faire des Idirans qu’une allégorie de l’Islam conquérant : entraînant une course aux armements qui fera de la Culture une puissance militaire majeure dans la Voie Lactée (un comble pour une civilisation qui se définit elle-même comme farouchement pacifiste !), et, du moins tel que Banks le laisse à penser au lecteur à ce stade du cycle (ce qui sera carrément remis en perspective dans Trames vingt ans plus tard), non plus une superpuissance parmi d’autres, mais LA seule hyperpuissance. Une sorte d’anticipation de la chute du bloc soviétique, qui se produira quelques années à peine après la parution d’Une Forme de guerre. Même si, comme nous le verrons, sur le plan des tactiques militaires, la Culture tient autant de l’URSS que du bloc occidental.

Le point capital à retenir est que, comme vous l’avez probablement constaté, la civilisation Idirane est un négatif photographique, sur bien des plans, de la Culture. Banks ne va d’ailleurs cesser, au cours du cycle, de confronter cette dernière à des sociétés qui en sont l’antithèse, au moins sur un plan bien précis, comme nous le verrons. Pourtant, souvent, on va retrouver un point commun entre ces deux cultures (avec un petit « c ») qu’à priori tout oppose : ici, c’est le prosélytisme, religieux dans un cas, idéologique dans un autre, certains disant que les opérations clandestines de CS pour exporter le modèle progressiste de la Culture ne sont pas plus nobles que les conquêtes ou les conversions forcées des Idirans. Mais à part ça, la Culture et l’empire Idiran sont diamétralement opposés : la première est fondamentalement dirigée par les Mentaux, tandis que le second place des limites sur le potentiel de ses IA pour qu’elles n’atteignent pas le niveau de complexité des Mentaux ; la Culture ne vit pratiquement pas sur des planètes, et, au cours de la guerre, n’hésite pas à abandonner, voire à faire sauter, ses installations (les Orbitales, principalement) si c’est nécessaire, tandis que la religion et la doctrine militaire des Idirans (ce qui revient souvent au même) fait que les planètes ont une importance capitale et qu’une fois un monde capturé ou converti, il est hors de question de l’abandonner ; les Idirans sont connus pour être une puissance militaire de tout premier ordre (le lecteur est parfaitement fondé à penser qu’il s’agit même de la plus puissante force armée de la Voie Lactée) alors qu’en comparaison, non seulement la Culture est hautement pacifiste, mais pire que ça, au début des hostilités elle ne possède aucun vaisseau de combat proprement dit et ne sait pas (ou plus précisément elle ne sait plus) faire la guerre ; les Culturiens ont une vision de l’existence profondément matérialiste et utilitariste, les Idirans sont hautement religieux ; une planète attaquée par les Idirans verra ses villes frappées par des bombes à fusion (comme dans la longue scène d’ouverture du roman), tandis que côté Culture, on utilisera des Effecteurs qui, comme l’expliquera Banks, sont les très lointains descendants de nos systèmes de contre-mesures électroniques, c’est-à-dire des « armes » électromagnétiques conçues pour éteindre, subvertir ou pirater les systèmes informatiques (ou ce qui en tient lieu au niveau de technologie impliqué) adverses (les Idirans sont un peu le chevalier en armure équipé d’un marteau de guerre à deux mains, tandis que la Culture est D’Artagnan ou Zorro, qui va faire sauter son arme des mains de l’adversaire) ; chez les Idirans, l’art de nommer un vaisseau est chose sérieuse, tandis que dans la Culture, c’est, tout au contraire, un très fréquent sujet de plaisanterie ; les Idirans ont aussi foi en l’Ordre, et leur dieu veut qu’ils combattent les forces du désordre, alors que la Culture est une utopie anarchiste (on remarquera cependant qu’Horza la qualifie plutôt d’utopie communiste), donc incarne en quelque sorte le chaos, l’absence d’ordre ; la douleur est une hantise pour la Culture (et elle a d’ailleurs doté ses citoyens de circuits neuraux supplémentaires pour qu’elle soit traitée comme une simple alarme, une information, et pas un ressenti incapacitant), alors que les Idirans la considèrent avec un fier dédain (on remarquera d’ailleurs avec intérêt que l’approche face à la douleur servira à définir en partie une autre civilisation antithétique à la Culture, à savoir celle des Affronteurs d’Excession, qui, eux, se délectent en l’infligeant) ; les Idirans ne sont pas génétiquement modifiés, se considérant comme parfaits tels qu’ils sont, alors qu’au contraire, l’écrasante majorité des pan-humains de la Culture sont plus ou moins modifiés, par le biais de l’ingénierie génétique et / ou d’une cybernétique de pointe, comme nous l’avons vu dans les généralités ; et ainsi de suite.

