Culture, repentance et reconstruction

La critique qui suit est un extrait d’un article synthétique analysant l’intégralité du cycle de la Culture, que vous pouvez retrouver sur cette page.
Sorti en VO en 2000 et deux ans plus tard en VF, Le Sens du vent est le septième ouvrage relevant du cycle de la Culture, publié deux ans après Inversions en anglais et la même année en français (mais chez deux éditeurs différents). On considère que Le Sens du vent constitue une sorte de suite d’Une Forme de guerre, et ce pour deux raisons : d’abord parce qu’il examine certaines conséquences de la Guerre Idirane, et ensuite parce que son titre en anglais (Look to windward) est tiré du même poème de T.S. Eliot (La Terre vaine) qui a également donné son nom original à Une Forme de guerre (Consider Phlebas). Tout ceci est certes exact, mais ne constitue qu’une dimension du livre. Sans aller jusqu’à dire que c’est l’arbre qui cache la forêt, on se doit de préciser que le roman possède d’autres facettes, et qu’on pourrait tout aussi bien, sur certains plans du moins, le considérer comme une suite de L’Usage des armes (qui montrait les manipulations de CS sur des mondes primitifs, alors que Le Sens du vent montre leurs conséquences et le prix que la Culture devra payer), voire d’Excession (ledit châtiment ayant peut-être été facilité par une faction dissidente de la Culture).
La structure narrative semble être un hybride entre celles de L’Usage des armes et d’Excession : il y a des flashbacks (même si c’est un peu plus compliqué que cela, comme nous sommes sur le point de le voir) comme dans le premier, et deux lignes narratives différentes (dont le lien n’apparaîtra qu’à la fin de la seconde), comme dans le deuxième de ces romans.
Le livre est dédié « aux anciens combattants de la Guerre du Golfe », ce qui pose d’entrée de jeu des thématiques centrales qui se révèleront limpides à la lecture : les traumatismes de guerre, la façon de réapprendre à vivre dans une société civile, en paix, et sans doute surtout la façon dont l’incompréhension de l’Occident de la manière dont d’autres modèles de société fonctionnent, conjuguée à son interventionnisme, créent des situations dramatiques, dont il doit parfois subir les conséquences aussi vengeresses qu’explosives, notamment sous la forme d’actes terroristes. On rappellera d’ailleurs avec intérêt que Banks a vertement critiqué le déclenchement de la Guerre d’Irak en 2003.
Avant de décrire les deux intrigues du livre, la principale et la secondaire, nous allons devoir faire un long point sur le worldbuilding : les Chelgriens font partie des Impliqués, les civilisations ayant dépassé un certain niveau de technologie, de développement sociétal et d’expansion spatiale, qui sont les principaux acteurs de la géopolitique galactique. Comme très souvent avec Banks, le concept a été d’abord brièvement, presque furtivement, mentionné par un vaisseau Elench dans Excession, avant de commencer à être développé ici, et de l’être encore plus dans Trames. On remarquera que c’est la même chose avec la Sublimation, vaguement partie prenante d’Une Forme de guerre, bien plus développée ici, et encore plus dans La Sonate Hydrogène. Les Chelgriens, donc, sont des extraterrestres ressemblant à des sortes de tigres tripodes dotés de deux bras à six doigts. La Culture ne les a Contactés (avec un grand « C ») que depuis quelques siècles, mais leur civilisation a des millénaires d’histoire (elle a mis 6000 ans pour atteindre l’état stable que la Culture a brisé par ses manipulations). Leur développement est très singulier sur trois plans différents : premièrement, ils ont conservé des croyances religieuses affirmées longtemps après avoir développé la Raison et la Science ; deuxièmement, ils ont, de même, conservé un système de castes aussi inégalitaire que rigide même après avoir été Contactés (ce qui est aussi singulier que le fait que les Azadiens de L’Homme des jeux soient organisés en empire malgré leur expansion interstellaire non négligeable) ; et peut-être surtout, 5% de leur population (un groupe surnommé les « Chelgrien-Puen », les « Déjà-partis ») a mystérieusement Sublimé un beau jour, et gardé une relation régulière avec ceux restés dans le Réel (sans doute, d’ailleurs, une conséquence logique de ce fameux système de castes : les Chelgriens sont habitués à vivre dans des « mondes » – sociaux d’habitude, dimensionnels dans ce cas précis – différents, mais, pourtant, à ce que ces mondes interagissent) ce qui est hautement inhabituel (une civilisation ne Sublime habituellement qu’en masse).
