Olangar – Le Combat des ombres – Clément Bouhélier

Un point final remarquable, nuancé et d’une grande intensité dramatique, à la trilogie Olangar

À la fin d’Olangar – Une Cité en flammes, la cité éponyme tombait aux mains de ses soi-disant alliés, les Duchés, aidés par le Groendal, un parti politique xénophobe local. Le Combat des ombres, ultime volet de la trilogie Olangar, montre les horreurs de l’occupation et à quel point l’inévitable libération laissera un goût amer à des héros vieillissants et parfois au bout du rouleau, contraints à des compromis, voire des compromissions, qui auraient été inacceptables pour leurs versions plus jeunes et idéalistes. L’auteur n’a pas choisi la voie de la facilité pour son dispositif narratif , celui-ci étant le récit, fait des décennies après, des événements les plus marquants de cette année fatidique, rédigé par une personne dont l’identité ne se dévoilera que sur la fin. Ce récit fait des allers-retours dans le temps, utilisant à la fois quelques prolepses et de nombreuses analepses. Si l’ensemble se suit sans peine, il donne aussi le sentiment d’être parfois inutilement convoluté. Il est toutefois plutôt rythmé et traversé par une intensité dramatique souvent considérable. On signalera d’ailleurs que ce troisième tome est nettement plus noir que les précédents, et que sa fin est tout spécialement amère. Ce qui participe d’ailleurs à sa puissance.

Si Bans et barricades n’était pas dépourvu de manichéisme ou de naïveté politico-idéologique (peut-être un reflet, d’ailleurs, de l’idéalisme de certains de ses protagonistes), Bouhélier a proposé, dans les volumes suivants, un tableau de plus en plus nuancé, et si la description de l’occupation de la ville, très convenue (ghetto, camp de travail, rationnement, arrestations et exécutions sommaires, journalistes muselés, etc.) et sujet central de ce troisième volet (comme la lutte sociale était celui du premier et l’écologie / les méfaits du capitalisme débridé ceux du deuxième), ne fait pas l’impasse sur des stéréotypes quand sont décrites les exactions des nervis d’extrême droite du Groendal, elle s’accompagne surtout de nuances dans le camp d’en face. Qu’il s’agisse de la résistance intérieure, menée par les Nains et divisée sur la marche à suivre, ou d’éléments extérieurs comme Evyna et ses compagnons d’armes, le tableau brossé n’a, cette fois, pas grand-chose d’idéalisé et encore moins de manichéen. Car pour gagner, des exactions (notamment un massacre dans un manoir), des trahisons devront aussi être commises par le camp des justes, et ceux-ci devront nouer des alliances politiques et commerciales et parfois les cacher au peuple pour que celui-ci survive aux pénuries. Lucide, l’auteur conclut que le vrai et éternel vainqueur reste le capitalisme et les élites bourgeoises et nobiliaires.

Par sa puissance dramatique et sa clairvoyance dans la description de la façon dont un mouvement de Résistance devra parfois renier ses propres valeurs pour assurer une certaine forme de victoire, Le Combat des ombres est un remarquable point final à la trilogie Olangar, sans conteste une référence, désormais, en Fantasy industrielle et politique.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des chroniques suivantes : celle de Célinedanaë, celle du Nocher des livres, du Chien critique, de Boudicca, de Dionysos, de Dup,

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L’Empire des abysses – Adrien Tomas

Une fin de toute beauté pour le diptyque Vaisseau d’Arcane

L’Empire des abysses est la seconde partie du diptyque Vaisseau d’Arcane, après Les Hurleuses. Il est difficile de résumer les fondamentaux de ce deuxième roman sans gâcher au lecteur les retournements de situation de son prédécesseur, mais essayons tout de même (chose assez rare pour être signalée, l’auteur rappelle les événements précédents en introduction du livre, et ce sous la forme habile d’extraits de journaux) : aidée par la traîtrise d’un des personnages, une puissance étrangère a conquis le Grimmark. Seule une Rébellion, qui a enregistré quelques beaux succès mais aussi de sanglants revers, s’oppose à l’Occupant, ainsi qu’un port qui, en accueillant une escadre de la Flotte avant la capitulation, a pu préserver son indépendance. Simple bourgade de province, Skemma est ainsi devenue une épine dans le pied de la nouvelle administration, mobilisant la moitié de l’armée, ravitaillée en armes, nourriture et volontaires par la moitié du monde connu (une situation rappelant celle de l’Ukraine). Un an après les péripéties narrées dans Les Hurleuses, les protagonistes vont tenter de libérer leur pays, tout en empêchant le conquérant de s’emparer de ce qu’il est réellement venu chercher, ce qui aurait des conséquences désastreuses.

