Un worldbuilding très original
Hold-time violations est une nouvelle signée John Chu, spécialiste de la forme courte, et d’ailleurs primé dans cette catégorie lors de la remise du prix Hugo 2014 (excusez du peu !) pour The water that falls on you from nowhere. Toute sa production est caractérisée par un worldbuilding particulièrement original, et le texte qui va nous occuper aujourd’hui (que je classifierais personnellement dans le New Weird) ne déroge pas à cette tradition.
Si vous vous penchez attentivement sur les littératures de l’imaginaire dans leur ensemble, vous vous apercevrez qu’un grand nombre de romans, voire de sous-genres entiers, se concentrent sur l’élite, ou sur des élus commençant modestement mais appelés à devenir le sauveur du monde / un amiral ou général de légende / etc. Il y a finalement peu d’œuvres de SFFF (science-fiction, Fantasy, Fantastique) qui se préoccupent des types en bas de l’échelle, des cols bleus. Dans cette dernière catégorie, un exemple emblématique est à mon avis le film Alien, qui montre après tout une bande de routiers de l’espace confrontés à l’indicible. Hold-time violations adopte une approche hybride : il nous montre le boulot d’une jeune femme assurant la construction et l’entretien / la réparation d’une vaste installation de plomberie. Sauf que l’installation en question sous-tend les lois de la physique, qu’elle se trouve dans un autre univers, et que son existence / accès n’est connue ou réservé qu’à une mince élite !
Contexte / personnages / intrigue
Alors qu’Ellie est en route pour rendre visite à sa mère, qui est plongée dans le coma, elle est contactée par sa sœur Chris, qui l’envoie traiter une urgence : certaines constantes fondamentales de l’univers où elles se trouvent semblent en effet… ne plus l’être. Le prototype standard du kilogramme perd notamment de la masse par rapport à ses copies officielles. Il faut donc réparer les lois de la physique, et pour cela, une seule solution : se rendre dans l’univers dans lequel le cosmos qui déraille est enchâssé, accéder au skunkwork et repérer la valve qui fuit et qui est probablement la cause du problème en occasionnant les hold-time violations constatées.
A ce stade, lecteur, tu es probablement en train de te dire « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? ». Pas de panique, hop, j’explique : le multivers ressemble dans ce contexte à une poupée russe, les univers étant enchâssés les uns dans les autres. Pour créer un nouveau cosmos, il suffit de bâtir un skunkwork (ce terme désignant dans notre propre monde réel un projet de recherche & développement ultra-secret, à haute priorité, concernant une petite équipe d’ingénieurs qu’on met en vase clos et à qui le management laisse un inhabituel degré de liberté), un réseau de tuyaux, de valves et de « portes » (je vais y revenir) s’étendant sur des kilomètres dans chaque direction, et dont la configuration codifie les lois physiques du nouvel univers et ses diverses autres caractéristiques (vitesse d’expansion, etc). Il semblerait qu’il existe un nombre infini d’univers et donc de skunkworks.
Au passage, il est mentionné à plusieurs reprises que les tuyaux transportent des données, et de nombreux termes, du titre (Hold-time violations) à « portes », évoquent nettement plus l’architecture d’un microprocesseur que celle d’un banal réseau de canalisations, même complexe (comme celui d’une raffinerie de pétrole ou d’une usine chimique, par exemple). Lorsqu’on sait que l’auteur est concepteur de puces informatiques, l’hypothèse ne fait que prendre plus de poids.
La simple existence des skunkworks (si j’avais à traduire ce texte, je pense que plutôt que de faire dans le littéral, je choisirais quelque chose comme « arrière-boutique »), et leur accès, sont évidemment réservés à une mince « élite », qui se divise en quatre catégories :
- Les Architectes conçoivent le réseau qui va donner naissance au prochain univers.
- Les Constructeurs (comme Ellie et Chris) installent le matos, font passer le design de la planche à dessin à la réalité.
- Les Vérificateurs s’assurent qu’à la fois le design théorique et le montage réel sont conformes.
- Les Isolationnistes pensent qu’aucun skunkwork ne doit être modifié ou réparé, qu’il faut accepter leurs éventuels défauts, et sont capables d’actions violentes pour soutenir cette idéologie.
Arrivée dans le skunkwork concerné, Ellie, assistée par le Vérificateur Daniel, s’aperçoit que rien ne cloche dans le design ou le montage de base, qu’il n’y a pas eu d’accident, mais une modification délibérée. Mais par qui et pourquoi ? La réponse à cette question la placera devant un choix à la fois d’une dimension très personnelle ET d’ampleur cosmique (c’est le cas de le dire !). Et ce d’autant plus que l’arrivée d’une bande d’Isolationnistes n’est qu’une question de temps !
Analyse
Bon point, le worldbuilding est original. Mauvais point, il va demander une sacrée suspension d’incrédulité, ne va pas forcément plaire au fan hardcore de Hard-SF (on est clairement plus sur du New Weird, un peu à la Miéville, je dirais), et la brièveté du texte va laisser bien des questions sans réponse (Qui sont les Architectes ? Quel est le rôle exact de la maman d’Ellie ? Comment marchent les skunkworks ? D’où est venu le tout premier univers qui a initié la chaîne ? Qui a opéré la modification ?). C’est clairement le genre d’univers qu’on aimerait bien voir repris dans un texte plus long, novella ou roman, ou bien dans toute une série de nouvelles inter-connectées ou à cadre commun (comme chez Aliette de Bodard).
Autres soucis : le style de l’auteur est parfois un poil brouillon ou confus (rien de rédhibitoire, toutefois), et la fin est, je trouve, particulièrement abrupte (même si c’est un défaut récurrent dans les nouvelles). Bref, si, de mon point de vue, le texte est intéressant, il ne plaira clairement pas à tout le monde, et restera dans tous les cas un peu frustrant. Mais si vous cherchez un worldbuilding qui sort vraiment des sentiers battus et que vous appréciez de voir les cols bleus au centre de l’action, la figure sale et du cambouis sur les mains, Hold-time violations est pour vous !
Niveau d’anglais : moyen.
Probabilité de traduction : très faible.
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