Ammonite – Nicola Griffith

Le Guin, Bradley, Russ et Herbert écrivent à huit mains un roman !

Nicola Griffith est une autrice anglaise vivant aux USA, dont Ammonite, publié en 1993, était le premier roman, couronné par le prix James Tiptree Jr et un Lambda Literary Award (récompense célébrant le meilleur de la littérature LGBT ; elle en recevra… cinq autres !). Elle en écrira six de plus (et un septième est attendu en 2022), dont un en partie autobiographique, et recevra aussi un prix Nebula et un World Fantasy award (excusez du peu !). Sa bibliographie couvre un vaste éventail de genres, de la SF, pour le livre dont nous allons parler aujourd’hui, au polar (dont deux, mettant en scène le même personnage, ont été traduits par Calmann-Lévy en 2003 et 2005), en passant par des œuvres au carrefour du roman Historique et de la Fantasy.

1993 est aussi l’année de sortie du Saison de gloire de David Brin, un roman qui partage avec Ammonite certains points communs (dont le fait de s’être inspiré -j’y reviendrai- d’Ursula Le Guin), notamment le fait de présenter une société dominée par les femmes, qui ont accès à un mode de reproduction alternatif et sont visitées par un Envoyé venu d’ailleurs. Pourtant, malgré certaines ressemblances, chacun des deux est fort là où l’autre est soit faible, soit beaucoup moins convaincant ou détaillé : Brin est beaucoup plus pertinent que Griffith sur le plan du background (et de la solidité scientifique), tandis qu’elle est nettement plus convaincante sur celui des personnages et de l’intrigue. On se dit qu’un livre du même genre qui arriverait à combiner les forces des deux serait une œuvre digne de figurer au panthéon de la SF ! Et d’ailleurs, en parlant de ça, si vous en êtes encore à découvrir les grands classiques du genre et qu’après avoir lu La main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin (qui ressort en édition collector chez Ailleurs & Demain le 7 octobre 2021), vous cherchez une œuvre similaire, Ammonite est un très bon candidat (à condition de lire l’anglais, vu qu’il n’a jamais été traduit…).

Pour ma part, je ne le qualifierai pas de (roman) culte d’Apophis, car il y a (entre autres ; voir plus loin) trop d’emprunts à d’autres écrivains à mon goût. Toutefois, cela a été une lecture à la fois intéressante et agréable, que je ne regrette pas.

Univers

Il y a plusieurs siècles, le monde nommé Grenchstom Planet, ou GP, familièrement (et phonétiquement) appelé « Jeep », a été colonisé (sans doute involontairement, à la suite d’un atterrissage non désiré) par des humains. Ils ont découvert que la planète est affectée par un virus (omniprésent et utilisant tous les modes de transmission imaginables) qui tue 100 % des hommes et 20% des femmes. Les survivantes forment donc une société exclusivement féminine, qui a oublié ses origines extra-terres… jeepiennes et est retombée à un niveau technologique très bas (amérindiens / peuples de la steppe, le métal en moins).

Cinq ans avant le début d’Ammonite, la Compagnie (avec un grand « C », comme dans l’univers d’Alien) a redécouvert Jeep, et se l’est appropriée. Elle a découvert elle aussi, à la dure, les effets du virus. Alors que sa base, Port Central, est prévue pour fonctionner avec 1000 personnes, elle se retrouve avec seulement un tiers des bras dont elle a besoin, les femmes qui ont survécu. Vu la catastrophe que constituerait une pandémie interstellaire du virus Jeep, la planète est mise en quarantaine. On ne peut y descendre que par une seule station spatiale, Estrade, où des protocoles sanitaires draconiens sont appliqués. Une fois que vous avez quitté la zone saine (ou si vous faites partie des très rares personnes autorisées à revenir de Jeep), vous ne pouvez y entrer à nouveau qu’après un protocole de décontamination… radical, dirons-nous (en gros, on vous débarrasse de votre flore intestinale, de la couche superficielle de votre peau, de votre sang, etc, avant de vous en fournir de nouveaux exemplaires sains). Et puis bien sûr, il y a des rumeurs sur ces fameux « décontaminés » : certains disent qu’en fait, on ne les revoit jamais…

Au cas où les choses partiraient en vrille, un croiseur militaire de la Compagnie, le Sula… pardon, le Kurst, est présent dans le système. La rumeur dit qu’au minimum, il aurait, en pareil cas, l’ordre de faire sauter Estrade… et peut-être plus que ça en surface !

