Les Lions d’Al-Rassan – Guy Gavriel Kay

Une fantasy… sans fantasy, aux trois protagonistes extrêmement vivants et crédibles, et à la technique narrative très habile

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Commençons par le commencement : à quel genre littéraire ce livre appartient-il ? La question est un peu plus épineuse qu’il n’y paraît. C’est classé en fantasy, mais en fait, à part deux lunes dans le ciel et un don de Vision d’un des personnages secondaires, il n’y a aucun élément associé traditionnellement à la fantasy classique. Pas d’elfes, pas de dragons, pas de magie, rien.

En lisant la quatrième et en regardant la carte au début du bouquin, on comprend très vite qu’on est quasiment sur du… roman historique en fait. Plus précisément sur une reconstitution romancée de la Reconquista (= la reconquête par les Chrétiens des deux tiers de l’Espagne moderne conquis et administrés par les Maures sous le nom d’Al-Andalus entre 711 et 1492, un lieu d’apports majeurs à la culture Islamique médiévale, avec par exemple la mosquée de Cordoue, l’Alhambra ou encore la pensée révolutionnaire d’Averroès).

La différence avec un vrai roman historique, c’est que le changement de quelques noms de peuples / religions / villes / pays / civilisations, ainsi que le fait de redessiner vaguement les cartes de l’Europe, fait que l’auteur n’a pas besoin d’avoir la précision universitaire qui rend les romans historiques si compliqués à écrire, du moins si on ne veut pas se faire démolir par les critiques pro et les historiens. Là, il suffit « juste » de préserver l’esprit, l’esthétique, les coutumes et la situation générale de l’époque, et on est bon. Chose que Guy Gavriel Kay a parfaitement réussi à faire.

Au final, ce roman relève de ce que l’on appelle la Fantasy historique (d’une de ses variantes du moins : voir mon article si besoin). En gros, c’est quasiment un roman historique, mais comme les noms et les cartes changent et qu’il peut y avoir quelques éléments surnaturels, ça relève également de la fantasy. Personnellement, je classifierait aussi ça dans la Low Fantasy, c’est-à-dire de la Fantasy sans beaucoup de surnaturel ou d’éléments typiques du genre. Au passage, vous remarquerez que ce type de roman, particulièrement lorsqu’il a en plus les qualités littéraires des Lions, peut servir de très bonne porte d’entrée à une personne désirant découvrir le genre et / ou réfractaire à la Fantasy plus classique.

Un mot sur le contexte donc : il y a trois religions, les Jaddites (traduisez Chrétiens) au nord, ex-propriétaires de l’ensemble de la péninsule d’Espéragne (traduisez l’Espagne) qui se sont fait exproprier à la pointe du cimeterre des 2/3 du territoire par les Asharites (traduisez Musulmans), qui eux-mêmes tolèrent sur leur territoire les Kindaths (traduisez Juifs). Si ces derniers n’ont pas d’Etat à eux, les deux autres sont loin d’être unis (sauf face à l’ennemi infidèle) entre eux, et sont divisés en royaumes ou principautés en rivalité permanente, y compris militaire. Le contexte (réel) de la Reconquista, aussi bien religieux que social, ainsi que les intrigues de cour, sont très bien rendus, très riches de détails qui sonnent vrai. Globalement, l’histoire commence alors que l’état d’équilibre qui existait jusque là entre religions et royaumes rivaux est sur le point de se briser définitivement.

On suit le déroulement de la Grande Histoire de cet univers au travers des yeux et de l’histoire (avec un petit h) de trois personnages, un de chaque culture / religion : Ammar l’Asharite, Rodrigo (traduisez Le Cid) le Jaddite et la belle Jehane, le médecin Kindath. L’immense force de ce roman, outre son excellent contexte, sa très belle écriture, et sa très habile narration (nous allons y revenir), c’est la crédibilité et la force de ces trois personnages, dont les destins vont s’entremêler au travers des années. J’ai rarement vu des personnages aussi profonds, aussi réalistes, aussi vivants, aussi passionnants. Au passage, que ce soit Jehane ou les autres personnages féminins, on ne peut que se satisfaire de la large place laissée aux personnages féminins dans l’intrigue, et plus généralement de la qualité des personnages secondaires, féminins ou masculins.

L’écriture de Kay, en plus d’être prenante, est d’un style très agréable. Son tableau doux-amer, des destins croisés de trois beaux personnages, de la grandeur et de la décadence de peuples, de nations et de civilisations, est magistral et poignant. Il sait aussi exceller dans tous les registres, de l’intrigue politique à l’action et aux batailles, en passant par la romance et l’amitié. A ce sujet, il a brillamment évité l’écueil sur lequel se fracassent bien trop de romanciers de Fantasy (ou de SF) d’ailleurs au sujet de leurs protagonistes féminins, c’est-à-dire soit en faire des damoiselles en détresse tenant plus de la potiche que d’autre chose, soit des furies badass. Jehane est courageuse, une femme à la personnalité forte et indépendante (notamment sur le plan sexuel), ce n’est pas une potiche, mais ce n’est pas pour ça qu’elle va se mettre à tuer de l’orc (pardon, de l’Asharite ou du Jaddite) à tour de bras telle une Arwen ou une Tauriel.

