Noon du soleil noir – L.L. Kloetzer

Un roman de Leiber Leiber Kloetzer

Noon du soleil noir est le nouveau (et troisième) roman de L.L. Kloetzer qui, comme on le sait, n’est que le pseudonyme commun des époux Laurent et Laure Kloetzer (un peu comme le « James S.A. Corey » auteur de The Expanse n’est qu’un nom de plume pour deux écrivains différents). Et l’attente a été longue pour ses fans, puisque la précédente œuvre de l’artiste bicéphale, Anamnèse de Lady Star, datait d’il y a déjà neuf ans, même si de son côté, le seul Laurent a été plus productif, y compris chez le Bélial’, qui avait déjà publié son Issa Elohim dans la collection Une heure-lumière en 2018. Les plus éveillés d’entre vous remarqueront que 1/ c’est le premier roman de Fantasy de L.L. Kloetzer, 2/ c’est par contre un retour à ce genre pour le seul Laurent, et que 3/ Olivier Girard est tout de même un fin renard de publier de la Fantasy (ce qui est très inhabituel pour sa maison d’édition) au moment où « tout le monde » fait surtout de la SF, qui est plus dans l’air du temps.

Je me suis, jusque là, tenu à l’écart de la prose SF des Kloetzer, que ce soit Issa Elohim ou les deux romans rédigés en commun, car je n’étais pas convaincu qu’ils étaient susceptibles de me séduire. Seulement voilà, quand le Bélial’ a commencé à communiquer sur Noon, il a mis en exergue le fait qu’il s’agissait d’un hommage au cycle des épées de Fritz Leiber, une œuvre pour laquelle j’ai une tendresse toute particulière. Un hommage assumé, ce qui est finalement devenu rare : je pourrais citer plusieurs ouvrages de SF, rédigés dans la langue de Molière ou traduits, qui tirent significativement leur substance d’un autre auteur, mais qui, pourtant, ne citent jamais l’influence de l’inspirateur, semblant, au contraire, parier sur la méconnaissance des classiques d’une grande part du lectorat actuel pour lui vendre de pales ersatz des originaux. Rien de tel ici, ce qui est clairement à mettre au crédit du Bélial’ et des deux co-auteurs.

Quand, comme moi, vous êtes cité sur la quatrième de couverture de la seule intégrale (intégrale complète, hein, pas le machin partiel paru chez Bragelonne -oui, l’intégrale-pas-intégrale, c’est un concept…) existant en français (celle parue au Livre de Poche) de cette saga fondamentale en Fantasy, lire un roman qui s’en réclame est pratiquement une obligation « professionnelle ». J’avais toutefois des doutes sur la capacité de l’écriture des co-auteurs à me convenir, doutes levés quand l’éditeur a eu la bonne idée de mettre en ligne un extrait gratuit de ladite prose. De fait, elle est élégante sans être pompeuse, fort rythmée, musicale, fluide et agréable. J’ai d’ailleurs dévoré ce (petit) roman à une vitesse devenue rarissime chez moi, signe certain de sa qualité. Tout comme le fait que je lui attribue la distinction enviée (si, si) de (roman) Culte d’Apophis !

On signalera également que l’ouvrage est richement illustré par Nicolas Fructus, qui signe aussi la couverture. Outre le fait que les dessins intérieurs vont du « correct » au « magnifique » (les paysages, le jardin médicinal, etc. ; certains constitueraient presque à eux seuls un motif d’achat, même en ne tenant pas du tout compte du texte), ils permettent de visualiser plus clairement l’action ou ses protagonistes, et contribuent à renforcer la puissante atmosphère déjà tissée par la prose des Kloetzer.

Je ressors de cette lecture d’autant plus satisfait que ce livre m’a réservé bien des surprises, à commencer par le fait que s’il est marqué du sceau de Fritz Leiber, ce n’est pas la seule influence qui a servi à le forger, la seule fée inspiratrice à s’être penchée sur son berceau. Et à vrai dire, l’une d’elles est aussi présente que celle du père du cycle des épées… voire presque plus sur certains points capitaux de l’intrigue et de la construction du monde. Je ne saurais trop recommander la lecture de Noon du soleil noir aux amateurs de Fantasy « à l’ancienne », Sword & Sorcery et Heroic Fantasy, qu’ils aiment le travail des Kloetzer ou pas. Et comme il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, je compte bien revenir, un jour ou l’autre, sur le reste de leur bibliographie, commune ou celle du seul Laurent (et ce d’autant plus que j’ai Issa Elohim en stock, récupéré sous forme électronique lors du Confinement, il me semble).