Intrigue et personnages

Après 18 mois de voyage (d’où : soit Jeep est très loin dans l’espace colonisé, soit la propulsion supraluminique est très lente, comme dans l’univers Alien, encore une fois), Marghe arrive sur la station Estrade avec la position d’observateur indépendant des SEC (Settlement & Education Councils). Elle a un passé compliqué avec la Compagnie et la SEC, mais a accepté de travailler à nouveau pour eux quand ils lui ont proposé de descendre à la surface de Jeep. En effet, c’est pour elle le couronnement de sa carrière d’anthropologue (étudier une société comptant près d’un million de femmes, coupées de la civilisation depuis peut-être 2, 3, voire 4 siècles), et pour eux l’occasion de tester un vaccin expérimental, le Pfiz… le FN-17, et surtout de comprendre comment les indigènes peuvent se reproduire sans hommes (et d’en savoir plus sur le virus en général : pour ce que la Compagnie en sait, cela pourrait être une arme). Sa mission est cependant limitée à six mois, en raison de la toxicité des adjuvants utilisés pour le produit. Elle pense qu’un site situé loin au nord pourrait être le point d’atterrissage du vaisseau colonisateur. Celle qui aurait dû être son assistante a d’ailleurs disparu dans cette région en tentant de résoudre la même énigme.

Vu qu’elle n’a que six mois pour accomplir sa mission, elle commence son expédition alors que winter is coming, selon l’expression désormais consacrée, ce qui se révélera être une grosse erreur. Elle est en effet capturée par une tribu indigène bien moins sympathique que les autres et traitée guère mieux qu’un animal. Elle bravera la mort en tentant de s’échapper et, plus tard, devra faire un choix quand ses réserves de vaccin s’épuiseront. Et ses péripéties changeront à jamais à la fois sa vie (et lui permettront d’accomplir sa catharsis, alors que jusque là, elle n’arrivait pas à faire le deuil de sa mère récemment décédée), celle des indigènes et celle des employés de la Compagnie présents au sol, et peut-être sur le point de devoir y rester à jamais quand un message crucial est mal interprété ! Et elle découvrira les particularités de la culture « indigène » de Jeep, notamment la façon exacte dont ces femmes peuvent avoir des enfants, revivre les souvenirs de leurs ancêtres et autres facultés étonnantes, tout en faisant face à un phénomène inédit qui prend sa source dans un tabou transgressé : une croisade !

Ressemblances et inspirations

Rien qu’avec ce que je viens de vous expliquer, normalement, si vous avez un minimum de culture SF, vous devriez voir les évidentes ressemblances avec La main gauche de la nuit d’Ursula Le Guin (l’envoyé d’une civilisation humaine étrangère qui découvre les particularités culturelles et au niveau de la reproduction de la société locale, le tout généreusement agrémenté, si j’ose dire, de neige et de froid), avec le cycle de Ténébreuse de Marion Zimmer Bradley (colonisation involontaire, culture retombée à un stade primitif, particularité de la biosphère locale qui confère des « pouvoirs » aux humains, promptitude d’une partie de l’environnement local à prendre feu, et j’en passe) et avec Dune de Frank Herbert (contrôle accru de la reproduction, mémoire génétique, Abomination -avec un grand A- créée quand un tabou n’est pas respecté, croisade religieuse).

La préface cite également la nouvelle Quand ça change de Joanna Russ (qui se déroule sur une planète où tous les hommes ont disparu à cause d’une épidémie il y a des générations et dont la société est bouleversée par l’arrivée d’astronautes terriens), une nouvelle à laquelle je me permettrais personnellement d’ajouter le roman L’autre moitié de l’homme de l’autrice (qui met en jeu différents mondes parallèles uchroniques, dont un où les hommes ont aussi disparu il y a huit siècles à cause d’un virus s’attaquant spécifiquement au genre masculin).

Mais, outre Saison de gloire de David Brin que je citais en introduction, il y a aussi des convergences avec d’autres livres, comme BIOS de Robert Charles Wilson (en beaucoup moins noir) ou encore la trilogie Helliconia, la station Estrade ayant un vague côté Avernus (l’œil dans le ciel qui surveille les mouvements des indigènes).

Toutefois, si je devais résumer ce roman à une de ses influences, c’est celle de Le Guin qui s’imposerait pour le style (lent, ou plutôt posé) et les personnages (du moins certains, comme Thenike), étrangement sereins, plutôt celle de Marion Zimmer Bradley pour l’univers et celle de Frank Herbert pour le côté génétique de la chose.

