Une singularité (^^) en matière de Hard SF
Wil McCarthy est un auteur américain de Hard SF, également entrepreneur et ingénieur (il a fondé une société opérant dans le domaine de l’énergie solaire) et chroniqueur pour divers magazines (de SF ou pas) et SyFy Channel. Collapsium est à la fois son seul texte traduit en français et le premier tome d’une tétralogie appelée The queendom of Sol (signalons que les tomes 1 + 2 sont disponibles en un volume unique appelé The monarchs of Sol). Ce roman est formé de trois parties, en fait trois novellas, dont la première avait été publiée auparavant sous le titre Once upon a matter crushed. Les deux autres forment la suite de ce premier texte, reprennent les mêmes personnages, le même univers, poursuivent et mènent à terme une meta-intrigue, ce qui fait que Collapsium peut tout à fait s’envisager comme un one-shot (de toute façon les tomes 2-4 n’ayant pas été traduits, si vous ne lisez pas en anglais, vous n’aurez pas le choix). Signalons, pour être complet, que ce roman sera réédité en VO en avril 2020 par Baen dans une édition particulièrement esthétique (ce qui n’était d’ailleurs absolument pas le cas des éditions anglo-saxonnes précédentes, qui proposaient des couvertures allant de l’immonde au parfaitement banal), dont la couverture est reproduite plus bas dans cet article.
Si l’ouvrage a été bien accueilli outre-Atlantique, il a en revanche été descendu par la critique française, qui l’a, je pense, analysé selon le mauvais angle. Même si je ne peux pas lui en vouloir : j’ai failli me faire avoir moi aussi. Jusqu’à ce que sur la fin, je comprenne que j’avais pris ce roman par le mauvais bout : en effet, il ne faut pas y voir une Hard SF « classique » (à la Egan, Baxter, etc) et encore moins un New Space Opera extrêmement solide sur le plan scientifique mais très faible sur le plan littéraire, car l’intention de l’auteur était en fait d’écrire un Space Opera (et non pas un New Space Opera) « à l’ancienne », dans l’esprit de ceux de l’Âge d’or, des Pulps, dont certains textes (mais pas tous, très loin de là) atteignaient déjà un niveau de réalisme scientifique très élevé (c’est ce que je vous expliquais il y a… oh, plus que ça, dans ma critique de L’empereur de l’espace). Une fois qu’on analyse le roman sous ce prisme là, tout s’éclaire : ce qui paraissait être des insuffisances devient logique dans le cadre des codes du Space Opera d’aventure pré-années Soixante. De fait, si vous faites partie de ceux qui regardent la SF populaire de haut, passez votre chemin, et ce même si vous êtes amateur de Hard SF et que sur ce strict plan là, ce livre est du très, très, très lourd, comme nous allons bientôt le voir. Même dans le cadre de ce sous-genre, dont les adeptes vous diront que les personnages et l’intrigue y comptent bien moins que dans d’autres pans de la SFFF et peuvent tout à fait s’effacer devant les développements scientifiques et science-fictifs, la psychologie des protagonistes et la solidité des rebondissements de Collapsium vous paraîtront extrêmement faibles si vous ne l’envisagez pas uniquement sous un angle que je qualifierais de néo-Pulp.
Remarque préliminaire – Les annexes
A la fin du livre, on trouve vingt-cinq pages d’annexes, comprenant un glossaire, un véritable « making of » scientifique (avec des équations !) des concepts utilisés pour la construction de l’univers ou de l’intrigue, ainsi, tenez-vous bien, que certains passages visiblement considérés par l’auteur comme trop techniques pour être insérés dans le texte principal et que, donc, vous pouvez choisir de lire… ou pas. Je ne saurais trop vous conseiller de lire ces annexes avant le texte principal, notamment pour mieux saisir ce que représentent le Collpasium et la matière programmable (la « Pierre de puits »). On saluera l’initiative de l’auteur, vu qu’en matière de Hard SF, il n’y a guère eu que Peter Watts ou Robert Forward pour faire mieux en matière de telles annexes explicatives.
