Un très bon tome, mais qui souffre de la comparaison avec ses prédécesseurs et qui n’est pas exempt de défauts parfois assez sérieux
Jeux d’ombres est le premier roman d’une nouvelle phase du cycle de la Compagnie Noire : les Livres du Sud. Il fait suite aux trois livres du Nord (La compagnie noire, Le Château noir, La rose blanche) et au tome de transition entre les deux sous-cycles, La pointe d’argent. D’ailleurs, les événements du roman se déroulent en parallèle de ceux de ce dernier livre, du moins au début. Il est donc plus facile de saisir certaines références si on a lu La pointe d’argent en quatrième position et pas en sixième comme la numérotation adoptée par les deux éditeurs français le préconise.
Ce roman marque de très nombreux changements, dont un de taille : un complet déplacement géographique de la Compagnie vers son continent d’origine, globalement inspiré par notre Afrique terrestre. L’enjeu des Livres du sud est en effet de montrer le retour aux sources entrepris par l’unité vers sa ville de naissance, la fameuse Khatovar dont nous entendons parler depuis longtemps à ce stade.
J’attire votre attention sur le fait qu’arrivé au tome 5 d’un cycle, les spoilers sur le contenu des tomes précédents sont inévitables, ce qui fait que cette critique en contient fatalement. Par contre, elle est garantie sans spoiler majeur sur l’intrigue propre à ce roman.
Retour aux sources *
* Will o the wisp, Opeth, 2016 (la ballade de l’année !).
Suite aux pertes et autres départs volontaires (Silence, notamment), les effectifs de la Compagnie Noire se réduisent à… 7 personnes : Toubib (devenu Capitaine), Qu’un-Œil et Gobelin, Otto, Hagop, Murgen (devenu porte-étendard) et surtout Madame qui n’est autre que… la Dame. En fin de tome 3, ils ont décidé de retourner aux sources de l’unité, vers la lointaine Khatovar, ville dont sont issues toutes les Compagnies Franches, dont la Noire est le dernier représentant. Seul problème : elle se trouve à… 12 000 kilomètres, et nos amis manquent cruellement de moyens. Ils vont donc profiter du fait que la perte des pouvoirs de la Dame n’est pas encore de notoriété publique pour aller chercher argent, armes, véhicules, montures et matériel à la Tour, avant d’aller à Opale, où ils s’embarquent pour Béryl, de l’autre côté de la Mer des Tourments. C’est d’ailleurs à cette occasion que nous nous apercevons que comme le légendaire Barracuda avec l’avion, Qu’un-œil a un gros problème avec les navires, et qu’à même problème, même solution : dans les deux cas, leurs compagnons d’armes sont obligés de les droguer pour pouvoir faire la traversée !
C’est donc l’occasion pour le lecteur de revisiter des lieux déjà vus dans certains des tomes précédents, et de se rendre compte de l’extension de l’Empire, qui, à partir de Béryl, prise grâce à la Compagnie au début du Tome 1, a encore repoussé ses frontières de 400 km dans les terres. A la grande surprise de Toubib, une fois la limite atteinte, Madame va envoyer un carrosse supposé la convoyer au loin et décider de partir clandestinement avec ses nouveaux amis. Commence alors un long voyage (l’ensemble du roman se déroule sur une période d’un an et demi, ce qui, vous vous en doutez, occasionne pas mal d’ellipses temporelles) sur un continent inspiré par l’Afrique, Khatovar se trouvant très loin au sud, bien plus que l’équateur. Il y a notamment un long fleuve, doté de plusieurs cataractes, qui est un reflet évident du Nil. Vous trouverez une carte de ces contrées lointaines en cliquant ici. Un vague parallèle peut aussi être fait avec Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad.
En chemin, ils vont passer par le monastère évoqué dans La Pointe d’argent, et ce sera l’occasion d’aborder un autre aspect du retour aux sources que j’évoquais : Toubib, en plus d’être Capitaine, est toujours Annaliste (en attendant de former un remplaçant), et il va y trouver un véritable trésor, à savoir des copies de certains des volumes perdus de l’histoire de la Compagnie (le prix du séjour dans le monastère est en effet l’enrichissement des connaissances des moines). Enfin, le retour aux sources est aussi dans le fait que nous allons retrouver (j’anticipe un peu) les grandes batailles, mettant en jeu des dizaines de milliers d’hommes, qui avaient disparu du cycle depuis le tome 1.
