Le Sorcier de Terremer – Le Guin / Fordham

Enfin une adaptation qui tient la route… globalement

J’ai reçu ce roman graphique dans le cadre d’un Service de presse fourni par Le Livre de poche. Merci à l’éditeur pour cet envoi.

Si vous êtes un vieux de la vieille de la Fantasy, ou un lecteur de longue date et assidu de ce blog, je ne crois pas avoir besoin de vous présenter ni Ursula Le Guin, ni la pièce maîtresse de la partie Fantasy de son œuvre, le cycle de Terremer. Si ce n’est pas le cas, sachez qu’il s’agit là, pour moi et pour de nombreuses autres personnes, à la fois d’une des autrices, sinon de l’autrice la plus importante de l’histoire des littératures de l’imaginaire (même si elle a plus exercé son art sur le versant SF que Fantasy de ce domaine), mais aussi d’une des lectures les plus fondamentales à effectuer pour qui veut se constituer une culture en Fantasy. Je place cette saga au même niveau que Le Seigneur des anneaux, pour ma part, c’est tout dire !

Une œuvre d’une telle aura fait en général l’objet d’une quelconque forme d’adaptation, que cette dernière s’exprime via un support audiovisuel ou sous forme de BD. Les deux premiers tomes du cycle ont été adaptés en 2004 en deux téléfilms de 90 minutes, mais le résultat, outre le fait qu’il ne casse pas trois pattes à un canard et n’est qu’assez vaguement inspiré par le matériau d’origine, a été désavoué par l’autrice, tout simplement du fait que l’écrasante majorité du casting ne correspondait pas à un point central de son univers : le fait que les peuplades de Terremer aient une peau « cuivrée », quelque part entre les indiens d’Amérique et les polynésiens (restait Kristin Kreuk en Tenar – pas un mauvais choix du tout, à mon sens -). Deux ans plus tard, une seconde adaptation, pourtant signée par le prestigieux Studio Ghibli, combinant, vaguement une fois encore, des éléments des quatre premiers livres du cycle, est également désavouée par Dame Ursula, cette fois parce qu’elle ne respecte pas le contenu moral et éthique des romans (un comble sachant que ceux-ci sont d’inspiration taoïste…). Autant dire, donc, que le projet d’adaptation en BD avait un lourd défi à relever. Mais son maître d’œuvre, Fred Fordham, n’en est pas à son coup d’essai, puisqu’il a déjà adapté d’autres classiques littéraires, comme Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.

Vous vous posez probablement la question de savoir si, cette fois, l’adaptation est donc un succès : la réponse est globalement oui, mais il y a tout de même quelques écueils qui peuvent venir tempérer l’enthousiasme initial. En tout cas, l’acheteur n’est pas volé, puisque l’ouvrage est soigné (couverture cartonnée, titre en relief, etc.) et pour ses 260 et quelque pages, il est proposé à un prix fort abordable, surtout compte tenu du statut de l’œuvre d’origine. Si vous êtes un amoureux transi du roman, comme votre serviteur (et néanmoins divinité), voilà une acquisition qui ne se discutera même pas une demi-seconde, si tant est que vos moyens financiers vous le permettent. Si vous n’avez pas (encore) eu la chance de découvrir ce classique, cette version roman graphique peut être une porte d’entrée intéressante, à condition d’accrocher au style de l’illustrateur et à un rendu assez particulier (voir plus loin). Et ce d’autant plus qu’on est, pour le coup, vraiment sur un roman graphique, puisque même si certaines planches ne comportent aucun dialogue, les autres se rattrapent relativement largement, et que toute l’essence, toutes les scènes clés du livre sont bel et bien présentes, et rendues avec succès dans l’écrasante majorité des cas.

Je ne vais pas m’étendre sur l’intrigue, soit vous avez déjà lu Terremer et vous la connaissez (sachez juste qu’elle est très fidèlement adaptée), soit, si tel n’est pas le cas, je préfère vous laisser le plaisir de la découverte (dans ce cas de figure, sachez juste que nous sommes sur un roman d’apprentissage – non, ne fuyez pas, c’est fait de façon exemplaire ! – concernant un apprenti-magicien, écrit bien avant Harry Potter et avec infiniment plus de profondeur, en fait avec une profondeur quasi-philosophique, très orientale).

Je vais plutôt me concentrer sur les deux points qui peuvent tempérer un jugement par ailleurs largement positif : le style / le rendu et le délicat sujet de l’ethnicité des personnages qui, comme on l’a vu, a torpillé, aux yeux de Le Guin, la première tentative d’adaptation. Il faut tout d’abord savoir que je n’avais encore jamais demandé de SP au Livre de Poche, alors que je reçois leurs offres en ce sens chaque mois. Bien entendu, BD (pardon, roman graphique) oblige, je suis allé voir à quoi ressemblait la VO avant d’en solliciter un. Je suis extrêmement sensible à l’aspect graphique des BD (et Comics, manga, etc.), et même le meilleur scénario, la meilleure écriture et les thématiques les plus intéressantes ne sauraient me permettre de passer outre un style d’illustration qui ne me conviendrait pas. J’ai, en cette matière, des goûts larges et éclectiques, mais le corollaire est aussi que je sais très précisément ce qui va « coincer » chez moi. Ce que j’ai vu sur Internet m’a rassuré : sans déclencher l’enthousiasme délirant que peuvent provoquer chez moi certains autres artistes (Olivier Ledroit, Wayne Reynolds, John Blanche, etc.), le style de Fred Fordham « passait ».

