L’usage des armes – Iain M. Banks

Le joyau noir du cycle de la Culture

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La critique qui suit est un extrait d’un article synthétique analysant l’intégralité du cycle de la Culture, que vous pouvez retrouver sur cette page.

Publié en VO en 1990 et en VF en février 1992 (soit trois mois après l’Hypérion de Dan Simmons : quelle époque extraordinaire !), étant, donc, le premier livre de la Culture paru dans la langue de Molière (ce qui se justifiait sans nul doute par sa qualité mais a, temporairement du moins, refroidi certaines personnes, dont votre serviteur, de poursuivre la lecture du cycle en raison de son insondable noirceur ; il aurait sans doute été plus pertinent de faire paraître L’Homme des jeux d’abord), L’Usage des armes est un jalon décisif dans l’évolution de cette saga, tout d’abord parce qu’il marque un saut quantique en matière de qualité stylistique (dont le sommet sera atteint, de mon point de vue, dans Excession) et d’ambition littéraire, avec une structure nettement plus complexe que celle, essentiellement linéaire (aux intermèdes d’Une Forme de guerre près), de ses prédécesseurs. De plus, alors qu’Une Forme de guerre était caractérisé par son côté lugubre et L’Homme des jeux par une tension permanente, Banks introduit dans L’Usage des armes une dose significative d’humour, une tendance qui ne fera que se renforcer par la suite. Ce qui ne rend d’ailleurs, quelque part, que plus paradoxal le fait que (et de très loin), L’Usage des armes soit le plus noir des romans de la Culture.

Ce qui deviendra L’Usage des armes a été rédigé par Banks en 1974, bien avant qu’il ne parvienne à publier un de ses livres. Le manuscrit était encore plus long et la structure encore plus complexe que dans la version finale, et c’est l’auteur de SF Ken MacLeod qui a suggéré les modifications qui lui ont donné sa forme définitive. On remarquera avec intérêt que pour un livre rédigé à cette époque, l’écossais apporte à son protagoniste une nuance, une complexité, un côté antihéros, bien plus proche d’un New Space Opera qui n’en est même pas encore à ses balbutiements (qui n’arriveront que l’année suivante) que des personnages très manichéens, très… héroïques, justement, du Space Opera classique, celui de l’Age d’or. D’ailleurs, Zakalwe déclare explicitement abhorrer les héros, leur préférant des « pros sans éclat », ceux qui « ne gagnent pas des médailles, mais des guerres. »

La base de l’intrigue est simple, la façon dont elle est narrée BEAUCOUP moins : quarante ans plus tôt, la Culture est intervenue pour assurer la paix dans un amas d’étoiles, Voerenhutz, faisant appel à un politicien nommé Tsoldrin Beychaé. Aujourd’hui, cette paix est menacée (pour des divergences sur les questions de la terraformation et des IA, ce qui, on s’en doute, concerne au premier plan les Mentaux) et la guerre à l’échelle de l’amas entier est imminente, et seul ce même Beychaé aurait assez de crédit auprès des deux camps pour les convaincre d’y renoncer. Sauf que le vieil homme s’est retiré des affaires politiques, et que seul un « mercenaire » (voir plus loin) au service de CS, Chéradénine Zakalwe, pourrait le convaincre de conduire cette ultime médiation. Le problème étant que Zakalwe a claqué la porte de CS, s’est débarrassé du missile-couteau (redoutable type de petit drone de combat de la Culture) affecté à sa surveillance, s’est mis à faire « n’importe quoi » (j’y reviendrai également) selon ses anciens commanditaires, et pire que ça, est introuvable, pouvant se trouver dans un autre amas, Crastalier, comptant… un demi-million d’étoiles ! Pire que ça, le temps presse, et l’agent Diziet Sma et le drone Skaffen-Amtiskaw (que nous recroiserons dans la novella L’Esssence de l’art) ne sont même pas certains que ce pan-humain non-Culturien acceptera d’accomplir sa mission… et surtout à quel prix. Celui-ci sera finalement bien mince : retrouver une de ses deux sœurs, à qui il veut absolument parler, ou plutôt de laquelle il veut obtenir le pardon, pour un acte qui restera mystérieux quasiment jusqu’à la fin du roman (on remarquera que cette notion de prix attaché à l’accomplissement d’une mission capitale pour CS sera à nouveau employée dans Excession).