Au passage, remarquons aussi que la religion et tout ce qui y est rattaché est un des sujets centraux, saillants ou principaux de la phase médiane et de la fin du cycle : Le Sens du vent parle de la mise en place d’un Au-delà artificiel par les Chelgrien-Puen dans le Sublime, Les Enfers Virtuels de ce qui arrive aux états mentaux (aux « âmes ») des morts dans les Virtualités mises en place par les diverses races de la galaxie pour leur donner une certaine forme d’immortalité sans excéder les ressources forcément limitées du Réel, et La Sonate hydrogène est consacrée à la Sublimation, donc à une forme de Transcendance.

Un point précis est capital à retenir, et Banks le met d’ailleurs spécifiquement en exergue : c’est la Culture, pourtant réputée pour son pacifisme, qui déclenche les hostilités, alors que les Idirans n’avaient aucune intention de s’en prendre à elle (c’est du moins ce que pense Horza : vu l’équilibre délicat des pouvoirs galactiques constamment décrit dans le cycle, c’est une hypothèse plausible, à ceci près que parallèlement, les règles de conduite des grandes puissances, précisées / affinées par Banks dans les phases ultérieures dudit cycle ne devraient sans doute pas permettre aux Idirans leur campagne de conversion forcée). L’impérialisme Idiran étant en contradiction avec ses valeurs, la Culture entre en guerre, ce qui lui coûte d’ailleurs cher, puisqu’une partie non majoritaire mais néanmoins numériquement significative de sa population / de ses Mentaux / Orbitales / vaisseaux fait sécession, formant ce que l’on appelle la Faction Pacifiste, refusant le concept même d’entrée en guerre pour une société qui a fait du pacifisme une de ses valeurs cardinales. La Faction Pacifiste ne réintègrera jamais en entier le courant principal de la Culture même après la fin du conflit, et restera une entité semi-indépendante. On croisera d’ailleurs un de ses membres dans Trames (on remarquera par ailleurs que le paratexte d’Une Forme de guerre évoque la sécession de plusieurs factions de la Culture lors de l’entrée en guerre, sans préciser lesquelles, mais que par la suite, Banks ne mentionnera plus que la Faction Pacifiste). Mais le paradoxe n’est pas qu’à ce niveau : comme le synthétise un des personnages, « Nous voilà prêts à massacrer des immortels (les Idirans ne peuvent mourir de mort naturelle) et à interférer avec des dieux. » (les Dra’azon sont ce qui est le plus proche du niveau de puissance d’une « divinité » dans le contexte de SF assez réaliste créé par Banks). On peut d’ailleurs reformuler un des axes centraux de ce roman comme la description de la façon dont une société pacifiste est obligée d’adopter, au moins temporairement, le militarisme de son adversaire pour protéger des civilisations plus vulnérables de sa rapacité, y compris si cela vient en contradiction avec ses idéaux.