Là où Kay brille vraiment, c’est sur sa technique narrative. Il déploie un art consommé et réellement admirable pour nous inciter à croire certaines choses, alors que la vérité se révélera souvent différente et qu’en allant relire les passages en question, on se dira que ce diable d’homme nous a bien eu. Il nous a habilement conduit à tirer nos propres conclusions hâtives et erronées sans jamais réellement nous induire en erreur : en gros, pas une tournure mensongère, juste suprêmement ambiguë MAIS sans JAMAIS avoir l’air de l’être ! C’est tout simplement le roman de Fantasy le plus habilement construit et rédigé qu’il m’ait été donné de lire, et j’espère en retrouver un jour un autre de ce calibre là. Chapeau bas, l’artiste.

En résumé

Il s’agit quasiment d’un roman historique (à deux éléments surnaturels près), où on change juste les noms et l’aspect des cartes mais où fondamentalement, on raconte, de façon romancée, l’histoire d’une époque ou d’une civilisation terrestre, mais sans s’encombrer de la lourde précision nécessaire aux vrais romans historiques. Les personnages que ce soit les secondaires ou, surtout, les trois protagonistes, sont extrêmement vivants et crédibles. Le style est très prenant, l’histoire très belle et douce-amère, la narration en trompe-l’œil remarquablement habile. Bref, on se fout qu’il n’y ait pas d’elfes et de dragons, c’est complètement recommandable et un des meilleurs romans (de genre ou pas) qu’il m’ait été donné de lire. Et pour terminer, c’est une excellente porte d’entrée pour quelqu’un qui voudrait se mettre à la Fantasy.

Pour aller plus loin

Vous avez apprécié ce livre de Guy Gavriel Kay ? Vous pourriez être intéressé(e) par mon avis sur ses autres ouvrages : Les chevaux célestes, Le fleuve céleste,

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Lutin sur Albedo, de Vert sur Nevertwhere, celle du Tanuki, de Celindanae sur Au pays des Cave Trolls, de l’Ours inculte, d’Aelinel, d’Elhyandra, de Lianne, de Brize,

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18 réflexions sur “Les Lions d’Al-Rassan – Guy Gavriel Kay

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  4. Ping : Comprendre les genres et sous-genres des littératures de l’imaginaire : partie 4 – La Fantasy de demain | Le culte d'Apophis

  5. Merci de m’avoir incitée à lire ce roman. J’ai vraiment adoré et l’ai lu en 2 jours. Il est très prenant, et émouvant à certains moments. J’ai même versé une petite larme (inimaginable!!! 🙂 ).
    Oui, il a un art consommé de la narration et le lecteur se trouve souvent retourné dans ses suppositions, à la limite il en abuse un chouïa. Tu mentionnes le style qui est également un point fort, en revanche, je ne suis pas conquise par la traduction qui alourdit à mon sens certain passage.
    Bref, un gros merci!

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    • Ah ben tu vas peut-être avoir du mal à me croire vu que je suis tout de même à des années-lumière du bisounours (même si certains ont des doutes à ce sujet, m’enfin bon ils ne m’ont jamais croisé IRL, ils auraient évité les remarques désobligeantes et seraient devenus TRÈS polis sinon), mais même moi, j’avais la gorge serrée et la larmichette à l’œil à la fin.

      La traduction est signée Elisabeth Vonarburg, qui est assez contestée par certains. L’Atalante ne s’est d’ailleurs pas resservie de ses trads faites pour la maison Québécoise Alire sur certains livres de Kay (les deux derniers parus en français), et les a faits retraduire indépendamment. Maintenant, celle de ce livre précis n’a, à ma connaissance, pas soulevé de protestation particulièrement virulente.

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      • Non, je te crois pas bisounours! 🙂

        La traduction n’est pas mauvaise, un peu lourde et cela dépend des passages. Elle ne mérite pas de critiques virulentes. Disons que je la trouve « perfectible ». 🙂

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  6. Ping : Les lions d’Al-Rassan de Guy Gavriel Kay – Albédo

  7. Ping : La cinquième saison – N.K Jemisin | Le culte d'Apophis

  8. Ping : The grey bastards – Jonathan French | Le culte d'Apophis

  9. Merci pour la citation 🙂

    Comme Albedo, la tournure de certaines phrases m’a un gêné parfois (mais j’avais eu le même problème dans les chevaux célestes – du coup je ne sais pas si c’est l’écriture de Kay ou la traduction). On s’y fait, mais c’est un peu surprenant au début

    Par contre, pour le reste rien à redire ou presque : tout se tient et se dévore en un clin d’oeil tellement on veut savoir la suite !
    Ok les ficelles sont parfois un peu grosses, mais bon c’est aussi le genre de récit qui veut ça (j’ai trouvé qu’il flottait un parfum de cape et épée par moment)

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  10. Ping : Les lions d’Al-Rassan – Au pays des Cave Trolls

  11. Ping : Les lions d’Al-Rassan de Guy Gavriel Kay | La Bibliothèque d'Aelinel

  12. Ping : « Les lions d’Al-Rassan », Guy Gavriel KAY – Sur mes brizées

  13. Ping : L’œil d’Apophis – Hors-série 3 – Apophis for Atalante | Le culte d'Apophis

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