Inspirations

Comme nous l’avons vu, celle qui est mise en avant est le cycle des épées de Fritz Leiber, œuvre importante et précoce 1/ de la Sword & Sorcery, 2/ de la Fantasy citadine (celle qui se passe dans une grande ville par opposition aux grands espaces ou aux « donjons » ; à ne pas confondre avec l’Urban Fantasy, qui désigne tout autre chose) et surtout 3/ de la Fantasy de crapules (et je ne parle pas de son influence déterminante sur le Jeu de rôle, notamment Donjons & Dragons). Même si, dans ce dernier domaine, pour les plus jeunes générations de lectrices et de lecteurs de Fantasy, la référence est désormais le cycle des Salauds Gentilshommes de Scott Lynch (dont on vient d’ailleurs d’apprendre que son état de santé s’améliorant du fait d’un nouveau traitement, il s’est remis à écrire et a proposé des novellas à ses éditeurs), il ne faut pas s’y tromper, la saga de Leiber est et reste fondamentale en matière de voleurs urbains dans un monde secondaire.

Même si l’éditeur et les auteurs n’avaient pas mis cette inspiration en avant, elle est visible, pour le connaisseur, littéralement PARTOUT dans le texte : si la ville où se déroule l’écrasante majorité de l’intrigue n’est jamais nommée, elle reprend le surnom (la Cité de la Toge Noire) de la Lankhmar de Leiber, elle est située elle aussi à l’embouchure d’un fleuve, près d’une mer intérieure et d’un pays comprenant huit cités (ici renommé avec intelligence et finesse « Octopole »), les quartiers de l’une sont fortement évocateurs de ceux de l’autre, les rats jouent un rôle non-négligeable dans l’intrigue, les fameux Mingols (et je dis bien : Mingols) sont mentionnés très tôt dans le texte, et j’en passe.

Toutefois, il est aussi visible que d’autres influences ont participé à la mise en place de cet univers : si le monde de Nehwon où se trouve la Lankhmar de Leiber est imaginaire, en revanche de nombreux termes et éléments du texte des Kloetzer ramènent indiscutablement à notre bonne vieille Terre antique : la Cité sans nom de Noon est bâtie sur / autour de sept collines et est une ancienne capitale impériale (comme Rome), il est fait mention de villes comme Sidon ou Kadesh, et j’en passe. Cette fusion Fantasy où la sorcellerie existe bel et bien + éléments du monde réel, y compris d’une très haute antiquité / préhistoire fantasmée, rappelle, là aussi, l’Heroic Fantasy à l’ancienne, que ce soit l’âge Hyborien de Robert E. Howard ou l’Afrique de dix millénaires avant le Christ de Philip José Farmer.

Et d’ailleurs, puisqu’on parle de Howard, parmi les écrivains de Fantasy, son influence est, à mon sens, presque aussi importante que celle de Leiber dans la construction de l’univers de Noon, et encore plus grande en ce qui concerne son intrigue. Là aussi, le connaisseur va relever de nombreux éléments caractéristiques de l’âge Hyborien (voire de l’âge Thurien de Kull), comme les mentions de la Stygie, de l’Hyperborée, l’appel à la déesse Ishtar (même si pour le coup, on peut se demander si ce n’est pas celui à sa bien réelle contrepartie Historique) ou à un dieu Sêt, évidemment ophidien. On remarquera d’ailleurs que c’est le troisième ouvrage publié par le Bélial’ en à peine quelques mois qui met autant à l’honneur, dans son titre ou ses histoires, mes chers serpents. C’est à croire que les camarades Perchoc et Girard se sont vraiment convertis à l’Apophisme ! Indicible !

Ah et puis tiens, puisque j’en suis à parler d’indicible, là aussi, l’œil averti captera quelques clins d’œil Lovecraftiens (ce qui n’est guère étonnant vu une partie des éléments Howardiens repris par Lovecraft ou ses disciples, et vu que de toute façon, le cycle des épées lui-même avait sa part de Lovecrafteries), par exemple celui, très probable, au Tsathoggua de Clark Ashton Smith lorsque est mentionné le dieu-crapaud des peuplades des marais.

(Au passage, si un des deux Kloetzer passe par là ou qu’un des Béliaux est en mesure de répondre : le nom de Rinaldo est-il un hommage au prince d’Ambre du même nom chez Zelazny ?)

Il me faut toutefois préciser un point qui me paraît très important : si le monde et les deux protagonistes sont clairement inspirés par Leiber, on se gardera bien de faire de Yors un simple avatar de Fafhrd et de Noon celui du Souricier gris (bien que l’épisode avec les rats soit tout de même un fort clin d’œil). Les deux héros des Kloetzer sont distincts sur de nombreux points des antihéros de leur glorieux devancier, ont leurs propres particularités et intérêt, et ne sont en rien des copies déguisées de ceux de Leiber. Et surtout, ils n’en sont pas moins attachants, bien au contraire ! Ceux qui, comme moi, apprécieront grandement Noon seront d’ailleurs ravis d’apprendre qu’un autre texte les mettant en scène (La première ou dernière) est d’ores et déjà prévu ! Précisons toutefois que même s’ils ne sont pas dépourvus de zones d’ombre, Yors et Noon sont tout de même plus « vertueux », si j’ose dire, que Fafhrd et le Souricier, surtout dans les premiers tomes du cycle des épées.