Si la Culture sent qu’il est de sa responsabilité morale de mettre un terme à l’expansionnisme idéologique / religieux et territorial Idiran, elle est très mal armée (dans tous les sens du terme) pour ce faire : au début de la guerre, elle ne dispose d’aucun vaisseau militaire à proprement parler, sans compter qu’elle a « oublié » comment on menait une guerre. Sachant qu’en face, les Idirans sont surarmés, des « guerriers-nés » dont la société tout entière est articulée autour d’un conflit permanent et bénéficiant, au contraire des culturiens, d’une immense expérience dans le domaine martial, on peut se demander comment les Mentaux (à qui, comme pour tout le reste de la gestion quotidienne et concrète de la Culture, revient la responsabilité de la conduite des opérations militaires) espèrent triompher. La réponse est : en employant une combinaison des doctrines militaro-industrielles américaines et soviétiques lors de la Seconde guerre mondiale (ce n’est jamais présenté explicitement ainsi par l’auteur, pourtant, pour qui connait son histoire militaire, le parallèle, peut-être inconscient de la part de l’écossais, est limpide). Au début, les combats (d’arrière-garde, pour retarder l’avancée ennemie et permettre à d’autres unités / habitats d’évacuer en bon ordre, puisque la Culture ne fait que reculer, dans un premier temps) sont essentiellement menés par les UCG et les Super-Tracteurs de la Culture, les premières se révélant en fait assez bien armées et défendues pour tenir tête aux machines de guerre idiranes (ce qui relativise la disparité entre les deux sociétés), d’autant plus que dans le domaine capital de la maîtrise des champs (de force et hyperspatiaux), la Culture est sans égal. Les usines fabriquant les premiers modèles de vaisseaux de combat qui ne peuvent être défendues face à l’avancée idirane sont déménagées ou, si cela est impossible, abandonnées et sabordées, tout comme les… Orbitales (et leur surface colossale, leurs milliards d’habitants) qui ne peuvent être déplacées. C’est là que l’on voit l’importance de l’essence mobile et non territoriale de la Culture (les Idirans qualifieront d’ailleurs les unités de cette dernière de « désespérément insaisissables »), et le parallèle avec les soviétiques qui, face à l’avancée nazie, démontent les usines pour les réassembler de l’autre côté de l’Oural, ou bien pratiquent une politique de terre brûlée pour ne rien laisser d’utile à l’ennemi (d’où la destruction de certaines Orbitales à coups d’incursion Réseau et de bombardements antimatière). Dans une deuxième phase du conflit, la balance penche de plus en plus nettement au fil du temps en faveur de la Culture, notamment du fait de sa puissance industrielle (et c’est là que l’on peut faire un parallèle avec les américains lors de la Seconde Guerre mondiale) et de la supériorité dans le domaine stratégique des Mentaux (sans compter le désengagement progressif des Homondas et le fait que les UOR – Unités Offensives Rapides – de la Culture, très supérieures en matière de capacités offensives aux UCG, font passer un sale quart d’heure aux vaisseaux Idirans). Nul spoiler ici, Banks fait clairement sentir au lecteur que la guerre ne peut avoir qu’une seule issue, qu’il décrit dans le paratexte.

L’amorce de l’intrigue tourne d’ailleurs autour du Mental d’un prototype de vaisseau de guerre, IA qui vient d’être fabriquée par une unité-usine sur le point d’être débordée par l’avant-garde Idirane. Assemblant un astronef de bric et de broc pour sauver sa précieuse création, et empêcher que cette ressource stratégique ne tombe aux mains de l’ennemi, l’unité-usine finit par être détruite (se saborder ?), tandis que fuyant, le Mental, lui aussi sur le point d’être pris, effectue une manœuvre doublement audacieuse : employant un procédé de déplacement hyperspatial que l’on croyait impossible (ou du moins hors de portée des capacités de la Culture), il se transfère dans les tunnels du Complexe de Commandement du Monde de Schar (j’y reviendrai amplement), qui se trouve être une Planète des Morts des Dra’azon, une espèce Aînée et en partie Sublimée (Postphysique) redoutée pour sa puissance. Il émet dans le même temps un signal de détresse. Il pense que nul autre ne prendra le risque d’encourir l’ire des Dra’azon : il se trompe. Une unité Idirane, flanquée d’auxiliaires Medjels (une espèce reptilienne asservie), tente de franchir la Barrière de la Sérénité qui entoure la planète en question, mais son équipement est grillé et la majeure partie des troupes est tuée (dans le crash ou le voyage vers le Complexe de Commandement dans un environnement glacé hostile). Seule une poignée d’Idirans et de Medjels y parviendront.

Horza est un mercenaire au service des Idirans (C’est, toutes proportions gardées, un équivalent de ce qu’est Zakalwe pour la Culture dans L’Usage des armes). Non pas par adhésion à leur religion ou leur empire, mais bel et bien par rejet et mépris de la Culture : d’après lui, quels que soient les défauts, bien réels, qu’on puisse trouver aux Idirans, ceux-ci, au moins, sont une vie organique qui a explicitement rejeté l’asservissement aux machines intelligentes, tandis que tout au contraire, la Culture n’est pas seulement incarnée ou conduite par ses Mentaux, mais représente, à ses yeux (et à ceux de certaines autres races de la galaxie, voire de certains culturiens comme QiRia dans La Sonate hydrogène), une civilisation machinique. Pour le résumer de façon simpliste, Horza a choisi le camp de la vie face à celui des machines, sans pour autant adhérer aux destructions et conversions forcées infligées par ceux qu’il sert : il est plus contre la Culture que pour les Idirans. Ce qui prouve qu’une guerre est plus qu’une question de « gentils » et de « méchants » : comme le disait Glen Cook, le Bien et le Mal sont affaire de point de vue, et Banks est trop fin analyste politique pour tomber dans le piège d’absolus puérils ou totalitaires.