Comme nous avons pu le constater dans d’autres pans de cette étude consacrée à la Culture, Banks n’a de cesse, sur toute l’étendue du cycle ou quasiment, de la confronter à différents types de systèmes sociétaux qui, à l’inverse de son utopie progressiste égalitariste, sont non seulement caractérisés, mais, pire que ça, souvent basés sur un type différent d’oppression ou d’inégalités dans chaque cas : la discrimination sexuelle dans l’empire d’Azad ou l’Affront, celle des mécréants chez les Idirans, celle des basses castes, donc, chez les Chelgriens, celle des pauvres, comme nous le verrons plus tard, dans Les Enfers virtuels, et ainsi de suite.
La Culture a, on l’a vu dans L’Usage des armes, la réputation, comme le dira un Chelgrien, de s’immiscer dans les affaires d’autrui pour des motifs dits altruistes, c’est-à-dire officiellement pour en faire des sociétés plus éclairées / progressistes / égalitaires / etc., officieusement pour les rapprocher du modèle civilisationnel de la Culture. À vrai dire, le processus est si systématique, si viscéral, que le même individu parlera de « l’acharnement accablant du célèbre altruisme de la Culture ». D’habitude, ces opérations clandestines s’opèrent plutôt sur des planètes « primitives », c’est-à-dire possédant certes un certain degré de technologie, voire un accès à l’espace, voire même une certaine expansion interstellaire, mais tout de même loin du niveau des Impliqués. Mais le côté inégalitaire et paradoxal, à ce niveau de développement, du système de castes des Chelgriens pousse Contact à manipuler plusieurs élections en faveur des Invisibles (on remarquera le parallèle avec le système de castes indien et ses Intouchables), les plus basses castes, ce qui mène à l’élection d’un président égalitarien qui, aussitôt, déclenche des réformes assouplissant énormément le régime. Les Invisibles y gagnent un certain affranchissement, même si le système de castes n’est pas encore aboli. C’est alors qu’une guerre civile, dite Guerre des Castes, éclate, non pas à l’initiative des Loyalistes (qui soutenaient l’ancien régime) mais bel et bien des Invisibles, qui veulent ainsi faire payer aux castes qui leur étaient supérieures des siècles de discriminations, d’humiliations et de mauvais traitements. La Culture tombe des nues : incapable d’imaginer que les Invisibles déclencheraient une guerre civile aussi féroce (d’après un des personnages, si les guerres civiles sont déjà parmi les pires conflits existants, celle-ci en particulier franchit encore un cap dans son intensité et son horreur : il la décrira comme « d’une sauvagerie explosive ») après avoir obtenu l’égalité, elle reste sidérée pendant une période courte (50 jours à peine) mais suffisante pour faire plus de 4 milliards de morts. Elle agit alors enfin, prenant ses responsabilités en intervenant directement, mettant un terme au massacre tout simplement en expliquant comment, d’une certaine façon, elle en est à l’origine, avouant ses manipulations. On remarquera que tout ceci est plus qu’un vague reflet de l’interventionnisme occidental (principalement américain) dans des sociétés certes moins avancées sur certains plans, certes imparfaites (selon ses valeurs, du moins), mais néanmoins anciennes, complexes, en tout cas trop pour la vue simpliste qui sert à déclencher les magouilles de la CIA (ou, ici, de CS), voire des interventions militaires. Manipulations malhabiles qui font voler en éclats un équilibre certes précaire, certes imparfait, mais qui néanmoins, fonctionnait jusque là, pour ne mener qu’au chaos et au massacre (voyez l’Irak, la Lybie, la Syrie, ISIS / Daesh, etc.).