In the heart of Darkness *
* the edge of Darkness, Iron Maiden, 1995.
En réalité, ce n’est pas un voyage qui est conté dans ce roman, mais deux : tandis que la Compagnie (qui, en gros, a doublé ses effectifs en faisant quelques recrues à Opale, Béryl et à la frontière de l’Empire) descend vers le sud, un groupe d’ex-aventuriers du Nord, qui se sont établis depuis quelques années à Taglios, une ville située très en-dessous de l’équateur, remonte à sa rencontre le long du fleuve. Elle est composée de Saule Cygne, de Cordy, de Lame (un pseudo-Corbeau) et de Fumée, un sorcier qui a prophétisé l’arrivée de l’unité et le rôle qu’elle allait jouer contre les Maîtres d’Ombres. Ces derniers sont quatre sorciers surpuissants qui ont débarqué dans le lointain sud une grosse vingtaine d’années auparavant et s’y sont taillé un empire de 1200 km de diamètre, baptisé Terres des Ombres. Aujourd’hui, l’expansion de ce dernier menace Taglios, la ville d’adoption du quatuor.
En chemin, la Compagnie va arriver dans une cité dans laquelle les prédécesseurs de Toubib et des autres sont restés plusieurs décennies il y a bien longtemps. Ils ont donc eu tout le temps d’engendrer des descendants avec les femmes indigènes, descendants (appelés Nars) qui maintiennent depuis une sorte de culte militariste autour d’une vision idéalisée de l’unité. Inutile de dire que du coup, les effectifs de la Compagnie vont à nouveau se remplir de façon appréciable, et avec des recrues qui feraient passer Teal’c pour le plus jeune (et petit…) des deux frères de Arnold et Willy. Elle va aussi passer, au passage, par la jungle d’origine de Qu’un-œil (et de Tam-Tam), et faire un voyage fluvial riche en périls.
Ce voyage est très dépaysant pour le lecteur, car il le place dans une ambiance africaine, exotique, qui tranche radicalement avec celle, nordique, des tomes précédents. Il permet aussi d’en apprendre plus sur le passé de certains personnages, et sur celui de la Compagnie elle-même (passé qui se révélera de plus en plus obscur, dans tous les sens du terme). En terme de nombres de pages et de rythme, il est bien dosé, ni trop, ni trop peu. Mais le meilleur reste à venir…
La bataille de Ghoja *
* Ride across the river, Dire Straits, 1985.
Taglios est la plus vaste ville que Toubib ait jamais visité. Elle se trouve à la frontière nord des Terres des Ombres, sur l’autre rive d’un fleuve qu’on ne peut franchir, même à la saison sèche, qu’en quatre gués. Elle n’a dû un répit d’une quinzaine d’années qu’au fait que les Maîtres d’Ombres soient trop occupés à comploter les uns contre les autres pour réunir les forces nécessaires pour l’envahir et la soumettre. Mais eux-aussi ont eu vent de la Compagnie Noire, et le répit parvient à son terme.
Saule Cygne et son équipe ont été engagés pour mener la résistance, et ils s’en sont plutôt bien tirés, malgré l’inexpérience due à la nature paisible des habitants de Taglios. Cependant, la prochaine campagne militaire sonnera le glas de cette indépendance, aussi l’aide des chiens de guerre d’élite de la Compagnie Noire est-elle indispensable. Après avoir évalué la situation, Toubib accepte, pour une seule raison : les Maîtres d’Ombres se trouvent entre lui et Khatovar, et les vaincre est la seule façon de mener le « pèlerinage » à terme.
La phase qui suit montre tous les préparatifs de cette campagne, et ce sur tous les plans : recrutement, entraînement, équipement des troupes, reconnaissances, espionnage et contre-espionnage, construction de machines de guerre, de fortifications (tranchées) et mise en place de chausses-trappes, et surtout tentative de maintien des délicats équilibres politico-religieux qui caractérisent la ville (qui est d’inspiration égyptienne et hindoue). A cette occasion, les effectifs de la Compagnie vont passer de quelques dizaines à… quelques milliers. Et ce n’est qu’un début !