Adrien Tomas, comme de nombreux auteurs français, est ulcéré par la corruption gouvernementale, le contrôle policier, le capitalisme débridé, et il ressent le besoin de l’exprimer dans un livre. Ce qui le démarque de la plupart de ses camarades est qu’il est capable de nuance et de subtilité (l’antagoniste principal a certes fait beaucoup de mal, mais ses motivations étaient, à la base, tout ce qu’il a de nobles : diminuer les inégalités dans son pays, avoir un gouvernement moins corrompu, une énergie propre et abondante, etc.), de ne pas mettre toute une corporation dans le même sac, et peut-être surtout le fait qu’il n’oublie jamais qu’il écrit un roman et pas un manifeste politique. Il ne néglige, bien au contraire, ni l’intrigue, ni les personnages et encore moins le monde. Ce second volet confirme toutes les qualités du premier et les accentue encore, notamment en décrivant d’une façon remarquable l’origine de la magie. Le récit fait par l’Arcane qui donne son nom au cycle est magistral, générateur d’un véritable sense of wonder comme on n’en voit, d’habitude, que dans la meilleure… SF, celle des plus grands maîtres. On soulignera aussi la fascinante évolution, psychologique ou autre, de certains personnages, Sof en premier lieu. Le seul point qui pourra potentiellement gêner certains lecteurs sera le nombre très élevé de points de vue (une douzaine), surtout pour un roman d’à peine 300 pages.

L’Empire des abysses achève en beauté le splendide diptyque Vaisseau d’Arcane, prouvant une fois de plus qu’en matière de Fantasy Industrielle / Arcanepunk, les français n’ont de leçon à recevoir de personne.

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des chroniques suivantes : celle de Célinedanaë, celle des Fantasy d’Amanda

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Le Chant des géants – David Bry

Un très bon roman, une édition grand format d’une qualité exceptionnelle

En 1985, Denis Gerfaud publie le Jeu de rôle Rêve de dragon, dans lequel le monde est issu du songe des mythiques reptiles. En 2022, ce rôliste chevronné qu’est David Bry crée Oestant, une île qui, à quelques touches nordiques près, doit tout à la (Grande-) Bretagne du Haut Moyen Âge, et est issue des rêves de trois géants. Vu que certaines analogies sont transparentes (on retrouve un roi Arthus, un Lancelin, un Caradec, un Bohort, etc.), que le personnage de Morfessa évoque très fortement Merlin (prophéties, capacité à faire franchir à des armées des centaines de kilomètres en un temps surnaturellement court, comme l’a fait l’Enchanteur avec celle se rendant à Bedegraine), et qu’il y a plus que de vagues analogies avec l’histoire de Tristan et Iseut (particulièrement la version écrite en 1226 par le Frère Robert, comprenant elle-même des éléments de mythologie scandinave en plus de celle des Celtes), il serait tentant de ne voir dans Le Chant des Géants qu’un roman inspiré par la Matière de Bretagne. Ce serait toutefois négliger le fait que l’Iliade est une grille de lecture au moins aussi valable (Sile équivalant alors à Hélène, Bran à Pâris et Ianto à Ménélas), d’autant plus que le récit a la dimension d’une épopée, à la puissante dramaturgie digne d’une tragédie grecque, jusqu’à l’utilisation habile, sur la fin, de la péripétie, ou « twist » comme on le dit aujourd’hui.

À ces inspirations ou ces convergences issues de la littérature classique, il faut en ajouter d’autres venant de la Fantasy moderne : le récit est fait par un mystérieux conteur dans une auberge, ainsi que par un flûtiste sur une colline, et leurs interventions forment le fil rouge du roman, le rapprochant du Nom du vent de Patrick Rothfuss ; l’atmosphère est certes dramatique et épique, mais elle a aussi une puissante dimension mélancolique, voire onirique, rappelant l’Ursula Le Guin de Terremer, référence revendiquée par Bry, tout comme Marion Zimmer Bradley, dont le cycle d’ Avalon a peut-être inspiré ses très beaux personnages féminins ; l’économie de mots de Le Guin, et sa capacité à créer, malgré tout, une puissante atmosphère, se retrouvent aussi chez David Gemmell, et l’écriture ciselée de Bry, où le gras est quasiment absent des os, tout comme la dimension guerrière et l’empathie ressentie pour des protagonistes très humains, semble venir tout droit de chez le britannique (le côté nerveux en moins).

Avec de telles inspirations et le talent de Bry, on est bien proche du chef-d’œuvre, même si quelques éléments peuvent tempérer l’enthousiasme : cette histoire de deux princes se disputant une femme et le pouvoir, l’un par amour et sens de l’Honneur, l’autre rongé par un complexe d’infériorité et des passions (comme on disait dans le Jeu de rôle Pendragon) dévorantes, est tout de même bien (trop) classique ; l’immersion dans les sentiments de Bran en fait certes un personnage attachant et de ce roman une lecture vivante, prenante, mais son histoire d’amour (proche de celle de Tristan, donc ne relevant pas du fin’amor) est parfois horripilante quand il s’interdit d’y céder, et un poil guimauve quand il finit par le faire, sans compter sa foi mal placée en son frère ; l’auteur adopte pour certaines scènes un staccato de phrases courtes avec retour à la ligne à la James Ellroy (écrivain avec lequel il a aussi en commun la thématique de la rédemption) en rupture avec le reste du style du livre, qui oblige à une gymnastique mentale d’autant plus agaçante que la description des combats est assez répétitive ; certains lecteurs seront frustrés par la place modeste (bien que capitale) prise par les Géants ; la fin, si elle est très réussie, tranche tout de même avec la couleur émotionnelle générale du texte ; enfin, Bry ne se renouvelle guère, ce nouvel opus étant tout de même bien proche de certains des précédents.