Le truc, c’est que quand j’ai reçu l’objet et que je me suis mis à le parcourir, je me suis fait la réflexion qu’il était à la fois meilleur (certaines planches – pages 128 à 130, notamment – sont d’une beauté et / ou d’un pouvoir évocateur / poétique saisissants) ET moins bon que ce que j’avais vu en ligne. Un nombre non négligeable de planches sont très sombres et / ou ont une sorte de côté… j’allais dire esquisse, mais c’est différent (et pire) en fait, une sorte de rendu difficilement explicable que je ne peux que qualifier de « délavé ». Globalement, le volet graphique va du potable au (très) bon, mais il faudra être capable de passer outre ces parties parfois à la limite du visible (tout ce qui se déroule dans la pénombre, par exemple). Je me suis même demandé s’il n’y avait pas un problème d’impression au rabais (pour tirer le prix vers le bas, par exemple) mais d’une part cela ne cadre pas avec le sérieux d’une maison comme le Livre de Poche, et d’autre part je suis fermement convaincu qu’il s’agit d’un choix artistique et pas d’un souci technique ou d’un choix mercatique. Sur le volet du papier, en revanche, je suis moins convaincu, et je me demande même si ceci n’explique pas cela, si c’est le papier choisi qui ne fait pas « baver » un peu le trait ou ne le rend pas sombre, à la limité de la lisibilité, parfois. En tenant compte de tout cela, je vous conseille donc vraiment de le feuilleter en version physique avant de vous décider à l’acheter.

L’autre point, outre le style et le rendu graphique, qui pourra poser problème à certains est le design choisi par les personnages. Comme le rappelle le fils d’Ursula Le Guin, qui signe la préface, sa mère les a conçus (à l’exception des Kargues) spécifiquement pour ne PAS être blancs et pour avoir la peau « cuivrée ». Ce qui me pose problème, personnellement, est que le jeune Ged (le protagoniste), celui d’avant l’invocation de l’Ombre, ainsi que la plupart des personnages (pas tous) ont nettement plus l’air… afro-américains qu’autre chose. Ce qui tranche tout de même assez nettement avec les descriptions en interview de l’autrice et l’image (entre l’amérindien et le polynésien) que je m’en étais faite. C’est un choix. Sans crier au scandale, je ne le trouve que moyennement satisfaisant, mais en tout cas, cela n’a pas constitué un facteur bloquant pour moi… même s’il pourrait en être autrement pour certains puristes. Signalons que le design du Ged post-invocation de l’Ombre est nettement plus satisfaisant, et que certains autres personnages (la fille de l’Enchanteresse de Gont, Jaspe, etc.) sont, eux, particulièrement réussis.

En fin de compte, si vous accrochez à la fois au style très personnel du dessinateur et au design des personnages, cette adaptation en roman graphique d’un des plus grands chefs-d’œuvre de la Fantasy a tout pour vous séduire, d’un grand respect du texte (très plaisant) et de l’esprit (globalement) de l’œuvre à des planches qui, pour certaines, sont d’une beauté / poésie / puissance évocatrice saisissante, en passant par un éditeur qui vous respecte en vous proposant une adaptation en un seul tome du roman (ça change de certains qui tirent non pas à la ligne, mais carrément aux tomes…) et un livre d’un certain standing pour un prix qui reste très contenu.

Envie de soutenir le blog ?

Vous êtes client d’Amazon et souhaitez soutenir le Culte d’Apophis ? Je vous invite à passer par un des liens affiliés suivants pour votre achat, cela ne vous coûtera rien de plus mais vous permettra de m’aider à acquérir plus de livres à vous conseiller de lire… ou de fuir !

Acheter en format papierKindle

Si vous lisez sur Kindle, vous pouvez également soutenir le blog en vous inscrivant pour un essai gratuit de l’abonnement Kindle, via ce lien, et si vous audiolisez, vous pouvez aider le Culte en essayant gratuitement Audible via ce lien.

Enfin, si vous n’êtes pas client d’Amazon, vous pouvez plus globalement soutenir mon travail en achetant mon livre paru chez Albin Michel Imaginaire sur une très grande variété de plates-formes, que ce soit en version physique ou numérique.

***

Retour à la page d’accueil

4 réflexions au sujet de « Le Sorcier de Terremer – Le Guin / Fordham »

  1. S’il existe une version numérique officielle, pas un truc shooté depuis une impression, cela pourrait lever le doute du style graphique. Je ne sais pas trop comment fonctionne la version numérique des romans graphiques…

    Et c’est toujours autant un plaisir de vous lire.

    J’aime

    1. J’ai peu de doutes sur le fait qu’il s’agisse d’un choix délibéré de la part de l’illustrateur. Mais lorsqu’on est habitué à des couleurs / un trait tranchants, ça donne une impression (= un sentiment) brouillonne, d’esquisse ou « délavée ». Après, quand ça fonctionne, ça fonctionne carrément.

      J’aime

  2. Je ne comprends pas pourquoi vous vous excusez de dire « bd » à la place de « roman graphique ». D’un point de vue purement sémantique, « bande dessinée » est plus cohérent que ce terrible « roman graphique » qui fait de certaines BD un sous-genre de littérature « sérieuse ». On ne dit pas que le cinéma est du « théatre filmé » pour les films d’auteur.

    J’aime

    1. Ah mais nous sommes en réalité sur la même longueur d’onde. Mais visiblement, l’ironie mordante de mon « pardon » vous a échappé. Sans compter que vous devez être un visiteur de passage. Si vous étiez un habitué, vous sauriez que ce n’est pas le genre de la maison de s’excuser pour quoi que ce soit.

      J’aime

Répondre à christophedr Annuler la réponse.