La Culture, bien sûr, est mortifiée par un échec aussi spectaculaire : elle expliquera que tout ceci n’est qu’un « malheureux accident », et, en gros, que « oui mais dans 99% des cas, ça marche, la situation s’améliore ». Un discours, doublé d’une intervention dans leurs affaires intérieures, qui va bien entendu chauffer à blanc certaines factions chelgriennes, et ce d’autant plus que les morts de cette guerre se voient refuser l’entrée du Paradis par les Chelgrien-Puen. Pour comprendre pourquoi, il faut revenir en arrière : en un seul jour, 5% des Chelgrien se sont Sublimés, sans qu’on trouve une quelconque logique à cette Sublimation partielle. D’habitude, l’écrasante majorité d’une société se Sublime quand elle a dépassé un certain degré de développement (on remarquera avec intérêt que dans son genre, la Culture est aussi inhabituelle que le système de castes Chelgrien ou le système impérial Azadien : elle a depuis longtemps dépassé le stade où elle aurait dû se retirer des affaires galactiques en devenant une civilisation Ancienne ou en Sublimant, mais selon les mots mêmes de Banks, elle « continue à se comporter en adolescente idéaliste » »), mais le fait que 5% le fassent tandis que le reste demeure dans le Réel est du jamais-vu. Pire encore, est mis au point ce que l’on appelle un Garde-âme, un dispositif intracérébral semblable au Lacis Neural de la Culture dans sa capacité à sauvegarder l’état mental de son porteur et lui permettant de se sublimer individuellement à sa mort, envoyant son « âme » dans un endroit bâti par les Chelgrien-Puen dans les dimensions spatiales exotiques qui constituent le Sublime (comme nous l’apprendra plus tard La Sonate Hydrogène) pour ressembler trait pour trait au Paradis tel qu’il est décrit dans la religion chelgrienne, d’où ils peuvent être contactés par les vivants (Isaac Asimov pourrait vous entretenir du fait que l’avantage des « religions scientifiques » est qu’elles sont les seules à tenir leurs promesses, comme nous le montrera, là encore, La Sonate Hydrogène). Encore faut-il, toutefois, que le corps ne soit pas instantanément détruit, ou qu’une sauvegarde sur un support extérieur puisse être retrouvée (l’épouse, nommée Worosei, d’un des protagonistes chelgriens ne pourra, ainsi, pas être ramenée à la vie ou accéder au Paradis), et surtout que les Chelgrien-Puen ne s’y opposent pas. C’est malheureusement ce qu’ils font dans cette affaire : pour ouvrir les portes de leur Au-delà artificiel aux plus de 4.5 milliards de morts chelgriens de la Guerre des Castes, ils exigent que le sacrifice d’un nombre comparable de culturiens leur soit effectué (c’est une ancienne tradition chelgrienne : pour accéder au Paradis, un soldat mort au combat doit faire l’offrande d’une âme ennemie). Ce qui va conduire un haut dignitaire religieux à mettre au point une opération clandestine devant perpétrer un terrible attentat sur une Orbitale de la Culture. Ses préparatifs constitueront l’intrigue principale du roman.
Notez que tout comme certaines conséquences de la Guerre Idirane sont examinées ici, celles de cette affaire seront à leur tour explorées dans un roman ultérieur, en l’occurrence Les Enfers virtuels : outre lui causer un intense embarras sur la scène diplomatique galactique, l’incident Chel va coûter à la Culture une partie du contrôle du Disque Tsungarien au profit du Reliquariat Nauptre, ce dont nous reparlerons quand nous chroniquerons le livre concerné. On remarquera aussi que de roman en roman, les conséquences des manipulations de la Culture sont de plus en plus meurtrières et / ou à grande échelle : dans L’Usage des armes, elles concernent des nations de planètes primitives ; dans L’Homme des jeux, elles impliquent un empire interstellaire plus avancé tout entier ; alors que dans ce dernier ouvrage, ledit empire s’effondre « paisiblement », selon toute apparence, grâce à l’usage du soft power, en revanche l’Affront se voit écrasé militairement dans Excession, même si l’ampleur des pertes et destructions est très limitée du fait de la disproportion des forces en puissance ; dans Le Sens du vent, l’interventionnisme de Contact déstabilise une société qui vivait comme elle l’entendait, et surtout qui fonctionnait, tout simplement, depuis des millénaires (même si le système n’était certainement pas parfait, il était stable) déclenchant ainsi une guerre civile meurtrière, qui fait 4.5 milliards de morts.