Base de l’intrigue et protagonistes *

* Black Hole Sun, Soundgarden, 1994.

Yors est un ancien soldat, mercenaire et garde de caravane, vieillissant et boiteux, revenu vers la Cité qui l’a vu naître. C’est lui qui nous fait le récit des événements qui sont le sujet du roman. Désargenté, il se tient à l’entrée de la ville et se met au service de Noon, un jeune homme ayant l’apparence d’un noble, une bourse bien pleine et la volonté de se faire sa place parmi les sorciers locaux. Dont il déclare très vite qu’ils ne sont guère plus que des charlatans, pour l’écrasante majorité, et tient boutique au-dessus d’une maison de passe. Même s’il décourage les clients plus qu’il ne cherche à les plumer (au grand désespoir de Yors) et oublie souvent de se faire payer. C’est alors qu’une jeune femme, Valentina (qu’on espère bien revoir dans le second texte  😉 ), va attirer l’attention de Noon sur un mystérieux médaillon, qui a également une grande importance pour le neveu d’un puissant personnage de l’Octopole, justement en route vers Lankh… vers la Cité. Le destin de tous ces personnages va se mêler et dévoiler un pan ténébreux de l’histoire de cette dernière !

Cette intrigue est absolument passionnante à suivre, même pour le connaisseur qui a lu ses classiques et voit donc (ou croit voir, les dernières phrases restant aussi surprenantes que magistrales) où les auteurs veulent en venir. C’est très rythmé, on lit sans saturer, on y revient avec impatience et plaisir. J’ajoute que les nombreuses illustrations de Nicolas Fructus sont un très gros plus, aussi bien en matière de construction de l’ambiance que pour mieux visualiser les personnages et les environnements. Même si ça tire le prix des ouvrages vers le haut, les romans de SFFF illustrés sont clairement quelque chose que j’aimerais voir se développer (ce qui n’a finalement rien d’étonnant quand on sait que mes premiers contacts avec l’imaginaire ont été les comics et les Livres dont vous êtes le héros, où l’élément visuel a au moins autant d’importance que l’écrit). 

Mon avis *

* Snake bite love, Motörhead, 1998.

J’ai déjà mentionné la qualité de la construction du monde, qui mêle habilement plusieurs références, réelles ou imaginaires, en un tout cohérent, tout en réussissant à garder sa propre identité distincte de celles des inspirateurs, ce qui, quand on y songe, n’avait, dans ces conditions, rien d’évident ni de facile. Rien à redire sur le rythme et l’intrigue, à ceci près que certains éléments restent (pour l’instant ?) dans l’ombre, comme ces sortilèges qui courent sous la ville ou la mystérieuse créature noire du plafond (et son lien éventuel avec un personnage en apparence insignifiant). Pas de quoi gâcher l’excellente impression d’ensemble, mais de quoi avoir un poil de regret que ces éléments n’aient pas été plus développés ou expliqués (tout comme le fait que si on en sait pas mal sur le passé de Yors, celui de Noon reste BEAUCOUP plus mystérieux), et l’espoir qu’ils le soient à l’avenir (et que les Kloetzer bâtissent un véritable « cycle des épées » bien à eux). Un regret aussi que le roman soit finalement assez bref, même si les remerciements nous apprennent qu’il le fut à l’origine encore plus et que de toute façon, c’est tout à fait dans l’esprit de ceux des inspirateurs et de la Fantasy à l’ancienne, qui trouvait déjà des livres de 350 pages boursouflés. Alors les monstres de 500 – 1200 pages d’aujourd’hui…

Ces maigres réserves, ces vagues regrets ou ces pédants pinaillages (oui, je m’auto-dénigre, car vu la nullité de mes détracteurs, de toute façon, je suis bien obligé de faire le boulot moi-même si je veux qu’il le soit avec un minimum de qualité) mis à part, ne nous y trompons pas, Noon du soleil noir est une réussite totale, marquant le retour tonitruant de Laurent Kloetzer à la Fantasy et la première incursion de l’écrivain à quatre mains qu’il forme avec sa compagne dans ce genre littéraire. À la fois hommage respectueux principalement à Fritz Leiber, mais également à Robert E. Howard ou d’autres, mais aussi œuvre originale comportant des éléments qui n’appartiennent qu’à elle et aux Kloetzer, texte vigoureusement rythmé, à l’intrigue passionnante et aux personnages hautement attachants, Noon saura séduire aussi bien le vétéran / connaisseur à la recherche de sa madeleine de Proust du bon vieux temps de l’Heroic Fantasy / Sword & Sorcery à l’ancienne que le néophyte, qui ne captera pas les hommages mais se délectera tout de même de ce petit roman fort sympathique, qui plus est magnifiquement illustré par Nicolas Fructus.