Bien plus tard dans le récit, une conversation entre Beychaé et son ami Zakalwe verra le premier émettre une analyse bien plus nuancée de la doctrine culturienne telle que celle-ci la professe, et surtout sur sa façon prosélyte de vouloir l’imposer aux autres, demandant au mercenaire s’il a déjà réfléchi au fait que la Culture n’était peut-être pas aussi désintéressée qu’il le croyait ou qu’elle-même le prétendait (page 268 de l’édition grand format, au tout début de la partie 3, « Réminiscence ») : « Elle veut que tout le monde soit comme elle, Chéradénine. Puisqu’elle ne terraforme pas, elle essaie d’en empêcher les autres. Il existe des arguments en faveur de la terraformation, tu sais […] Puisque la Culture est profondément convaincue que les machines sont des créatures conscientes, elle pense que ce devrait être le cas de tout le monde ; mais à mon avis, elle juge également que toute civilisation doit être gouvernée par ses machines. Beaucoup plus rares sont les gens qui souhaitent cela. »

La structure narrative se décompose de la façon suivante : il y a, d’une part, un prologue et un épilogue, qui se déroulent peu après les événements de l’arc narratif principal, comme nous l’apprend un indice subtil (le crâne rasé de Zakalwe) ; ensuite, deux lignes narratives sont entrelacées, alternant lors des chapitres successifs : la première est l’arc principal, dont les chapitres sont numérotés avec des chiffres arabes, qui se déroule dans l’ordre chronologique banal, et racontent l’intrigue dont je vous ai donné la base dans le paragraphe précédent ; la seconde ligne narrative est détaillée dans des chapitres numérotés en chiffres romains, et se déroule dans un ordre antichronologique : de chapitre en chapitre, on remonte ainsi dans le passé de Zakalwe, ce qui forme une sorte d’infernal compte à rebours avant les deux révélations vertigineuses du dernier chapitre avant l’épilogue ; les choses se compliquent encore quand on sait qu’il y a aussi des flashbacks racontant l’enfance de Zakalwe. En exagérant à peine, on peut dire que d’une certaine façon, cet ouvrage renferme deux livres en un. Si cette structure est relativement exigeante, elle paraît plus compliquée, froidement décrite, qu’elle ne l’est à la lecture, et celle-ci ne devrait pas poser de problème insurmontable à un lecteur de bonne volonté.

Zakalwe est un agent de CS originaire d’une planète primitive (très grossièrement niveau Seconde Guerre mondiale, mais ayant accès à l’espace). Comme ses collègues, il a été recruté avec la promesse de bénéficier de traitements de rajeunissement et d’extension de son espérance de vie, traitements qui servent d’ailleurs à CS à influencer les élites et les dirigeants des nations qu’elle veut manipuler pour faire progresser les gouvernements locaux vers son propre modèle de société (ses agents deviennent les médecins particuliers de ces potentats, distribuant, selon le discours officiel, « la vie et pas la mort » : Banks en montrera un exemple huit ans plus tard lorsqu’il publiera Inversions). Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la Culture ne traite pas qu’avec les régimes les plus progressistes… bien au contraire. Elle a plus tendance à faire miroiter ses trésors en matière d’ingénierie génétique à des dictateurs génocidaires vieillissants qu’à des gens qui, de toute façon, sont sur le « bonne » voie. Le plus intéressant étant quand ces potentats ne respectent pas le contrat : CS ne les assassine pas, mais les enlève et les assigne à résidence quelque part dans la Culture où, littéralement, ils vivront une vie de rêve jusqu’au terme naturel de leur existence.