Horza est un Métamorphe, une espèce pan-humaine en voie de disparition et ayant bénéficié d’améliorations génétiques du même calibre que celles des Culturiens, même si d’une nature très différente : si un culturien peut changer de sexe simplement en modifiant l’image intérieure qu’il a de lui-même, le processus étant réversible et prenant un an, un Métamorphe peut, de la même façon, modifier son apparence, mais en quelques jours seulement. De même, si un culturien a des toxiglandes capable de lui fournir l’équivalent de drogues, de stimulants, de médicaments apaisants, etc., les canines ou les ongles d’un Métamorphe produisent des poisons pouvant ralentir, neutraliser ou tuer un adversaire. La combinaison de ces facultés faisant d’eux des agents secrets capables de s’infiltrer presque n’importe où et bien entendu de redoutables assassins, on ne s’étonnera donc pas que le fait d’être identifié / démasqué comme Métamorphe soit quasiment synonyme d’une sentence de mort !

Or, il se trouve que le Monde de Schar abrite une minuscule colonie Métamorphe, ces êtres ayant été acceptés comme « gardiens des lieux » par les Dra’azon. Vu qu’il y a vécu, Horza reçoit l’ordre de ses supérieurs Idirans de s’y rendre et de s’emparer à tout prix du Mental de la Culture, qui a la forme d’un cylindre de 15 m de long pesant 10 000 tonnes. Malheureusement pour lui, avant que son expédition ne puisse être lancée, le croiseur léger sur lequel il se trouve est attaqué par une UCG de la Culture, et il se retrouve à la dérive dans l’espace, dans un scaphandre avancé. Il est recueilli par un vaisseau pirate, la Turbulence Atmosphérique Claire, et va accomplir une tortueuse odyssée (qui le mènera notamment sur une Orbitale sur le point d’être sabordée par la Culture) avant de parvenir à sa destination. Le récit est essentiellement centré sur lui, à part, donc, plusieurs intermèdes appelés « Bilan » suivis d’un chiffre, où la situation est, cette fois, vue côté Culture. Le problème étant que si le début, les intermèdes, et la très longue partie finale sur le Monde de Schar proprement dit sont très intéressants, ladite odyssée spatiale est mollement rythmée, pas toujours passionnante, et dépourvue, souvent, de la « touche Banks », ce qui fait qu’on a presque l’impression, occasionnellement, de lire un Space Opera « générique », impression qu’on ne retrouvera plus jamais dans toute la suite du cycle. C’est pour cela qu’on aurait tendance à conseiller au lecteur néophyte de commencer par un autre livre (typiquement L’Homme des jeux, voire L’Essence de l’art), et à ne lire, dans un premier temps du moins, que l’annexe consacrée, dans le paratexte, à la Guerre Idirane, avant de revenir à la partie roman proprement dite une fois les ouvrages de la Culture plus intéressants lus.

Parlons maintenant du Monde de Schar, qui est une des Planètes des Morts Dra’azon (un concept qui sera brièvement évoqué une deuxième fois dans Trames) : cette espèce Aînée, en partie postphysique et en tout cas toute puissante a l’habitude de déclarer siennes les planètes (ou les mégastructures de taille planétaire comme certains Mondes-gigognes de Trames) où soit les autochtones se sont éliminés eux-mêmes, soit, dans le cas de Trames, ceux où ils sont morts en masse (mais alors VRAIMENT en masse) pour une raison ou une autre. Ils préservent alors scrupuleusement l’endroit en l’état et contrôlent étroitement qui peut accéder, pour un temps presque invariablement très court (les Métamorphes étant une exception), à ces tombeaux, qu’on pourrait même presque qualifier de temples dédiés à la Mort. Qui est d’ailleurs, comme le synthétise très bien Gérard Klein dans sa préface écrite pour ce roman, le thème central, omniprésent, de L’Usage des armes : mort de la race d’Horza, planète entière conçue comme un mausolée à la gloire d’une espèce qui s’est auto-détruite (voir plus loin), mort de la Culture si elle perd la guerre (et quelque part, la création de la Faction Pacifiste et l’énorme montée en puissance vers d’impressionnants sommets de puissance martiale marquent cependant clairement la fin de l’illusion de la conception pacifiste, antimilitariste, de la Culture, même si elle va ensuite tenter de démontrer le contraire en démilitarisant massivement – même si c’est parfois faussement le cas – dans tous les tomes suivants), mort de la raison d’être des Idirans si ce sont eux qui sont vaincus. On s’en doute, donc, l’ambiance qui se dégage de ce tome est lugubre : moins sombre que celle de L’Usage des armes, certes, mais tout de même noire, surtout en cas de relecture de ce roman après avoir lu certains autres livres du cycle, plus marqués par l’humour qu’autre chose, ou en cas de lecture dans un ordre différent de celui des publications VO, voire VF. Il est très intéressant de constater que dans un livre si marqué par la Mort, la volonté farouche du Mental nouveau-né et anonyme de vivre n’en est, par comparaison, que plus remarquable, dans tous les sens du terme.