Ah, et puis si, tiens, il y a tout de même un vrai défaut majeur : l’absence scandaleuse d’Issek de la Cruche (les initiés comprendront  😀 ).

Pour aller plus loin

Si vous souhaitez avoir un deuxième avis sur ce roman, je vous recommande la lecture des critiques suivantes : celle de Gromovar, celle de la Yozone, de René-Marc Dolhen sur NooSFere, de FeydRautha, de Dionysos sur le Bibliocosme, de Xapur, d’Ombre Bones, de Sometimes a book, de Célinedanaë,

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19 réflexions sur “Noon du soleil noir – L.L. Kloetzer

  1. J’attendais les premiers avis pour l’acheter, le tien me suffit !
    (Pour la petite histoire, j’avais créé le challenge estival S4F3, réservé à ceux de moins de 350 pages, notamment en réaction à l’inflation des pages dans les romans actuels 😂)

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    • Ah mais connaissant ton attrait pour le cycle des épées, pour moi il n’y a aucune chance pour que tu sois déçu, clairement.

      C’est pour ça que j’aime les UHL et les romans assez courts plus généralement : les gros pavés, je n’y arrive plus, à moins vraiment que ce soit passionnant de la première à la dernière ligne. C’est pour ça que j’ai pour l’instant mis en pause (après le tome 3) ma lecture du Livre des Martyrs, parce que passer presque deux semaines sur un seul bouquin n’est clairement pas dans mes envies du moment.

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  2. Dans le genre, Le royaume blessé, signé Laurent tout seul, était aussi un bel hommage à RE Howard. Avec une construction intéressante quasiment sous forme de fix up. C’est plus touffu par contre, dans les 500 p si je me souviens bien.

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    • Tiens, ça me fait penser que j’ai complètement oublié de citer, dans le registre « hommage à Fritz Leiber », Des sorciers et des hommes de Thomas Geha / Xavier Dollo.

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  3. Merci pour cette critique, ça donne envie !
    Ce sens de la punchline 😄 « Noon du soleil noir est une réussite totale, marquant le retour tonitruant de Laurent Kloetzer à la Fantasy» : je sens d’ici l’encre de l’imprimeur pour le bandeau rouge du Bélial’ 🤣

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    • Il y a déjà un bandeau rouge, où il est simplement indiqué (en très gros) « L.L. Kloetzer ». Ce qui, à mon sens, est plus que suffisant pour convaincre pas mal de monde d’acquérir, comme je l’ai fait, ce roman.

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  4. Ping : Noon du soleil noir – L.L. Kloetzer – L'épaule d'Orion

  5. Terminé il y a peu et j’ai adoré. N’ayant presque aucun bagages en fantasy je ne me risquerai pas à faire des comparaisons. En revanche, à sa lecture je me suis revu ado/jeune adulte jouant mes personnages à Donjons et Dragons ! Le style est particulièrement fluide et les personnages très attachants. Nul besoin que soit annoncée une suite tellement elle semble implicite au regard des questions en suspens et des points à développer. Enfin, la couv’ est à tomber.
    Ce n’est pas la première fois que je lis sur le forum du Bélial’ des demandes de tirage de leurs couvertures, tu sais s’ils y réfléchissent ? A l’unité ou sous forme d’artbook.

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    • Je ne sais pas. Je pense qu’un artbook serait préférable (de quoi renforcer la collection Wotan), et que les artistes préfèreraient vendre des tirages à l’unité des illustrations eux-mêmes.
      Concernant l’aspect JdR, justement les auteurs font jouer une partie dans cet univers à l’illustrateur et à Erwann Perchoc du Bélial’ ce soir. Ce sera retransmis sur la chaine Youtube de l’éditeur à partir de 18h30 😉

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  6. Ping : Noon du soleil noir – L.L. Kloetzer – Les Lectures de Xapur

  7. Ping : Noon du soleil noir – L. L. Kloetzer | OmbreBones

  8. Ping : Noon du Soleil noir – Le Bibliocosme

  9. Ping : [Chronique] Noon du soleil noir, de L. L. Kloetzer – Sometimes a book

  10. Ping : Noon, Du soleil noir – L. L. Kloetzer – Au pays des cave trolls

  11. Ping : Noon, tome 1 : Du Soleil noir – Le Bibliocosme

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