C’est justement cette mansuétude, ainsi que le fait que Contact (maison-mère de CS) réserve ses traitements génétiques secrets aux élites, que Zakalwe n’arrivait plus à accepter (cela, et d’autres choses que nous évoquerons plus loin) : après avoir démissionné et s’être débarrassé du chaperon / de la surveillance de CS, il monte ce que les culturiens appelleront « sa propre section Contact » (composée de lui-même uniquement !), disséminant la technique d’extension de vie / rajeunissement et tuant les dictateurs qui, selon lui, le méritent (on verra dans Excession qu’il n’est pas le seul à s’affranchir de certaines barrières éthiques de la Culture, même si dans ce roman, le fait que cela concerne un vaisseau ne fait que rendre la chose encore bien plus grave). Ce qui ne rend donc ses anciens employeurs que plus désireux de le retrouver et de lui repasser sa laisse. Au passage, s’il fallait une preuve du fait que CS représente la face sombre de la Culture (une démonstration qui se poursuivra d’ailleurs dans Excession), particulièrement ses drones militarisés, on méditera sur le fait que Skaffen-Amtiskaw parle des « manigances ridiculement humanistes de Zakalwe » (c’est moi qui souligne), ou sur le massacre commis par la machine et ses missiles-couteaux asservis à un moment du récit. La Culture est un missionnaire avenant, globalement bienveillant, se croyant sincèrement altruiste, mais qui cache dans son manteau des lames acérées, autant que son talent pour les manier. Même si Diziet Sma est là pour tempérer son collègue artificiel : « Ne parle pas de vies humaines comme s’il s’agissait de phénomènes accessoires ! ».

Car c’est bien de cela dont il s’agit : une partie du récit montre les sales petites opérations clandestines montées par CS sur des mondes primitifs (niveau de technologie légèrement inférieur au nôtre, au maximum, parfois Napoléonien / Première / Seconde Guerre mondiale, avec parfois quelques traces de technologies plus avancées), en employant pour cela, souvent (c’est également le cas dans Trames), des agents non-Culturiens, eux-mêmes souvent venus de planètes « en voie de développement ». On mesure ici à quel point en menant des opérations essentiellement clandestines et par l’intermédiaire de tiers, CS et plus globalement la Culture fait preuve d’hypocrisie, pouvant prétendre garder ses blanches mains propres tout simplement du fait que d’autres se les salissent à sa place. Et la Culture autorise l’existence (antithétique à ses valeurs, paradoxale) de CS justement pour ne pas se sentir en contradiction avec lesdites valeurs : ou, dit autrement, CS est à la Culture ce que ses agents extérieurs sont à CS. Et comme toujours, les Mentaux, insondables, sont au sommet de la pyramide, manipulent les fils des manipulateurs d’autres fils.

Le terme de « mercenaire » employé pour désigner Zakalwe est trompeur : sa spécialité, son expertise, n’est pas d’aller faire le coup de feu (même s’il est visiblement capable de se battre si nécessaire) comme le plus basique des fantassins, même si un des flashbacks montre qu’il a jadis combattu en première ligne (dans l’aviation), à l’époque pas pour CS mais déjà sur une autre planète que celle où il est né. Non, Zakalwe est un stratège. On peut même dire qu’il est à l’art stratégique et opérationnel ce que Gurgeh est aux jeux : un maître, un génie, un virtuose. Donnez-lui la conduite d’une guerre où le camp qu’il est supposé mener à la victoire est démoralisé, en relatif retard technologique, dans une position désavantageuse, sur le recul, à court de carburant, de pièces détachées et de munitions, et commandé jusqu’ici par des imbéciles ou des incompétents, et contre toute attente, il trouvera toujours un moyen de triompher. On remarquera d’ailleurs que de tels génies, experts hors-normes, sont récurrents dans au moins une partie du cycle : Fal dans Une Forme de guerre, Gurgeh dans L’Homme des jeux, et, donc, Zakalwe.

Le problème étant justement qu’au grand embarras de CS, il réussit trop bien et trop systématiquement : ses commanditaires lui demanderont à plusieurs reprises de cesser brusquement ses efforts, quand ils ne trahiront pas tout simplement leurs alliés d’hier en confiant un armement un peu plus avancé que le leur à leurs adversaires tout en paralysant une possible contre-attaque à coups d’Effecteurs, histoire de « faire le moins de victimes possibles ». Ou quand dans une guerre, CS soutiendra les deux camps à la fois. On s’en doute, après avoir déployé tant d’efforts, couronnés de succès, qui plus est, Zakalwe prendra d’autant plus mal la chose qu’il ne comprend pas les motivations de CS, ou plutôt des Mentaux qui sont dans / derrière CS. L’Homme des jeux montrait déjà l’ampleur des trahisons, des magouilles dont pouvait se rendre coupable cette section, mais ici, Banks va bien plus loin dans cette direction, en détaillant amplement l’interventionnisme de CS (et dans Le Sens du vent, il montrera ses conséquences). La grande différence entre Zakalwe et Gurgeh est pourtant que le premier sait à quel point il a été manipulé alors que le second l’ignore, mais que Zakalwe ne comprend pas toujours le but des manigances de la Culture alors que pour Gurgeh, il est clair. Au passage, toujours au chapitre des comparaisons entre les divers protagonistes du cycle, Zakalwe ressemble, au moins en partie, à Horza, d’abord parce que c’est aussi un mercenaire, et ensuite parce qu’il porte un regard (semi-)extérieur sur la Culture et surtout critique sur la discordance entre son idéologie théorique d’une part et ce que révèlent réellement d’elle ses actes concrets.