C’est le Major Quilan qui sera choisi pour perpétrer l’attentat. Brisé par la mort irrévocable de son épouse Worosei durant la guerre (aucune de ses sauvegardes d’âme n’a pu être retrouvée) et incapable de faire son deuil, il n’a plus le désir de vivre, ce qui fait de lui le candidat idéal pour ce qui a tout de la mission suicide. Après qu’on lui ait expliqué le but et la nature de celle-ci, ses souvenirs sont verrouillés, et ne lui reviendront que quand ils seront utiles à l’accomplissement de sa mission (l’équivalent d’ordres sous enveloppe scellée). L’idée est que même si en théorie, la lecture sans autorisation du contenu d’un cerveau est sans doute le plus grand tabou de la Culture, on ne va prendre aucun risque au cas où un Mental s’amuserait à lire l’esprit de Quilan à son arrivée sur cible (et ceux qui ont lu Excession savent qu’au moins un certain vaisseau, Substance Grise – ici renommé Zone Grise, du fait de cette navrante et récurrente absence d’harmonisation des traductions -, s’est déjà allègrement affranchi de ce genre de scrupules moraux) : il ne peut « révéler » ce qu’il ne sait pas lui-même. Banks utilise ainsi une variante du trope de l’amnésique, distillant petit à petit et très efficacement les paramètres de l’attentat et des aperçus de l’histoire de Quilan, le tout sur un ton plus mélancolique, amer, que noir ou lugubre, comme cela a, comparativement, été le cas dans L’Usage des armes, Une Forme de guerre, Un Cadeau de la Culture ou Descente. Notez qu’un autre personnage, un Mental de la Culture cette fois, lui aussi amer, traumatisé et, quelque part, « mort », ayant perdu le goût de vivre (bien qu’il ait tout fait, sans succès réel, pour se reconstruire, s’adapter à la vie civile), lors d’un autre conflit (la Guerre Idirane, dans son cas), aura un rôle important (bien que se dévoilant tardivement) à jouer dans l’intrigue. On remarquera d’ailleurs que Le Sens du vent nous en apprend beaucoup sur les Mentaux qui ne sont pas intégrés à un vaisseau : Mentaux de Moyeu d’Orbitale, Sages Universitaires, personnalités partielles (« concepts de personnalités itinérants ») parcourant les réseaux informatiques et de communication de la galaxie avant d’être réintégrés à l’IA parente, Mentaux « jumeaux » ou « clonés » en cas de réincarnation de celui d’un vaisseau de guerre supposé perdu au combat mais qui se révèlera finalement avoir survécu, etc.