Univers, personnages
Vingt-cinquième siècle. L’humanité a colonisé le Système Solaire, et atteint un niveau de technologie extrêmement élevé : elle maîtrise la téléportation (le « Fax »), peut créer du Neutronium (matière hyper-dense qu’on retrouve dans les étoiles à neutrons) et surtout de la matière programmable, la Pierre de puits. Rien à voir avec la matière dont la forme est reconfigurable grâce à l’inclusion de nanomachines, un système à mémoire de forme, l’application de champs divers, etc, tel qu’on en trouve dans d’autres univers de SF : ici, une matrice de silicium permet de créer des Points quantiques permettant à cette matière de simuler à volonté les propriétés physico-chimiques (la plupart, du moins) de tous les éléments du tableau périodique connus. Dans le domaine médical, le Fax permet de soigner toute blessure, maladie ou mutilation, de créer des doubles de soi à volonté (ou de fusionner ses souvenirs avec eux) et de fait, les gens sont virtuellement immortels (même si vous ou un de vos double mourrez effectivement, il reste toujours la possibilité de vous ramener à la vie à partir des mémoires du Fax). Appareil qui, par ailleurs, peut synthétiser ou recycler n’importe quoi, question de réserves d’énergie, d’atomes et de plans en mémoire. Pratique pour créer instantanément des armes, des appareils, des robots, etc.
Le protagoniste du roman, Bruno de Towaji, a, lui, créé le Collapsium, une matière formée d’un cristal… de trous noirs de la taille d’un proton (ce qui l’a rendu richissime : il peut se permettre de donner cent milliards de dollars à un gala de charité consacré à la terraformation de Vénus comme vous signeriez un chèque de cent euros). Il a en effet réussi à augmenter la masse de ces derniers à hauteur d’un milliard de tonnes. Cette matière miraculeuse, semi-stable (ce qui signifie que lesdits trous ne vont pas cannibaliser la matière qui les entoure), permet des miracles d’ingénierie : par exemple, il a pu se construire sa micro-planète privée, de quelques centaines de mètres de diamètre et dotée d’une atmosphère épaisse de quelques mètres, dans la Ceinture de Kuiper, car grâce au Collapsium, il a pu la doter d’une gravité terrestre et d’un micro-soleil pour l’éclairer et la réchauffer. Depuis cette base, où il vit en reclus, il consacre tout ses efforts à tenter d’explorer l’arc de fin, qui lui permettra de contempler la fin des temps (excusez du peu !).
Le seul obstacle que rencontre encore cette Humanité extrêmement avancée est la vitesse de la lumière, qui limite la célérité des téléportations et autres télécommunications. Mais justement, le rival en matière de sciences ou en matière amoureuse de Bruno, Marlon Sykes, est en train d’utiliser le Collapsium pour bâtir autour du Soleil un « Anneau Collapsial », devant créer un « Supervide de Casimir » où la lumière pourra se déplacer à trois milliards de fois sa vitesse habituelle. De quoi révolutionner la vie des quarante milliards d’habitants du Reinaume, et… oui, du Reinaume, comme dans Reine + Royaume. En effet, l’auteur postule que le cerveau humain est génétiquement configuré pour la monarchie, la hiérarchie, la vénération et admiration d’individus particuliers (on peut aussi expliquer ça comme un mécanisme de stabilisation, à l’échelle d’une société, devant de violents et rapides changements de paradigme technologique, entraînant des changements sociaux radicaux en parallèle : quand vous êtes stressé et angoissé, vous avez tendance à revenir aux fondamentaux, à vos charentaises). Et donc, l’Humanité est dirigée par la dernière authentique monarque sur Terre, la reine des… Tonga (et donc de Toutes Choses), Tam (non, pas celle de Signé Cat’s Eyes !).
Intrigue, structure
Alors qu’il vit depuis une dizaine d’années comme un reclus (il laisse même intentionnellement son Fax -ses fonctions de téléportation, du moins- hors-service), Bruno reçoit une royale visite, qui lui révèle l’existence du projet de l’Anneau Collapsial, et surtout le fait qu’alors qu’il n’est pas achevé, il a eu un accident et se dirige droit vers le Soleil, ce qui, bien entendu, aurait 2-3 conséquences néfastes sur la vie dans le Système Solaire (les trous noirs qui forment le Collapsium ne sont que semi-stables, hein…). Bruno va donc une première fois sauver le monde. C’est la première novella (une centaine de pages).