Sur le Monde de Schar, des nations fortement antagonistes disposant d’un niveau de technologie grossièrement équivalent à celui de la Guerre Froide (un peu plus avancé sur certains points) cohabitaient difficilement, le doigt toujours proche du bouton de l’apocalypse nucléaire. Pour se protéger, les dirigeants et les hauts gradés d’une de ces nations ont fait bâtir le Complexe de Commandement, un réseau de tunnels ferroviaires de centaines de kilomètres de long se trouvant à cinq kilomètres de profondeur, donc invulnérables à toute frappe atomique, même la plus massive, et leur permettant de survivre à une telle attaque et de conduire la riposte, avant de ressortir à l’air libre pour régner sur les ruines ennemies. Le souci étant que la première frappe a en fait été de nature bactériologique, et que toute la population humanoïde de la planète a péri. La base Métamorphe est installée dans une des stations de surface permettant d’accéder aux tunnels du Complexe, où le Mental se trouve, et que les Idirans et les Medjels ratissent. Jusqu’à l’arrivée de Horza, qui emporte dans ses bagages un agent de CS, Balvéda, à qui il a souvent eu affaire au cours de la guerre, tissant une relation complexe amitié-opposition. Ce sont leurs conversations, les réflexions d’Horza, ainsi que celles d’une autre culturienne (Fal) apparaissant dans les intermèdes qui dessinent un portrait finalement plus en creux qu’autre chose de la Culture, plus en comparaison avec le système Idiran que défini en lui-même.

Si l’Orbitale mise en scène n’est qu’une version miniaturisée de l’Anneau-Monde de Larry Niven, et n’est donc pas franchement originale (sans compter que la vie sur l’une d’elles sera plus développée dans L’Homme des jeux et surtout dans Le Sens du vent), le concept du Complexe de Commandement est plus intéressant et semble bien plus inédit, de prime abord. En réalité, il présente un certain nombre de convergences avec le roman de SF apocalyptique Niveau 7 de l’auteur israélien Mordecai Roshwald, paru en 1959. Il n’en reste pas moins incontestable qu’avec les Dra’azon et les Planètes des Morts, la description et le concept même du Complexe de Commandement restent le gros point fort du worldbuilding de ce roman, même si dans ce domaine, Banks ne cessera pratiquement jamais de faire mieux, et en tout cas plus original, moins inspiré par d’autres (ou en tout cas présentant moins de convergences avec les créations d’autres auteurs), par la suite. On retiendra aussi l’excellence du paratexte décrivant de A à Z tous les aspects de la Guerre Idirane, là aussi un très beau morceau de worldbuilding, tout comme le fait que Banks décrive, certes à des degrés divers, autant d’espèces extraterrestres et de sociétés ou sociologies pan-humaines (celle de la scène d’ouverture, les Mangeurs sur l’Orbitale, etc.) en un seul roman. On est encore loin de ce qu’il accomplira dans Trames ou La Sonate Hydrogène, notamment, mais le lecteur habitué à des Space Opera plus fades en prendra déjà plein les yeux !

