Généreux et émouvant
Si je vous dis « Ammuin Karhua », ne me répondez pas « À tes souhaits ! » ou « C’est du chinois ! », parce que d’une part, il s’agit du titre d’une nouvelle d’Emmanuel Chastellière, et que d’autre part, c’est en fait du finnois, qui signifie « J’ai tiré sur un ours ». Comme nous l’explique l’auteur sur cette page, il l’a écrite très rapidement dans le sillage du début de la guerre en Ukraine, dans le but de la vendre et de reverser les bénéfices à la Croix-Rouge pour soutenir son action dans ce pays. De fait, il a récolté plus de 1000 euros, une belle somme pour, comme nous allons le voir, un beau texte. Mais si noble que soit l’intention, on sent clairement que l’auteur y a aussi mis toutes ses tripes, que le texte constitue pour lui, comme pour sa protagoniste, une forme de catharsis. Ce qui ne diminue en rien son impact, bien au contraire.
Cette nouvelle s’inscrit dans l’univers de Célestopol et Célestopol 1922, mais peut parfaitement se lire sans les connaître (on songera d’ailleurs au tour de force que constitue le fait de rendre un univers aussi fouillé compréhensible en moins de trente pages tout en introduisant un protagoniste et une intrigue solides et puissants : s’il fallait une preuve des capacités de l’auteur, en voilà une, et une belle !). De fait, elle peut d’ailleurs constituer une excellente porte d’entrée pour qui hésiterait à acquérir ces recueils. Si, en revanche, vous les avez lus, vous capterez des références à des lieux, événements ou personnages connus (à Anastasia, la cousine du Duc, croisée dans la nouvelle Oderint dum metuant de Célestopol).
Intrigue et personnages
Je vais partir du principe que vous connaissez déjà l’univers : si ce n’est pas le cas, l’introduction de ma critique du premier recueil vous apprendra tout ce qu’il y a à savoir sur ses fondamentaux.
L’action se déroule sur quelques jours, en fin mars 1923. Irina est une employée des Galeries Sabline, un des grands magasins de la cité lunaire (un sujet déjà vaguement évoqué par l’auteur dans la nouvelle La Douceur du foyer). Elle tente à tout prix de ne pas se faire remarquer, faisant son travail aussi bien que possible, évitant les motifs de réprimande, les avances de son supérieur, les possibilités de monter en grade. Elle prétend être une immigrante venue de Suède, mais une de ses jeunes collègues, Anna, originaire de Kyiv, pense qu’elle vient plutôt de Finlande, un pays récemment en guerre avec la Russie. Irina traine un lourd passé, et quand Anna tente de lui faire partager sa volonté de restaurer une église abandonnée du fait de l’interdit religieux décrété par le Duc (pour marquer, comme sur tout, sa contradiction par rapport à son impératrice de mère), on sent qu’elle touche ici, chez l’exilée, quelque chose de très profond. Elle ne s’imagine pas à quel point…
Analyse et ressenti
Trois choses frappent la lectrice ou le lecteur dans ce texte : son efficacité, comme nous l’avons vu (dans sa façon de présenter tout un univers, un personnage inédit et une intrigue intéressante en moins de trente pages), sa puissance émotionnelle (le dernier quart est exceptionnel, sans exagérer), et peut-être surtout sa subtilité. Subtilité dans la façon de lier des événements historiques réels (et non, ce ne sont pas forcément ceux que vous croyez) et une intrigue / un contexte imaginaire. Subtilité dans la façon de dénoncer la guerre, ses conséquences, les blessures physiques et surtout mentales qu’elle laisse, sans stigmatiser : après tout, Irina se réfugie bien dans une cité russe (certes « rebelle »), non ? Subtilité dans le traitement qui, d’ailleurs, est une marque de fabrique de Chastellière, et qui le distingue de la très grande majorité des autres autrices et auteurs français de SFFF, ce qui explique d’ailleurs pourquoi, entre autres facteurs, j’apprécie tout particulièrement une bonne partie de son œuvre. Subtilité, enfin, dans la façon de canaliser l’émotion de l’écrivain tout comme celle du personnage pour sublimer ce qui aurait pu être un pathos puéril ou balourd et en faire une œuvre digne d’attention. Une plongée brutale mais profondément humaine dans la guerre, l’exil, le deuil, la catharsis. Peut-être même le chef-d’œuvre d’Emmanuel Chastellière, chacun en jugera selon ses propres critères.
Le texte monte en puissance assez progressivement (ce qui peut paraître paradoxal vu sa trentaine de pages, mais reflète pourtant bien sa réalité), mais offre un dernier quart particulièrement poignant, vif et réussi. On n’achètera donc pas seulement Ammuin Karhua pour faire une bonne action (clic), mais parce que c’est une excellente nouvelle, tout simplement. Et, effectivement, une excellente porte d’entrée dans son univers slave, lunaire, weird / steampunk et uchronique, abordable financièrement si vous hésitiez à investir dans les deux recueils où il est développé. Enfin, si après avoir lu les deux recueils, vous étiez « en manque », ce texte vous permettrait de patienter en attendant une éventuelle suite, tout en découvrant / précisant de nouveaux pans de cet univers (le rapport de la cité à la religion, principalement).
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cette nouvelle, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Célinedanaé, celle de Zoé prend la plume, de Baroona, de Yuyine, de Yogo le Maki,
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Décidément, cette cité de Célestopol est fascinante. Je n’ai pas encore lu cette nouvelle, mais je vais tenter d’y remédier.
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Elle est en effet si fascinante qu’elle figurera dans le prochain épisode de la série d’articles « X sagas de SFFF à lire pour… l’univers » 😉
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Pourquoi pas ? Ce serait une bonne idée. 😉
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Mais que voilà une merveilleuse nouvelle !
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Merci beaucoup pour ta curiosité !
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J’espère vraiment que l’on pourra retourner un jour sur Célestopol.
C’est un univers formidable, mon préféré créé par Emmanuel. Je verrai bien un recueil de novella s’y dérouler.
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Novella ? Moi je dis : un UHL Célestopol !
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Excellente idée 🙂
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A mon avis, tout projet Célestopol, hors projet de ce genre, doit passer par HSN d’abord. 🙂 Et puis je n’oserai pas proposer une novella à UHL, je pense !
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Ah c’est sûr que le camarade Girard est impitoyable sur le plan de la correction éditoriale. J’ai ouï dire qu’un auteur français confirmé lui avait proposé une novella, et que le Girard était parti d’un rire maléfique avant de jeter le manuscrit et son auteur dans un lac de sang impur.
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Voilà qui ne va faire que renforcer mes craintes. ^^
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