Le Garde-âme de Quilan est modifié de deux façons différentes pour accomplir sa mission, et ce à l’aide d’une technologie qui dépasse largement celle des Chelgriens, supposée venir d’ »Impliqués extra-Chelgriens » voulant contribuer à porter un coup à la Culture. La fin du roman verra d’ailleurs celle-ci se poser bien des questions (qui resteront sans réponse) sur la nature de ces mystérieux alliés, allant même jusqu’à fortement soupçonner qu’il s’agit d’une faction au sein même de ses rangs, qui, trouvant que la Culture se ramollit, est décadente, veut lui donner un coup de fouet. Peut-être même cette cabale belliciste déjà impliquée dans la conspiration qui est le vrai sujet d’Excession. Je vais rester discret sur la principale modification, celle qui permet l’accomplissement de la frappe, et vous parler plutôt de la seconde : l’appareil intracérébral peut accueillir une deuxième « âme », l’état mental de l’amiral-général Huyler, spécialiste de la Culture mis en Stockage 86 ans plus tôt. Quilan a d’ailleurs une remarque extrêmement intéressante à propos de cette « cohabitation », qui rapproche Le Sens du vent d’Excession, où la thématique de la grossesse était doublement exploitée, d’une manière inattendue et détournée : « Moi un mâle, je porte comme un fœtus le fantôme d’un vieux soldat défunt. »
Comme Horza dans Une Forme de guerre, Huyler, spécialiste de la Culture, apporte un point de vue externe et surtout critique sur elle (en même temps, comme le dit lui-même ce conservateur revendiqué, « C’est une société entièrement dirigée par des dissidents. Pas étonnant que je ne puisse pas les encaisser ») : on ne compte plus ses déclarations sans concessions à son sujet. Outre celles déjà citées, on retiendra « L’implication de la Culture a signifié que nous avons subi les déprédations de la guerre sans profiter des leçons qu’elle nous donnait. À part une complète destruction, rien n’aurait pu arriver de pire », « L’acharnement accablant du célèbre altruisme de la Culture » ou encore ce « Ils sont tellement fiers d’afficher l’étendue et la profondeur de leur démocratie », claire allégorie du comportement, par exemple, des américains au Moyen-Orient. Signalons d’ailleurs qu’un autre passage du livre précise que dans la Culture, on règle les « conflits » (les divergences sur la politique à adopter dans tel ou tel domaine, plutôt) via des référendums… qui sont en fait plus théoriques qu’autre chose quand on sait à quel point ce sont en réalité les Mentaux qui décident, ouvertement ou non. Comme beaucoup de choses concernant la Culture (pas tout, cependant), tout n’est qu’illusion, hypocrisie, mensonge ou … utopie se fracassant sur le mur du réel, chaque caractéristique professée ou revendiquée ayant ses fêlures, ses contradictions.
Huyler devra conseiller Quilan dans l’accomplissement de la mission. Celle-ci aura lieu sur l’Orbitale culturienne Masaq’ (précisons que la Culture n’a pas inventé la technologie permettant de les construire et qu’elle n’est pas la seule à le faire), où la lumière de l’explosion de deux étoiles détruites par les Idirans à la fin de la guerre, huit siècles plus tôt, est sur le point de parvenir. Pour commémorer dignement cela, le Mental du Moyeu (l’IA surpuissante qui se trouve sur la station qui gère tous les systèmes de l’Orbitale, au centre du « bracelet » de dix millions de kilomètres de circonférence formée par celle-ci, comme le moyeu – d’où le nom – d’une roue) de Masaq’ a commandé une nouvelle œuvre au Compositeur Ziller, fameux dissident Chelgrien égalitarien et négateur de caste, réfugié politique dans la Culture, ayant toujours refusé de retourner sur son monde natal. On remarquera, au passage, l’importance de la musique et plus généralement de l’art, qui traverse tout le cycle : la symphonie de Ziller dans ce tome, la Sonate qui donne son nom à l’ultime roman du cycle, la poésie dans L’Usage des armes, l’art pictural dans Les Enfers Virtuels. Sur ce plan, Banks se rapproche d’un auteur de SFFF très différent, Guy Gavriel Kay. Précisons aussi que si ce n’est pas la première fois que Banks met en scène une Orbitale (elles étaient impliquées dans Une Forme de guerre et L’Homme des jeux), jamais, jusque là, il n’en avait décrit les caractéristiques et la vie en leur sein avec de tels détails, et mentionnons aussi le fait que c’est la dernière fois, dans le cycle, où elles apparaissent de façon significative : Trames, Les Enfers Virtuels et La Sonate Hydrogène se déroulent tous dans des types de lieux différents (vaisseaux, planètes, autres mégastructures, etc.).
Ziller sera la clé justifiant la présence de Quilan sans éveiller les soupçons : officiellement, il a été envoyé par le gouvernement chelgrien pour convaincre ce célèbre artiste de revenir parmi les siens. Le récit, dans l’intrigue principale, mettra donc en scène Quilan, Huyler, Worosei (dans les flashbacks), le Central (Mental du Moyeu) de Masaq’, Ziller (et son côté bougon tout à fait réjouissant), ainsi qu’un drone culturien, Tersono, et un journaliste Homomdan (considéré comme une sorte d’ambassadeur informel), Kabe Ischloear (c’est la troisième fois que le cycle mentionne son espèce, apparentée aux Idirans mais plus avancée : la première fois, c’était dans le paratexte d’Une Forme de guerre, et la deuxième fois, cela concernait un vaisseau Homomdan cité parmi les membres de la Bande des temps intéressants dans Excession). La présence d’un représentant de cette espèce est d’ailleurs parfaitement logique dans le cadre d’une histoire commémorant une des pertes les plus coûteuses de la Guerre Idirane.
