Plus de vifs que de morts – Frederik Pohl

Une histoire avec un gros potentiel, malheureusement loin d’être complètement exprimé

plus_de_vifsFrederik Pohl (1919-2013) est typiquement le genre d’auteur dont le grand public qui lit un peu de SFFF n’a jamais entendu parler (il n’a pas l’aura de Tolkien, G.R.R. Martin ou Isaac Asimov), mais qui, pourtant, est fondamental dans le paysage SF. Au cours de sa longue carrière, il a été un éditeur, un agent littéraire et bien entendu un écrivain de premier ordre, lauréat de quatre prix Hugo et de trois Nebula, les plus prestigieux du genre (il est la seule personne a avoir reçu le Hugo à la fois comme auteur et comme éditeur -du magazine If-).

Sous sa casquette d’auteur, il est particulièrement connu des aficionados de SF pour La Grande Porte (Hugo / Locus / Nebula / prix John W. Campbell 1978), et peut-être surtout pour Planète à gogos (co-écrit avec Cyril M.  Kornbluth), satire féroce de la publicité et du capitalisme débridé. Ce spécialiste des dystopies a également écrit des livres comme Homme Plus (qui décrit, dans un futur proche, la transformation par la NASA d’un astronaute, par le biais de la cybernétique et de la chirurgie, afin de lui permettre de vivre de façon autonome sur Mars -ainsi que la transformation psychologique qui s’ensuit-) ou Plus de vifs que de morts, le roman court que je vous présente aujourd’hui. 

Killed by death *

Motörhead, 1984.

L’action se passe, d’après ce qu’on peut déduire d’une référence à Sophocle, à la fin du 23ème siècle. Les gens habitent dans des Arcologies (pour résumer : une ville dans un seul bâtiment), se déplacent en trains à lévitation magnétique, l’humanité a conquis les autres planètes ou satellites du système solaire (colonies sur Mars, Triton, Mercure, etc) et s’est même lancée à la conquête des étoiles via des vaisseaux infraluminiques. La fusion catalysée par muons a été maîtrisée, offrant à notre espèce une énergie propre et illimitée. Et surtout : les 10 millions de millions d’êtres humains sont tous immortels, grâce à une manipulation génétique banale au stade fœtal.

Tous ? Pas tout à fait. Il y a une infime minorité de gens chez qui l’intervention ne fonctionne pas. Ils sont donc des mortels dans une société d’immortels. Grâce à la médecine avancée de cette époque, et des séjours périodiques à l’hôpital, Rafiel, le protagoniste, qui a ce statut singulier, a l’apparence d’un quadragénaire, les capacités physiques d’un jeune de vingt ans, alors qu’il en a en fait… 92 !

Rafiel est une superstar, un danseur (et chanteur / comédien) à la côte de popularité hors-normes, et ce pour deux raisons : son talent, bien entendu, mais aussi, et peut-être surtout, sa singularité, qui attire l’attention du public d’immortels.

D’emblée, le cadre utopique surprend un peu chez ce spécialiste des avenirs de cauchemar qu’est Frederik Pohl (cf Les animaux de la guerre, L’ultime fléau, La guerre en douce, L’ère des gladiateurs, etc). Je trouve par contre que Plus de vifs que de morts a de vagues points communs avec L’ère du satisfacteur et Narabedla Ltd, personnellement. Le roman a par contre un net point commun avec Homme Plus que j’évoquais plus haut : tout comme Roger Torraway, Rafiel est un être à part, que des océans d’humanité « normale » regardent comme une bête curieuse, avec un mélange de fascination et de répulsion.

La forme et le fond

Les artistes qui entourent Rafiel ont une singulière affectation : ils mélangent à leur langue natale des mots venus d’autres langages (espagnol, allemand, italien, etc). Si on ajoute cette manie au fait que ses amis et lui vont jouer une version type comédie musicale télévisée très… mise au goût du jour d’Oedipe Roi, la tragédie de Sophocle, nous obtenons des dialogues très singuliers. Et parce qu’un exemple vaut mieux qu’un long discours :

Ismène : Car after all, vous êtes bien notre pater.

Oedipe : Come possibile garderais-je mon flegme ? J’ai rectifié mon dabe et sauté ma mother.