On voit, lorsqu’on est un lecteur assidu de Fantasy militaire, toute l’influence que ce texte a pu avoir sur des auteurs comme Stephen Aryan par exemple. La description est minutieuse (sans être ennuyeuse) et pertinente.
La bataille elle-même, par contre, est réglée assez rapidement, un poil trop à mon goût d’ailleurs. Mais pas de panique ou de frustration, il y a un deuxième effet Kiss Cool !
Le siège de Couve-Tempête *
*Overkill, Motörhead, 1979.
Avec les prisonniers de guerre dont l’ennemi avait fait des esclaves et qu’il vient de libérer, le Capitaine Toubib fait exploser ses effectifs : en un an et demi, la Compagnie noire est passée de 7 membres à… 40 000 !
Avec une force aussi écrasante à sa disposition, et un bon tiers des troupes des Maîtres d’Ombres ayant été fauchées comme du blé, il se lance à l’assaut de la ville de Couve-Tempête, ce qui donnera lieu à une seconde bataille et à un énorme cliffhanger final.
Comme je l’indiquais plus haut, c’est aussi un retour aux sources, à l’époque du tome 1 du cycle, avec sa grande bataille finale opposant un demi-million d’hommes. Cet aspect militaire s’est un peu dilué dans les tomes suivants, et a parfois mis en jeu des créatures surnaturelles (celles de la Plaine de la Peur) plutôt que de bons vieux troufions de base. Personnellement, j’étais ravi de le retrouver.
Capitaine Toubib, Madame et les petits nouveaux
Parlons des personnages, maintenant. Après La pointe d’argent où certains des plus emblématiques étaient totalement absents, cette fois, ils sont de retour, et en force. Bien que la Dame ait perdu ses pouvoirs, elle a désormais un rôle stratégique accru (elle intègre officiellement la Compagnie est est nommée Chef d’état-major puis commandant d’unité), et se révèle redoutable les armes à la main (avec une description qui fait furieusement penser aux Danseurs de Guerre). Sur un plan plus général, son rôle encore accru par rapport au tome 3 est vraiment très satisfaisant, car ce personnage très mystérieux, présent depuis les tout débuts du cycle, se dévoile et même, dirais-je, s’humanise enfin un peu. C’était jusque là un protagoniste fascinant mais un peu nébuleux, il prend ici plus d’épaisseur (et va en prendre encore beaucoup plus dans la suite du cycle).
Toubib, lui, a subi beaucoup de changements : il n’est pas seulement devenu Capitaine en titre, mais aussi dans son attitude, dans ses réactions : il s’est endurci, lui qui, jadis, freinait les ardeurs des autres. Sa volonté d’atteindre Khatovar est inébranlable.
La relation entre ces deux têtes d’affiche est très amusante : depuis le temps qu’ils se tournent autour, ils vont finir par se rapprocher, mais chaque fois qu’ils sont sur le point de passer à l’acte, quelque chose vient les déranger.
Les nouveaux personnages sont tout aussi intéressants : Saule Cygne, Mogaba, leader Nar et nouveau commandant de l’Infanterie de la Compagnie, Crapaud, le génie qui a la taille et la mentalité d’un enfant de 5 ans mais d’énormes pouvoirs, Fumée (qui est assez énigmatique) et bien entendu les Maîtres d’Ombres.
Un bon roman, mais…
Il y a des choses très intéressantes dans ce livre, comme l’évolution de certains personnages, l’introduction d’un cadre nouveau et dépaysant, de nouveaux enjeux. De plus, je trouve que la gouaille de Glen Cook (et celle de son excellent traducteur) atteint des sommets : je me suis régalé à la lecture du roman. Mais… il est aussi, par certains côtés, le moins intéressant des cinq appartenant au cycle que j’ai eu, jusqu’ici, l’occasion de lire, et ce pour trois raisons :
- D’abord, alors que Glen Cook avait, dans les tomes 2,3 et 4 (je considère personnellement, comme les américains, La pointe d’argent comme le prédécesseur de ce roman, que je numérote donc tome 5), proposé des structures narratives ambitieuses et différentes (alternance de points de vue dans le tome 2, flash-backs + alternances de pdv dans le 3, et histoire vue par les yeux d’autres gens que ceux appartenant actuellement à la Compagnie dans La Pointe d’argent), il se contente ici d’une vague alternance pendant une petite partie de son livre entre la Compagnie et Saule Cygne et son équipe (jusqu’à ce que ces derniers s’associent à l’unité). Bref, je suis un poil frustré par une structure et une narration cette fois un peu pépères.