Parlons maintenant de l’intrigue secondaire, qui paraît d’ailleurs très longtemps déconnectée de la principale, avant que Banks ne les lie. N’allez pourtant pas croire qu’elle serait moins intéressante car outre un impressionnant exercice de worldbuilding, elle est aussi génératrice d’un formidable sense of wonder. L’environnement mis en jeu illustre la tendance de Banks a amplifier, de roman en roman, un concept évoqué dans certains des précédents, ici les Aérosphères et les créatures absolument gigantesques qui y vivent (d’ailleurs, un passage page 233 « annonce » la thématique du roman Les Enfers virtuels). D’abord mentionnées furtivement dans Excession (page 374 de l’édition grand format), elles seront développées ici, et une espèce susceptible d’y vivre aura un rôle pas si négligeable que ça dans le worldbuilding et l’intrigue de Trames. Les aérosphères sont des amas artificiels de gaz d’un volume colossal, celui d’une Naine Brune, en gros (une étoile avortée très largement plus grosse que Jupiter), dotées de sources de lumière et de chaleur tout aussi artificielles. Elles abritent une faune aérienne variée, dominée par les Béhémothaures Dirigeables, des créatures gigantesques capables de vivre de dizaines de millions d’années… au minimum. Leur surface ou leur intérieur abritant littéralement tout un écosystème d’êtres biofabriqués, apprivoisés, parasites, commensaux, et ainsi de suite. Un éthologiste de la Culture, Uagen Zlepe, qui étudie les Béhémothaures, fait une étrange découverte, dont il va essayer d’avertir la Culture. La question étant de savoir s’il y a réussi, et à temps, qui plus est. Bien que Banks ait lié les deux lignes narratives, on sent clairement que la secondaire est plus un exercice de worldbuilding qu’autre chose, mais comment l’en blâmer tant il se révèle réussi ?
Outre les thématiques développées, qu’elles soient politiques ou éthiques / morales (La Culture avait-elle le droit de tenter de rendre la société chelgrienne plus égalitaire ? Les chelgriens ont-ils le droit de vouloir se venger ? L’intransigeance des Chelgrien-Puen est-elle fondée ?), outre le worldbuilding de grande qualité, qu’il concerne l’Orbitale Masaq’ ou l’aérosphère, c’est le traitement de deux des personnages qui frappe le lecteur, ces deux ex-soldats fatigués de la vie, Quilan en premier lieu. Si la remémoration progressive de Quilan fait vaguement écho à celle de Zakalwe dans L’Usage des armes, la nature de la culpabilité qu’ils ressentent est très différente, celle du chelgrien étant celle du survivant face à la mort définitive de son épouse bien-aimée. Les scènes où Quilan revit certains sentiments comme s’il les ressentait pour la première fois, celles où Banks nous immerge de façon remarquable dans son amertume, sa mélancolie, sa tristesse, ses doutes, sont splendides. En cela, la fin de sa mission est une très grande réussite, sans doute une des plus poignantes du cycle avec celle de Trames. La révélation du sort de Zlepe offre un beau moment de sense of wonder, et la conclusion montre pour la première fois pourquoi l’adage « On ne déconne pas avec la Culture » est vraiment à prendre au sérieux, quand elle exerce son courroux en lâchant sur les commanditaires de l’attentat qu’elle peut localiser une arme de terreur qu’on n’imaginerait pas une société si bienveillante, altruiste et pacifique employer. En même temps, les Abominators et les missiles-couteaux ne donnent pas spécialement dans la finesse non plus ! On appréciera enfin la révélation (presque) finale inattendue, une pratique adoptée par Banks dans une bonne moitié des tomes du cycle.
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