La fin, bien qu’amère et, quelque part, prévisible vu l’ambiance générale, reste puissante. On appréciera particulièrement les deux formes d’épilogue, d’abord celle où le Mental finira par dévoiler le nom qu’il s’est choisi (il n’en avait pas reçu de la part de l’unité-usine, et est donc resté anonyme tout le long du livre), ce qui, au passage, permet de constater que les culturiens peuvent aller passer des vacances dans le Grand Nuage de Magellan (qui ne sera plus jamais évoqué dans la suite du cycle) et que, donc, l’influence ou le « territoire » de la Culture s’y étend (comprendre : certains de ses vaisseaux y vont ou elle y a bâti des Orbitales) ; il y a aussi une deuxième forme d’épilogue, doublée d’un dramatis personae, qui nous apprend le sort futur des protagonistes et personnages secondaires (les survivants, du moins…). Une initiative qui reste rare en SFF, mais est fort agréable.

Mais ce que l’on retiendra, c’est le futur de la Culture dessiné non par la fin du roman, mais par celle de la guerre, cette guerre anachronique, cette guerre de religion qui ne devrait plus exister en cet âge de science et de Raison, telle qu’elle est décrite dans les annexes. Comparé aux grandes conflagrations légendaires du lointain passé de la galaxie, ce conflit est certes mineur, notamment par son ampleur spatiale finalement « limitée » ; néanmoins, les civilisations Aînées s’accordent pour dire que c’est tout de même la guerre la plus importante survenue au cours des 50 000 dernières années, ce qui, au vu du cycle de « vie » des civilisations galactiques (la plupart Subliment ou se retirent de la politique interstellaire, devenant des Aînés, au bout de quelques millénaires en moyenne, une grosse dizaine tout au plus, laissant sans cesse la place à d’autres races ou sociétés émergentes), est tout de même loin d’être négligeable. Dans un autre tome du cycle, Banks mentionnera très furtivement un autre conflit d’une importance très relativement comparable ayant eu lieu ensuite, mais sans jamais entrer dans les détails. Il décrira d’autres actions militaires, mais considérablement moins longues, intenses, étendues et aux conséquences moins capitales.

Car capitales, celles de la guerre Idirane le sont : tout d’abord, la Culture triomphe contre la plus grande puissance militaire de la galaxie (ou du moins, à ce stade de développement du méta-worldbuilding à l’échelle du cycle, c’est comme cela que le lecteur est parfaitement en droit de le percevoir), prenant donc sa place, ce qui signifie qu’en termes de nombre d’unités, de leur niveau technologique, de capacité de production industrielle desdites unités, de maîtrise tactique, opérationnelle et stratégique, la Culture est passée d’un amateur désarmé et pacifiste existant dans un monde (sur le plan martial du moins) multipolaire à une Hyperpuissance sans rival. Sans compter que l’accélération technologique plus globale impulsée par la guerre lui a probablement fait monter au moins un cran dans l’échelle des Impliqués ou celle des Niveaux Civilisationnels, même si, Banks n’ayant, dans ce premier roman, pas encore inventé, cité ou formalisé ces concepts, et l’écossais étant décédé, nous ne le saurons probablement jamais.

L’autre conséquence de la guerre, à savoir une accumulation colossale d’armements côté Culture, se percevra tout au long de la suite du cycle, dès L’Homme des jeux et sans doute tout particulièrement dans Excession. La Culture, après tout supposée pacifiste et n’ayant, de fait, plus d’adversaire nécessitant le maintien de pareil arsenal, va démilitariser, et massivement, qui plus est… du moins officiellement. Certains vaisseaux vont être complètement désassemblés, leurs Mentaux transférés ailleurs, par exemple pour servir dans le Moyeu des Orbitales (on en verra un exemple dans Le Sens du vent). D’autres vont être désarmés et transformés, du fait de leur vitesse, en coursiers (Piquets ultra-rapides) ou en Sentinelles (SR : Sentinelles Rapides) ; d’autres encore vont être désarmés sur le papier alors qu’en fait… Et puis bien entendu, vu la technologie de nano-fabrication et autre impression 3D de la Culture, un réarmement complet est évidemment faisable, parfois en quelques jours seulement ! Sans compter que quelque part, dans des coins perdus, des hangars obscurs et ultra-secrets, les dieux de la guerre peuvent dormir, mais comme le disait Lovecraft, « N’est pas mort ce qui à jamais dort, et au fil des éons, peut mourir même la mort ».