Dans la seconde (à nouveau une centaine de pages, et quelques décennies plus tard), l’Anneau Collapsial est encore une fois en danger, mais cette fois, on comprend que ce n’est peut-être pas accidentel. Et une nouvelle fois, Bruno sauve le monde. Notez que l’auteur explique de façon très efficace les fondamentaux de son univers au début de cette partie du texte, ce qui a fait dire à certains que ces « redites » étaient inutiles et désagréables. Pour ma part, elles ont permis de clarifier certaines choses encore plus efficacement que les annexes, et elles ont, à mon sens, l’utilité de permettre de lire ces textes, certes liés entre eux, éventuellement de manière indépendante ou avec un intervalle de temps conséquent entre la lecture de deux d’entre eux.
Dans la troisième partie / novella (la plus longue : presque 200 pages, et qui se déroule quelques années après la précédente), une énorme catastrophe s’abat sur le Reinaume, encore une fois liée à l’Anneau Collapsial. Sauf que cette fois, l’identité du saboteur se dévoile. Et devinez qui va sauver le monde ?
Analyse(s)
Sur le strict plan scientifique et science-fictif, c’est du très, très lourd : outre les prodiges dans le domaine des matériaux artificiels ou créés industriellement (Neutronium synthétique, matière programmable, cristal de trous noirs miniatures), outre les exploits en matière d’ingénierie (comme cette mini-planète et ce micro-soleil artificiels, cet anneau de Collapsium qui fait le tour du Soleil), ce roman montre aussi l’invention d’un « bouclier » masquant le vaisseau à l’inertie, celle d’un supervide où la transmission supraluminique est possible, et peut-être surtout toutes les utilisations possibles de la technologie de téléportation pour faire bien d’autres choses que simplement transporter les gens d’un point A à un point B (ainsi, bien entendu, que les conséquences sociales de ces procédés, notamment l’immortalité induite). Dans le domaine de la téléportation, c’est tout simplement le livre le plus complet et intéressant qu’il m’ait été donné de lire depuis l’impressionnant Reconstitué de Sean Williams.
Mais le plus sidérant là-dedans n’est pas tellement l’utilisation de ces technologies et thématiques, mais plutôt leur justification, leur explication, et la solidité de celle-ci : vu le background de l’auteur, elle se base sur des pans tout à fait réels de la science, dont les travaux de l’astrophysicien Bernard Haisch. À ce titre, les annexes, bien que parfois ardues pour le non-Physicien, sont tout à fait passionnantes. Il est facile, pour un écrivain de SF, de parler de propulseur sans inertie, de matière programmable ou de communication supraluminique ; en revanche, donner une explication précise ET scientifiquement crédible de la chose relève du tour de force (j’ai été particulièrement impressionné par la Pierre de puits, par exemple).
Les choses se compliquent beaucoup plus quand on introduit l’aspect purement littéraire dans notre analyse ; dans ce cas, trois réactions sont possibles :
1/ Si vous considérez qu’il s’agit d’un New (et j’insiste là-dessus) Space Opera, vous allez vous dire que certes, le côté scientifique / science-fictif est impressionnant, mais que littérairement parlant, c’est très faible, que ce soit au niveau du style, de la psychologie des personnages, des facilités scénaristiques (Bruno de Towaji fait des calculs ultra-compliqués de tête en quelques minutes et donne un résultat qui est très proche de celui trouvé par son rival après des semaines de computation informatique, il trouve des solutions aux pires problèmes en un temps si court qu’il en est complètement irréaliste et ceci sans efforts, etc) ou de certains pans de la construction de l’univers (il faut une sacrée suspension d’incrédulité pour accepter le concept de retour de la Monarchie au XXVe siècle, déjà…). Sans compter que la jolie reine, le robot qui fait miaou (si, si…) et le bâton et l’épée « magiques » de la fin, ça va commencer à faire beaucoup. Bref, vous allez conclure, comme certains, « excellente SF sur le plan scientifique, mauvais bouquin ».
2/ Si vous considérez que ce livre est avant tout une Hard SF, votre jugement va plus ou moins être le même, à ceci près que si vous êtes un gros lecteur dans ce domaine, vous pardonnerez probablement bien des choses sur le plan des personnages, de l’intrigue et du style, vu que dans ce sous-genre, ce qui doit retenir l’attention, c’est l’aspect scientifique. Et sur ce plan précis, difficile de prendre Collapsium en défaut. Mais bon, vous en viendrez probablement à la même conclusion : « excellente Hard SF, mauvais bouquin ».