- Ensuite (et surtout) un défaut que je relevais dans ma critique de La Pointe d’argent est ici encore nettement plus présent, à un point tel que cette fois, ça me paraît vraiment exagéré. Je ne vais pas en dire plus pour ne pas spoiler, si vous voulez en savoir plus, je vous invite à consulter cette critique.
- Enfin, toutes les révélations sont tout bonnement téléphonées, qu’elles concernent le traître qui se cache au sein de la Compagnie, les Maîtres d’Ombres ou Madame.
Pour autant, en lui-même (et pas en comparaison de ces prédécesseurs), ce tome reste une lecture intéressante, et sa fin très prenante donne immédiatement envie de se plonger dans la suite (je vais d’ailleurs déroger à une de mes règles en lisant celle-ci ce mois-ci -une loi non-écrite de ce blog est que, pour ne pas lasser le lecteur qui ne s’intéresse pas à un cycle donné, un seul tome de chacun d’entre eux sera critiqué chaque mois-).
En conclusion
Ce roman, le premier des Livres du sud, nous conduit, dans le sillage d’une Compagnie Noire réduite à peau de chagrin (sept membres !), vers les obscures (dans tous les sens du terme) origines de l’unité, vers la lointaine Khatovar, à… 12 000 kilomètres de là. Très dépaysant grâce à son ambiance africaine qui tranche avec celle de tous les tomes précédents, il renoue cependant avec les origines du cycle en remettant l’aspect militaire au centre de l’intrigue, dans la lutte contre de nouveaux adversaires : les Maîtres d’Ombres.
Il propose aussi une nette évolution de deux personnages emblématiques (Toubib et la Dame), ainsi que de nouveaux personnages très intéressants (notamment Mogaba, Fumée et Crapaud). L’action est très présente, le rythme est là, l’écriture de Glen Cook (et le travail de son traducteur) sont à leurs sommets, et donc tout devrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Sauf que… ce tome marque un net recul dans l’ambition de la structure narrative (on suit cette fois la Compagnie noire elle-même, presque sans changements de points de vue, et sans complexités dans le genre flash-backs), et surtout il amplifie un gros défaut présent dans La pointe d’argent (dont je ne vais rien dire de plus pour ne pas spoiler), et toutes les révélations sont té-lé-pho-nées.
Bref, en deux mots, c’est un livre intéressant, mais qui marque un vague recul en terme de qualité avec ses prédécesseurs. Toutefois, une fin coup-de-poing fait qu’on a vraiment hâte, du coup, d’attaquer la suite.
Les images en noir et blanc sont l’œuvre d’Irontree.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous conseille la lecture des critiques suivantes : celle de Boudicca, celle de l’ours inculte, de Ma lecturothèque, de Xapur,
Ce roman fait partie d’un cycle : retrouvez sur Le Culte d’Apophis les critiques :
- des Livres du Nord : tome 1, tome 2, tome 3.
- du tome de transition.
- des Livres du Sud : tome 2.
- des Livres de la Pierre scintillante : tome 1, tome 2, tome 3
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Superbe critique. Mais bon, ce n’est plus une surprise ! 😉
J’attaquerai le cycle en fin d’année où début d’année prochaine. Je souhaite terminer The Traitor son de Miles Cameron auparavant.
J’ai parcouru tes critiques initiales et je me rends bien compte que Le Chevalier ROuge baigne dans le même registre, et je n’ai pas encore lu la Compagnie mais globalement d’une qualité similaire. J’ai achevé le pavé de près de 800 pages en 4 jours…
Autrement, notre fils à la série complète, ce n’est pas une excellente nouvelle ça?
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Merci 🙂
Bonne nouvelle pour le Chevalier rouge, du coup je ne vais pas attendre ta critique complète, je vais l’ajouter à ma PAL.
Oui, bonne nouvelle. Par contre, je ne savais pas que tu avais un fils (une fille, oui, mais un fils…).
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C’est parce qu’il est grand, il n’est plus à la maison, maintenant.
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