Pilums et astronefs
Une version modifiée de cette critique est parue dans le numéro 98 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.
Le cycle de Linn est considéré comme une des œuvres importantes de van Vogt, même s’il n’atteint pas tout à fait l’aura de ses livres ou cycles les plus fameux. Il comprend deux tomes, qui ne sont pas des romans écrits d’une traite mais des fix-ups, composés de nouvelles auparavant parues dans le magazine Astounding Science Fiction. L’empire de l’atome est ainsi formé de cinq nouvelles publiées de mai 1946 à décembre 1947, tandis que Le sorcier de Linn a été publié sous forme d’épisodes entre avril et juin 1950. L’œuvre de van Vogt comprend de très nombreux autres fix-ups, mais la différence avec, par exemple, La guerre contre le Rull ou Quête sans fin est qu’ici, les « coutures » se voient très peu, et que l’ensemble donne une impression de cohérence qu’on ne retrouve pas dans les ouvrages précités.
Avant d’analyser le contenu de ces deux romans, on ne peut qu’être frappé par les similitudes avec le cycle de Fondation d’Isaac Asimov, dont les premiers romans sont également des fix-ups composés de nouvelles publiées dans Astounding dans les années quarante : dans les deux cas, l’empire romain sert de source d’inspiration (sa chute chez Asimov, sa structure et ses dirigeants pour van Vogt : on remarquera que ce cycle est à la fois Asimovien et anti-Asimovien, puisqu’ici, la pseudo-Rome n’est pas associée à la fin de la civilisation mais à sa renaissance), la science se pare des atours de la religion, et un mutant, ainsi que les pouvoirs psychiques, ont un rôle important à jouer dans l’intrigue. Des critiques comme James Blish et Damon Knight ont aussi relevé que cette dernière, ainsi que les personnages, présentaient de nettes ressemblances avec ceux de Moi, Claude, les mémoires imaginaires de l’empereur romain du même nom, publiées en anglais en 1934 par Robert Graves. Ainsi, chaque personnage de Graves a sa contrepartie chez van Vogt : Medron Linn est l’empereur Auguste, Lydia est Livie, et le protagoniste, Clane, correspond à Claude. On trouve également de très nets équivalents de Tibère, de Caligula, etc, et les événements comme le comportement des personnages sont conformes au récit de Graves, lui-même en partie issu de l’Histoire bien réelle et en partie romancé.
Dans L’empire de l’atome, nous découvrons une Terre de l’an 12000, huit mille ans après une guerre nucléaire. Certaines zones restent mortellement radioactives, mais contiennent de précieuses reliques technologiques des Anciens et autres indices sur ce qu’était l’ancien monde. La société, de très nette structure romaine, est dominée par la dynastie Linn, dont le dernier chef, Medron, a amené une explosion démographique sans précédent, puisque la population a doublé en un demi-siècle, atteignant désormais le chiffre colossal de 60 millions d’habitants… pour toute la planète. Ce qui reste de science et de technologie se pare des atours de la religion, celle des quatre dieux de l’atome, Plutonium, Uranium, Radium et Icks. On remarquera, au passage, que le pouvoir politique jugé démesuré du clergé, issu de son emprise sur des fidèles hautement influençables, exerce une forte pression sur l’État en plein(re)développement, contrecarrée via la guerre de conquête (sur Mars et Vénus) visant à unifier le Système Solaire, conflit qui soustrait à l’influence du Temple des centaines de milliers de soldats en leur donnant une autre philosophie.
Le dernier-né de la dynastie, et petit-fils de l’Empereur, nommé Clane, est un « enfant des dieux », un mutant physiquement déformé à cause des radiations émanant d’un des temples. Parce qu’il est de sang royal, et parce qu’il est pris sous son aile par de hauts dignitaires religieux et autres lettrés, il va non seulement se voir en grande partie épargné par l’ostracisme et les bastonnades qui forment le quotidien des mutants (quand on les laisse survivre…), mais bien plus que cela, il va être le seul d’entre eux à recevoir une éducation scientifique et politique. Et le jeune Clane va se révéler prodigieusement doué dans ces deux domaines, refusant d’exercer le pouvoir en pleine lumière, même quand il lui tend les bras, mais préférant, en coulisses (et malgré l’hostilité pouvant prendre un tour meurtrier de certains membres de sa propre famille ou d’autres ennemis politiques), protéger l’empire, puis la race humaine, contre tout péril, qu’il soit interne ou, dans la fin du premier roman ou tout le second, venu des confins barbares du Système Solaire ou de bien plus loin encore. Le sorcier de Linn montre d’ailleurs une longue odyssée interstellaire qui élargit beaucoup le cadre de l’action. Mais, pour Clane, le plus grand péril, c’est la tendance aux petites manigances des membres de la dynastie dont il fait partie, toujours occupés à intriguer alors que, littéralement, le palais brûle. Il a l’intrigue en horreur, même si (et ce n’est pas la moindre des contradictions de ce cycle), il la pratique pourtant volontiers quand cela sert ses intérêts. Et il devra défendre l’empire à la fois contre ses propres dirigeants, leur rapacité, voire leur folie, mais aussi contre les autres périls qui le menacent, qu’ils soient internes (révolte d’esclaves, influence trop grande de la religion, des intérêts financiers et bancaires, etc) ou externes (peuples rebelles de Mars ou de Vénus, puis invasion de barbares venus du satellite galiléen Europe, voire de beaucoup plus loin). La fin de L’empire de l’atome ménage un beau coup de théâtre et éclaire d’un jour nouveau les origines de la guerre nucléaire qui a anéanti notre civilisation pour donner celle de Linn : le cycle est certes post-apocalyptique, mais pas de la manière dont le lecteur se l’était (logiquement) imaginé jusque là.