3/ En admettant que vous ayez une certaine connaissance du Space Opera (par opposition au New Space Opera des années 70-80 et au-delà : pour comprendre la différence entre les deux, je vous invite à vous référer à mon article ou à mon livre) de l’Âge d’or, vous allez vous dire, surtout sur la fin, où ça crève les yeux, que tout cela ressemble décidément beaucoup aux péripéties de ces « super-héros scientifiques » à la Capitaine Futur / Flam tels que créés par Edmond Hamilton et d’autres jadis. Et vous aurez raison ! Dès lors, les soi-disant « facilités scénaristiques » peuvent se voir d’un autre œil, tout comme l’atmosphère à base de décors à l’esthétique surannée, de méchant qui fait MOUAHAHA et qui est un génie du mal, un mastermind digne de Moriarty (les parallèles entre les deux personnages principaux et Holmes et sa Némésis sont à mon sens assez clairs), les gadgets incroyables (y compris un vaisseau révolutionnaire !) qui se construisent sur un coin de table (certes, il y a de la matière programmable, mais tout de même 😀 ), et j’en passe. Bref, à mon sens (et, d’après ce que j’ai lu après avoir achevé le roman en faisant quelques recherches), Collapsium est une expérimentation littéraire visant à emballer une Hard SF de très haute volée dans un enrobage néo-Pulp, quelque chose qui ressemble à une version plus extrême de la tentative de « Space Opera classique » (par opposition au NSO) du XXIe siècle faite par Ryk E. Spoor dans Grand Central Arena (dont il faudra que je lise la suite un jour…).
Donc, sans aller jusqu’à dire, comme la quatrième de couverture, que McCarthy « n’est plus désormais un espoir de la science-fiction, mais l’une de ses valeurs les plus sûres », on peut tout de même constater que ce livre a été pris par le mauvais bout à sa sortie française (et s’il a été mieux accueilli dans le monde anglo-saxon, c’est que la culture du Space-Opera classique ne s’y est jamais tout à fait éteinte), et que même en-dehors de son strict aspect Hard SF ou scientifique, il est plus intéressant, notamment dans son projet littéraire, qu’on a bien voulu le dire. Sans compter le fait que son côté léger contrebalance l’inévitable aridité de toute Hard SF de haute volée (au Sense of wonder près, bien entendu).
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Lu en VO il y a …. pas mal de temps, je fais partie des gens de la deuxième catégorie, qui ont estimé l’aspect Hard-SF mais se sont ennuyés face à un scénario faible et des personnages caricaturaux.
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Même si le roman n’est pas fait pour moi, quelle critique fascinante ! J’ai appris plein de choses, merci ☺️
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Merci à toi 🙂
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Critique vraiment chouette à lire, comme d’habitude ! Par contre je passerai mon tour.
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Merci 😉
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Avec le fleuve noir anticipation, les Presses de la Cité étaient les spécialistes de la SF populaire dite de gare dans les années 60. On ne se posait pas trop de questions sur la crédibilité scientifique et on arrivait rapidement à la lecture des auteurs de l’âge d’or. de toute façon, comme ado on n’avait pas les bases scientifique. Je vais lire ce Collapsium avec un brin de nostalgie et ta chronique ma mis l’eau à la bouche.
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J’en suis heureux !
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Les Fulgurs sont un grand moment de mon adolescence, mais une relecture ce siècle m’a rappelé encore une fois qu’il faut mieux souvent ne pas chercher à re-ressentir ce qu’on n’est plus capable de. (oula, quelle phrase)
Du coup, si je peux concevoir l’intérêt littéraire de ce texte, il e rentre pas dans mon intérêt de lecteur actuel…
On pourrait après discuter du pourquoi le space opéra classique, tout au moins son souvenir, reste vivace aux US, ou plutot, comment c’est à son tour devenu un marqueur/symptome de la polarisation politique de la bas.
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Je te comprends tout à fait. J’ai lu un roman de Marion Zimmer Bradley quand j’étais jeune, et j’en avais gardé un très bon (bien que fort vague) souvenir. J’ai voulu le relire en 2014, il me semble, et ça a été une catastrophe. Il y a donc effectivement des expériences de lecture qu’il ne faudrait jamais re-tenter.
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