Alors que dans Une Forme de guerre et L’Homme des jeux, l’écossais confrontait la Culture a des sociétés qui en étaient les inverses, l’antithèse (les Idirans militaristes, les Azadiens inégalitaires), il tend, dans L’Usage des armes, un miroir à sa création, la confronte à ses propres arrangements avec la morale (un des sujets centraux du livre, avec l’interventionnisme. D’ailleurs, en interrogeant la moralité et les conséquences malheureuses de celui de la Culture, l’auteur questionne aussi celui de l’Occident dans les pays du Tiers Monde, auxquels ces planètes technologiquement et socialement primitives servent d’allégorie), challenge son altruisme et sa bienveillance prétendus. La « révolte », la démission de Zakalwe, n’en sont donc que plus compréhensibles pour le lecteur, rendent ce personnage (bien que sanguinaire) que plus sympathique à ses yeux. Jusqu’à ce que…

Car Zakalwe cache un lourd passé. Ou plutôt se cache, occulte, refuse, est traumatisé par, ce lourd passé. Une bonne partie de sa ligne narrative antichronologique nous le montre malade, blessé (et même décapité et pourtant vivant, un témoignage de l’incroyable technologie médicale de la Culture – et l’occasion pour l’écossais de faire preuve de son excellent humour, quand le drone Skaffen-Amtiskaw offre à Zakalwe un… chapeau !), drogué, rêvant, convalescent et partiellement amnésique, mourant, toujours à deux doigts de se rappeler quelque chose de capital, en rapport avec un mystérieux Chaisier et une non moins énigmatique Chaise (avec un grand « C »), un objet qui semble le traumatiser sans qu’il comprenne pourquoi, un souvenir que, pourtant, il n’arrive jamais à atteindre. Jusqu’à la quasi-fin du roman, celle où ont lieu ces deux énormes révélations, dont une sur la nature de la Chaise et l’identité du Chaisier. Sans aucun doute le plus gros coup de théâtre, l’instant le plus dramatique, le plus horrible, le plus puissant, de tout le cycle qui, du coup, rendrait presque la révélation finale de L’Homme des jeux bien fade en comparaison.

Malgré tout ce qu’il a fait, malgré tout ce qu’il est, sa quête de rédemption ne pourra que toucher le lecteur : ne déclare-t-il pas à un point antérieur du récit « Tout ce que j’ai fait pour la Culture ne compense donc pas un peu les mauvaises actions ? ».

Roman le plus ambitieux du cycle sur le plan littéraire, à la puissance dramatique colossale, à la noirceur tout à la fois intimidante et admirable, à l’antihéros d’une ambivalence suprême, L’Usage des armes est le sombre joyau de la Culture, sur certains plans son meilleur livre (même si Excession le dépasse sur le plan du style et du Sense of wonderTrames sur celui du worldbuilding, et que d’autres « tomes » aient aussi de très bons personnages).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de L’épaule d’Orion, de Lutin sur Albedo,

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6 réflexions au sujet de « L’usage des armes – Iain M. Banks »

  1. Apres l’homme des jeux, plaisant bien écrit, celui-ci place La barre très haut. Noir il est vrai mais non dénué d’humour, une des grandes qualités de l’auteur, peu de longueur et une construction particulière et ces indices au départ incompréhensibles qui prennent toute leurs importances au final (autant que les missions du personnage), voilà un cru excellent! À garder et à déguster

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