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13 réflexions au sujet de « Une forme de guerre – Iain M. Banks »

  1. J’ai tenté de lire Banks. J’ai tenté la lecture de ce volume, car « j’entendais » et « j’entends « inlassablement des critique unanimes sur la qualité du cycle. J’ai pas du tout accroché. Quel titre ou quel ordre peut séduire ?

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    1. C’est une question assez compliquée, en fait. Déjà, effectivement, ne pas commencer par celui-ci ou par l’Usage des armes. Pas par Une forme de guerre parce que c’est le moins bon du cycle, pas par l’Usage des armes parce qu’il est très noir (ce qui n’est pas vraiment représentatif de la grosse majorité du cycle) et parce qu’il a une structure narrative vraiment très particulière. Personnellement, je conseille l’ordre suivant : L’Homme des jeux (qui permet de se familiariser avec l’univers) –> L’usage des armes –> Une forme de guerre (si vous n’avez pas accroché au roman lui-même, lisez au moins la postface, elle parle de la guerre Idirane, qui sera ensuite évoquée dans chaque roman du cycle).
      Après ça, une façon de faire est de les lire dans l’ordre de parution français : excession –> Le sens du vent –> Trames –> Les enfers virtuels –> La sonate hydrogène. C’est particulièrement important pour 3 des 4 derniers (sauf Trames), car ils font référence à des événements / personnages d’un des opus précédents.

      Vous avez aussi une autre manière de procéder : vous pouvez lire l’homme des jeux + la postface d’Une forme de guerre, puis n’importe lequel des autres (sachant qu’il vaut mieux avoir lu Excession avant La sonate, et L’usage des armes avant Les enfers virtuels). Personnellement, je trouve l’Usage des armes excellent mais noir et exigeant en terme de lecture, Excession est le roman de SF que j’ai le plus relu (en entier ou par passages), j’ai beaucoup apprécié les Enfers Virtuels et j’ai une affection particulière pour La Sonate, vu que c’est l’ultime livre sur la culture (Banks est décédé à l’époque de sa parution française).

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  2. Personnellement, je ne comprend pas l’approche en terme de « rythme ». J’ai trouvé que c’était un des romans les plus dramatiques (fuite en avant, final sur la planete morte, personnages qui tombent comme des mouches), une fresque digne de mes meilleurs souvenirs du capitaine flam, mais version adulte (mention spéciale pour la scene d’atterrissage sur l’orbitale au moment ou elle est évacuée).

    Mais, comme toute bonne SF intelligente (et roman de la culture) le spectacle en 44K cache un bien reel contenu « critique » qui ici, non seulement n’a perdu en actualité, mais en a gagné: c’est le seul roman de la culture ou un personnage embrasse la cause une théocratie guerrière qui n’a pas peur des « pertes humaines » et célèbre le sacrifice. Si ca ne vous rappelle rien…et en plus c’est assez finement conduit, le protagoniste n’étant ni antipathique, ni fanatique, mais a une certaine vision de la condition humaine, et considère que la Culture a abdiqué son devenir (notamment a travers les IA)

    Bref, c’est surtout un pretexte a critiquer les fondements de notre société (européenne,occidentale), exercice périlleux s’il en est et qui passe ici à merveille (et qui d’ailleurs, me fait encore ruminer…)

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    1. En terme de dramaturgie, on est très loin de L’usage des armes, voire même du Sens du vent ou de la fin de Trames. De plus, quelques scènes dramatiques ou intéressantes noyées dans des centaines de pages de scènes à l’utilité douteuse me semblent définir un problème de rythme, point auquel la majorité des lecteurs lambda est sensible. C’est un roman, pas un essai.

      Mouais… pour moi le thème central du roman n’est pas le combat des justes contre les fanatiques religieux, mais plutôt la façon dont, pour survivre ou protéger des sociétés plus faibles, une civilisation pacifiste est obligée d’adopter le militarisme de son adversaire.

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  3. Plus haut vous mettez l’ordre à privilégier de lecture. Ca tombe bien , j’ai lu en 1er l’Homme des Jeux (que j’ai adoré) et ensuite l’Usage des Armes (un peu moins). Mais cela remonte à plus de 25 ans. Depuis plus rien lu de Banks. Là j’ai envie de m’y replongé mais il y a 2 romans qui ne figurent pas dans votre ordre de lecture. L’Essence de l’Art et Iversions que vous avez mis à part.
    En espérant lire l’intégralité du cycle (avant 25 ans), pouvez vous me dire ou je les situe?

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