Antigone : Y’a pas d’lézard, papa, on est tous avec toi, ce s’ra un rien duraille, mais on te l’âch’ra pas où que tu ailles, on sera là…

Bref… je trouve que ce procédé ne sert pas à grand-chose et devient vaguement énervant à la longue.

Au niveau du style, je suis assez partagé : je l’ai trouvé moins terne que dans d’autres romans de Pohl, et pourtant j’ai toujours l’impression, en lisant ce dernier, que ses livres ont été écrits au moins dix ans avant leur parution. Paru aux USA en 1990, ce roman paraît terriblement daté par rapport à la plupart des autres livres de SF publiés à cette époque. On dirait presque de la SF des années cinquante par moments, alors qu’au moment de sa parution, entre le cyberpunk qui glissait doucement vers le Postcyberpunk et une nouvelle avant-garde qui commençait à pointer le bout de son nez (Banks, Simmons, etc), on avait droit à des histoires, des styles, etc, qui, loin de sembler datés, donnaient au contraire le sentiment d’être sur le fil du rasoir, à la pointe de la pointe. Attention, hein, je n’ai rien contre la SF à l’ancienne, bien au contraire, mais par exemple quand je vois l’utilisation de la biotechnologie dans le roman, je me dis que Pohl avait facilement 20 ou 30 ans de retard, dans l’esprit, sur certains de ses camarades écrivains.

Sur le fond, on partage la prise de conscience de ce mortel, de cet éphémère, entouré d’immortels : l’injustice de son destin, bien entendu, le fait que pour les autres, des changements de carrière radicaux soient possibles, puisqu’ils ont tout le temps d’apprendre un nouveau métier (ou le grec ancien pour lire Sophocle dans le texte), le rôle terrible de Rafiel et des rares personnes qui partagent sa tare, celui de donner aux Immortels un aperçu de cette souffrance, de cette mort même, qu’ils ne peuvent désormais vivre, dont ils ne peuvent désormais jouir, que par procuration. Mais comme on dit, et c’est un peu la morale de cette histoire, plus une chandelle brûle vite, plus sa lumière est intense… A la fin de sa vie, Rafiel se retrouve en présence d’immortels différents, car vivant intensément, instant après instant, sans procrastiner à un autre jour de leur vie infinie ou sans ce détachement indolent qui caractérise les habitants des arcologies. Car les nouveaux compagnons de Rafiel, ceux auprès de qui il acquiert (enfin) une forme de normalité, ont un but, et surtout vivent sous la menace d’une mort violente… Pour les autres, la vie, la mortalité de Rafiel ne sont que la télé-réalité la plus extrême…

Mon avis

J’ai été constamment surpris, et hélas pas en bien, par cette histoire : certes, il y a des parallèles évidents entre Oedipe et Rafiel, mais toute la partie consacrée au monde du spectacle est trop longue, et noie le message principal, l’intérêt du livre, à savoir l’histoire du mortel en train de mourir au sein des Immortels. Je m’attendais à un texte élégiaque et magnifique, à quelque chose qui a l’impact de Replay ou de Mémoire, je me retrouve avec un roman court (190 pages) qui, sans être inintéressant, ne réalise absolument pas son potentiel et ne mérite pas complètement les éloges que j’ai pu lire à son sujet. En gros, il est dans la lignée de ce que j’ai pu lire de Pohl jusque là (pas grand-chose par rapport à l’ampleur de son oeuvre), une lecture au-dessus de la moyenne mais loin des écrivains les plus doués du genre. Pour ceux qui voudraient le découvrir, je conseillerais plus volontiers La Grande Porte ou même Homme Plus (ou Planète à gogos, si vous cherchez une satire féroce).

5 réflexions sur “Plus de vifs que de morts – Frederik Pohl

  1. Motorhead et Œdipe ? C’est une association surprenante au premier abord. Finalement, après la lecture – en musique et en rythme – du 2° paragraphe, je comprends nettement mieux. C’est typiquement le genre de procédé qui ne me convient pas, et que j’évite.

    je connais Pohl uniquement de nom, mais après ta critique, je ne vais pas m’acharner à combler cette lacune… pas dans l’immédiat et certainement pas avec ce livre. Merci!

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