Mon avis : oui, mais…

Alors sur le plan Ethno SF (découverte d’une société, sur une planète extrasolaire, aux fondamentaux totalement autres), celui des personnages (Marghe et Thenike, avant tout), de la narration, de la nuance (la société décrite par Griffith est sans doute plus subtile que celles imaginées par certaines de ses inspiratrices, ni utopique, ni dystopique non plus), des questionnements sur le genre et ce que donnerait une société exclusivement féminine, sur les thématiques de la catharsis et du changement (qui n’est ni bon, ni mauvais, juste… différent) et sur celui de l’étranger qui accepte de devenir un indigène (et là, ça veut carrément dire laisser entrer le virus en lui !) ou de la femme qui accepte de s’ouvrir aux autres, de les traiter comme des amis et pas des sujets d’étude, de ne plus se réduire à un travail mais être à nouveau une personne, c’est clairement un bon roman. Mais

Mais le rythme n’est pas toujours bien géré et les différentes parties du roman ne se valent pas : la descente sur Jeep est très intéressante, puis le séjour de Marghe chez les Echraidhe est poussif, avant que le point de vue de Danner et la découverte d’Olfoss puis de la côte ne fassent franchement remonter l’intérêt.

Mais s’il y a des explications scientifiques sur les « pouvoirs » donnés par le virus, elles ne m’ont pas parues franchement convaincantes (sans compter que la majorité arrivent vraiment à la toute fin du bouquin), enfin quand l’autrice ne mélange pas la forme d’un globule rouge et d’une molécule d’hémoglobine, hein (ne jamais être impressionné par un vocabulaire scientifique ronflant : encore faut-il connaître le sens des mots que l’on emploie !). Sur ce plan, on est à peine au-dessus de la Soft SF de Frank Herbert, et très, très loin de ce qu’à proposé David Brin dans Saison de gloire. Sans parler d’une Hard SF centrée sur la génétique (*ahem* Greg Bear *hum*).

Mais eh bien justement, le fait que tout cela soit un mélange (certes bien fait, certes très plaisant) de choses vues (et en mieux) ailleurs est tout de même un problème.

Mais si la fin clôt bien tous les arcs narratifs, elle pose aussi la question du devenir de Jeep à l’échelle d’au moins une génération, voire plus loin, sans compter que l’autrice sous-entend des choses au sujet du passé de ce monde qu’on aurait vraiment aimé voir explorées. Une suite paraissait évidente (ne serait-ce que pour faire un peu plus sa Marion Zimmer Bradley, hein), pour ne pas dire indispensable, mais elle n’a, à ma connaissance, jamais été écrite !

Bref, une très bonne ethno-SF, quelque part entre Le Guin, Bradley, Russ et Herbert, pas un chef-d’œuvre mais une lecture fort agréable et qui fait réfléchir sur d’autres modèles de société, tout de même. Et c’est déjà pas mal !

Niveau d’anglais : moyen.

Probabilité de traduction : à moins que toutes les maisons françaises soient passées à côté à l’époque, ou que son classement LGBT-friendly soit plus attractif pour nos éditeurs aujourd’hui qu’en 1993, je vois mal un bouquin qui a pratiquement trente ans être soudainement traduit. Oui, on connaît des exemples, mais à moins que quelqu’un veuille son ersatz de La Main gauche de la nuit, je n’y crois guère. Mais je serais ravi d’être démenti, et que plus de monde puisse découvrir un roman à l’atmosphère fort agréable (la plupart du temps) et aux héroïnes attachantes !

***

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4 réflexions sur “Ammonite – Nicola Griffith

  1. Et bien, pour une fois, je ne suis pas tentée. IL y a un truc dans l’histoire qui ne me parle pas, ou sans doute trop. Je ne saurais pas exactement dire pourquoi.
    Pourtant, je sens que malgré quelques petites réserves, ici et là, tu as vraiment apprécié le bouquin.
    Tant pis! et tant mieux, j’ai encore beaucoup de retard.

    Aimé par 1 personne

    • Ah oui, j’ai beaucoup aimé l’atmosphère, le style « à la Le Guin », la façon de régler les conflits et de conclure des pactes dans cette société, etc. Je n’en ferai pas mon livre de chevet, je ne sais pas si je le relirai, mais c’est très loin d’être ma lecture la plus désagréable ces derniers temps 😉
      (et puis c’est permis de ne pas être tentée, hein ^^).

      Aimé par 1 personne

  2. J’aime beaucoup, comme tout ce que j’ai lu de l’autrice, notamment Slow River et Hild). Je l’avais repéré, et envisagé dans mon programme de parution à l’époque où j’étais dans la boucle pour reprendre l’imaginaire chez Fleuve Noir & Pocket, vers 1999 (long story).

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