Le cycle est intéressant, le protagoniste fascinant, sa façon de régler toutes les crises traversées par l’empire malgré l’opposition de tout le monde (du peuple qui méprise les mutants à sa propre dynastie en passant par d’anciens ennemis qui ont donné leur parole de se tenir tranquilles mais ne la tiennent pas toujours) passionnante, et l’amateur d’Histoire (ou de Robert Graves) s’amusera à établir les correspondances qui s’imposent entre les personnages de van Vogt et leurs contreparties réelles ou fictionnelles chez Graves. Même si le propos a vieilli, les connaissances en matière de planétologie disponibles dans les années quarante étant maigres ou ayant été invalidées depuis (van Vogt décrit une Mars dotée de canaux et d’une atmosphère respirable, et une Vénus aux onze continents séparés par des océans), la qualité de la traduction fait que le lecteur moderne, surtout s’il est sensible à la prose Asimovienne, voire Moorcockienne (période Hawkmoon), peut tout à fait prendre un sincère plaisir à la lecture de ce cycle.
À une condition préalable et indispensable, cependant : en effet, suite à certaines limitations technologiques ou interdits religieux (dont la cohérence est d’ailleurs lourdement mise en cause par la révélation de la fin de L’empire de l’atome), les soldats et vaisseaux de l’empire ne disposent pas d’armes à distance autres… que des arcs. Pas d’armes à feu ou à énergie, pas de canons, de missiles et autres lasers. Ce qui conduit donc à une ambiance très étrange, dans laquelle des pseudos-romains du lointain futur débarquent sur Mars ou Vénus le glaive ou la lance à la main, en faisant sortir des chevaux d’astronefs interplanétaires, qui, eux-mêmes, quand ils se battent, le font en s’éperonnant, tels des galères antiques, ou s’attaquent aux troupes au sol à coups de flèches tirées par des archers embarqués ! Inutile, donc, de dire qu’il faudra une certaine suspension d’incrédulité, pour ne pas dire une suspension d’incrédulité certaine, et / ou une affinité avec la Science Fantasy au lecteur moderne pour passer outre pareille étrangeté. Pourtant, si votre serviteur, qui a peu de goût pour ce type de mélange, a pu passer outre, potentiellement, n’importe qui peut le faire. Signalons que dans Le sorcier de Linn, les choses deviennent plus orthodoxes, plus conformes à ce que l’on attend d’une Science Fiction, même si c’est, cette fois, l’inclusion de pouvoirs psychiques qui pourra poser problème à certains types de lecteurs.
Et ce n’est qu’un des paradoxes de ce cycle : Clane méprise la ruse, l’intrigue, mais y recourt pourtant si besoin, il rejette la théorie de l’homme providentiel, pourtant tout dans le récit le désigne comme tel ; et ce ne sont là que deux exemples de contradictions d’un héros (d’un auteur?) pétri de paradoxes.
Tout compte fait, et même si le Cycle de Linn ne bénéficie pas de l’aura de certains autres romans de van Vogt, il se révèle pourtant plus agréable à lire que nombre d’entre eux (et son côté fix-up se voit moins, ceci expliquant peut-être en partie cela), ce qui justifie éventuellement aussi le fait, d’ailleurs, qu’il ait été plus récemment ou régulièrement réédité qu’eux. L’histoire de cet être que tout condamnait à l’anonymat, qui exerce, par un sens aigu de la frugalitas, un des sept fondements du mos majorum si cher aux romains, le pouvoir en coulisses sans le revendiquer officiellement (alors qu’il lui suffirait de tendre la main pour s’en saisir tel un fruit mûr), et qui est le dernier politicien décent dans une ère d’intrigues machiavéliques sordides, est en effet tout à fait digne de lecture, voire d’éloges. Et on se dit que certes, il ressemble à Claude, mais que finalement, il a tout de Cincinnatus.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur cet ouvrage, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Soleil Vert,
***
N’existe pas en numérique, dommage !
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En effet, c’est dommage.
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Intriguant!
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Ah ! J’étais certain que la partie (pseudo-)historique de la chose t’intéresserait, je ne m’étais pas trompé !
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😉
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J’avais lu ce récit ado et je l’ai relu dans sa version intégrale chez Mnémos (je crois que je l’ai chroniqué sur le blog). Avec à la poursuite des slans c’est mon préféré de l’auteur. Il y a des défauts comme tu le mentionnes mais je trouve que ça se lit très bien et qu’il y a un coté « divertissement » sympathique 🙂
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Eh bien écoute, j’ai lu trois romans / cycles de van Vogt pour le dossier Bifrost qui a été consacré à l’auteur (les critiques des deux autres seront publiées sur le Culte courant Mai), et des trois, c’est celui qui m’a le plus plu (et de loin) 😉
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