Mais en fin de compte, Le Chant des Géants est indubitablement un très bon roman, surtout pour qui aime ses sources d’inspiration, et d’autant plus recommandable que le contenu est sublimé par une édition grand format d’une qualité exceptionnelle pour son prix assez modeste (signalons aussi que la version poche est sortie il y a quelques semaines).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Célinedanaë, celle de Boudicca, de Tachan, de Ma Lecturothèque, des Fantasy d’Amanda, de Yuyine, de Zoé prend la plume, de Fourbis et Têtologie, de l’Ours Inculte,

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Les Menhirs de glace – Kim Stanley Robinson

Un roman fort pertinent et intéressant, malgré ses presque quarante ans d’âge

Une version modifiée de cette critique est sortie dans le numéro 106 de Bifrost (si vous ne connaissez pas ce périodique : clic). Vous pouvez retrouver toutes mes recensions publiées dans le magazine sous ce tag.

Deuxième livre publié par Kim Stanley Robinson (KSR), Les Menhirs de glace est en fait un fix-up composé de deux novella antérieures, To leave a mark (qui correspond à la première de ses trois parties) publiée en 1982 dans The magazine of Fantasy & Science Fiction, et On the North Pole of Pluto (qui forme la troisième partie), sortie en 1980 dans l’anthologie Orbit 18, seule la section centrale étant inédite. On peut remarquer que cette œuvre précoce de KSR préfigure nettement certains des joyaux de sa bibliographie : la partie centrale ressemble beaucoup à ce qui sera bien plus développé dans la « Trilogie martienne » dix ans plus tard, tandis que la première s’interroge sur les équilibres chimiques et écologiques que devra atteindre un vaisseau interstellaire pour réussir son voyage, thématique qui sera abordée avec d’amples détails dans Aurora, trente ans après Les Menhirs de glace.

KSR part du principe que l’Homme a développé un traitement lui permettant de vivre mille ans (une thématique que l’on retrouve dans la « Trilogie Martienne »), mais que le cerveau ne suit pas : ne sont accessibles que les souvenirs correspondant à l’espérance de vie naturelle, ceux du dernier siècle, en gros. Les autres sont soit effacés, soit enfouis, et ne ressurgissent qu’occasionnellement et involontairement. Les gens rédigent donc des autobiographies, s’adressant à leur « Moi » futur qui a en fait tout d’une autre personne. L’ouvrage nous présente trois de ces récits : le premier concerne Emma Weil, spécialiste en systèmes de support de vie, à qui deux anciens amis demandent son aide pour les aider à rendre leur astronef interstellaire (le premier de son genre) secret viable. Réticente, elle finit par les aider puis rentre sur Mars, où une Révolution éclate contre les Corporations et l’état policier inféodé à la Terre qui les chapeaute. Avant son départ de la nef interstellaire, elle aperçoit les plans d’une structure circulaire. Étrangement, bien qu’écrite après la troisième partie, cette ouverture a un style bien moins abouti.

Le deuxième récit, trois siècles plus tard, met en scène Hjalmar Nederland, archéologue martien qui vient enfin d’obtenir l’autorisation gouvernementale de fouiller les sites des villes rasées pendant la Sédition. Sauf que ses découvertes contredisent le narratif officiel selon lequel ces cités auraient été détruites par les rebelles. Lors de ses fouilles, il exhume le journal d’Emma, et quand un cercle de « menhirs » de glace, surnommé Icehenge, est découvert au pôle nord de Pluton, il fait le lien avec la structure circulaire mentionnée dans l’autobiographie. Cette partie présente de nombreux points communs avec la « Trilogie Martienne », à tel point qu’on peut presque la considérer comme un brouillon du cycle.

Le troisième récit est celui d’Edmond Doya, arrière-petit-fils de Hjalmar, qui remet en cause non seulement certaines des découvertes et théories de son ancêtre, mais qui jette aussi le doute sur le caractère fiable des narrateurs ou des événements relatés dans les deux parties précédentes, pensant qu’il s’agit en fait d’une mystification. Tout comme le récit de Hjalmar, celui d’Edmond s’interroge sur la manipulation et la réécriture de l’Histoire, que ce soit par des gouvernements ou de riches individus, et sur notre tendance à ne voir que les « faits » que nous désirons voir.

En cette époque d’infox et de narratif plaqué artificiellement sur la réalité objective, Les Menhirs de glace reste un roman fort pertinent et intéressant, malgré ses presque quarante ans d’âge.

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